Les soulèvements révolutionnaires qui ont secoué le monde arabe ont incontestablement mis en lumière une “nouvelle” scène alternative et populaire pleine de ressources. Le discours mobilisé par les promoteurs, journalistes et politiques culturelles, suppose-t-il qu’avant ces événements aucune scène underground n’était vraiment établie ? Le débat est ouvert, mais autorisons-nous de requestionner ce constat postrévolutionnaire tout en gardant à l’esprit le positif qu’il a généré : l’engouement et la curiosité de nos regards portés aujourd’hui sur cette scène et ses acteurs. Des éléments de réponses sont à chercher directement auprès d’acteurs et pionniers de la scène électronique nord-africaine.

Skander Besbes œuvre depuis plus de vingt ans à dynamiser une autre expression musicale en Tunisie, il fait donc partie de ces acteurs incontournables du paysage alternatif maghrébin. Il s’exprime à travers ses projets electronica, techno et IDM sous les alias SKNDR, Feldsparks ou encore Darkens. Après avoir fait résidence à Berlin, son retour dans sa terre natale armé de sa musique, n’en prend que plus de sens.

– Les récents attentats survenus avenue Mohammed V à Tunis, nous confirme que nous vivons des heures où l’obscurantisme peut frapper à tout moment et n’importe où. Dans ce contexte particulier, quel regard rétrospectif portes-tu aujourd’hui sur l’impact de la “révolution de Jasmin” sur la scène underground tunisienne, et plus largement sur la scène alternative du monde arabe ?

Ce qui se passe aujourd’hui confirme qu’il est important, plus que jamais, d’occuper le terrain de la culture en Tunisie. Au-delà du drame, il est important que les populations des rives nord & sud de la Méditerranée réalisent qu’elles sont confrontées à des challenges communs, qu’elles sont plus proches qu’elles ne l’imaginent, et qu’elles sont liées dans la construction de leur avenir.

En Tunisie, ce qui a changé depuis 5 ans c’est l’émergence de promoteurs qui travaillent à développer l’événementiel musical et l’implication d’acteurs venus de l’étranger. Jusqu’alors, il n’existait pas vraiment de structures, tout était plutôt underground. Il n’y avait pas de labels, pas de vrais clubs à l’année et pas de programmation internationale, sauf en été. En fait, les DJs et musiciens organisaient leurs soirées épisodiquement en collectifs. Il y a dans le lot beaucoup d’opportunistes et évidemment des escrocs, mais il y a toute une nouvelle génération assez ambitieuse qui pose les bases d’une dynamique inédite dans le pays, et je suis régulièrement étonné de voir  à quelle vitesse les choses évoluent. Ceci étant dit, ce développement a eu pour effet la disparition de cette petite scène underground. On est passé d’un extrême à l’autre, et je trouve que l’offre est très aseptisée. J’ose espérer que dans les années à venir, et une fois que les promoteurs méritants se seront construit une réputation solide, ils s’en serviront pour réunir les gens autour de line-up plus éclectiques.

L’autre aspect c’est la production. Il y a toujours assez peu de labels en Tunisie et la plupart d’entre eux sont plutôt tournés vers l’étranger. Les Tunisiens sortent beaucoup, mais peu d’entre eux écoutent du son de chez eux. Je pense que la situation est assez différente en Égypte où l’activité événementielle est moins développée, mais où les gens écoutent beaucoup de musiques locales, que ce soit du Hip hop ou de la musique  électronique. Cependant, je ne pense pas qu’on puisse dire que les événements de 2011-2012 aient vraiment eu d’effet sur les scènes du monde arabe. Ce qui s’est passé c’est que ça a provoqué une curiosité de la part des médias du monde entier qui se sont enfin intéressés à ce qui s’y passait et ont traité leurs découvertes comme des nouveautés. La vérité c’est que ça fait plus de dix ans que les scènes de musiques actuelles se structurent comme elles le peuvent.

–  Peux-tu nous parler un peu plus de ton parcours, de ton rapport à la musique électronique ?

Quand j’étais gamin, j’écoutais les vinyles de mes parents, les Beatles, Emerson Lake & Palmer, Cat Stevens… Mais je pense que ce qui a été déterminant quant à mon approche c’est le live à Pompéi de Pink Floyd et le Made in Japan de Deep Purple. C’est par le rock que je suis arrivé aux musiques électroniques et à la techno.

Adolescent, je consommais beaucoup de musique, j’étais plutôt un rocker avec les cheveux longs, mais la techno et la drum’n’bass m’ont interpellé, dans un contexte de civilisation qui évoluait presque en résonance à tous ces sons. J’ai grandi dans une Tunisie socialiste, un peu comme l’était l’Allemagne de l’Est à la même époque, il n’y avait pas de produits de marque, tout était issu de la production de l’état, et pas de magasins de musique à part des vendeurs de cassettes audio pirates. La musique m’apparaissait comme une source inépuisable de découverte, de nouveautés. N’importe quel vinyle ou n’importe quelle nouvelle cassette à mettre dans mon baladeur m’apportait un plaisir inouï parce qu’à côté de ça, à Tunis, on était un peu coupés du monde et on s’emmerdait pas mal, jusqu’à mes 10 ans on avait juste la télévision italienne qu’on captait par voie hertzienne, et on se refilait des cassettes audio et VHS qu’on repiquait entre nous. C’était avant qu’internet débarque, puis les téléphones portables, les ordinateurs domestiques, la télévision par satellite…

D’ailleurs, je viens de racheter le vinyle d’Urban Acid, une compilation d’acid house sortie en 1988, que j’avais acheté en cassette pirate à Tunis en 1989 parce que la pochette était sympa. Quand mon père m’emmenait chez le vendeur de cassettes, je choisissais en fonction des pochettes, et après j’apprenais à aimer ou pas.

– L’année 2014-2015 a été chargée, avec entre autres la Bulle à l’Institut du Monde arabe, les soirées Arabstazy et ton rendez-vous annuel au e-Fest à Tunis. Nous avons eu l’occasion d’être présents à ces événements, le constat,  c’est qu’il est difficile d’étiqueter un genre bien spécifique à tes productions et tes lives. Quels ont été tes ressentis sur ces événements ?

Mon process pour faire de la musique est complètement aléatoire, je n’ai pas de formule, je change de configuration tout le temps, et c’est vrai que du fait que j’ai grandi en Tunisie, j’ai eu le luxe de me construire sans influences immédiates, sans contexte de scène. C’est peut-être de là que provient la spontanéité de mes morceaux, qui vont un peu dans tous les sens, que j’ai du mal à réunir entre eux et c’est donc pour ça que j’ai finalement publié assez peu de tracks. La plupart de mes morceaux je les joue deux ou trois fois en live avant de les comprendre vraiment. Cette année je me suis résolu à utiliser plusieurs alias pour mes releases, histoire de me sentir libre de partager des choses sur un coup de tête. J’écoute beaucoup de choses très différentes, je fréquente des gens très différents, j’aime que mes journées ne se ressemblent pas.

La Bulle à l’IMA ou au E-FEST à Tunis, ça m’a fait un peu le même effet, c’est vrai qu’à l’IMA cet éclectisme était un petit peu perceptible, mais il m’arrive d’être vraiment plus extrême que ça. En 2005 en Tunisie, avec mon groupe de l’époque, SkinLikeCream, on s’était amusés à monter sur scène avec un laptop et des guitares acoustiques, et on passait brusquement de la folk dépressive à la techno, en passant par des plans post-rock. Aujourd’hui, j’ai tendance à éviter d’être trop brusque.

En tout cas, j’étais plutôt content, j’ai passé un bon moment. Pour le live de la Bulle à l’IMA, j’avais amené un maximum d’instruments, je voulais improviser autant que possible, provoquer le moment, un peu comme quand je suis chez moi et que j’essaye des choses, notamment avec le SH101, synthétiseur qu’Arnaud Rebotini m’a conseillé d’acheter il y a quelques années quand il était venu à Tunis. C’est l’artiste dont l’approche du live constitue pour moi une sorte d’idéal éthique auquel je me réfère.

À l’Arabstazy, j’étais au coeur de ma zone de confort, entouré d’amis et de gens que j’apprécie, notamment l’équipe du label Shouka, organisatrice de la soirée. C’était de bonnes sensations, celle des débuts quand ça se passe bien.

– D’où te vient cette passion pour les machines ?

Je ne sais pas vraiment, dès que j’ai essayé des pédales d’effet sur ma guitare, j’ai trouvé ça plutôt fascinant. Je devais avoir une prédisposition à aimer tourner des boutons. Quand j’ai commencé à écouter de l’acid house ou de la techno, je ne me demandais pas vraiment comment ça avait été produit, c’est plutôt NIN et Ministry qui m’ont amené à m’y intéresser. Quand j’ai découvert le logiciel Rebirth puis Reason en 2001, l’interface elle-même était une sorte d’incitation à aller chercher plus loin.

Studio SKNDR

– Se produire sur la scène de la maison du baron d’Erlanger à Sidi Bou Said (2011) et à l’Acropolium de Carthage en 2010 aux côtés de Shinigami San, ça revenait à sortir la culture électronique d’une vision souvent réduite aux clubs et festivals en Tunisie ?

Disons qu’en Tunisie, la maison du Baron d’Erlanger et l’Acropolium de Carthage sont des lieux assez spéciaux, qui jouissent d’une symbolique assez forte, et qui n’avaient jamais accueilli ce genre de performances. Il y a encore, même aujourd’hui, ce petit truc pour beaucoup de monde, qui fait que quelqu’un qui se produit sur scène avec un ordinateur n’est pas vraiment un musicien comme pourrait l’être un violoniste classique. Ce n’est évidemment pas le cas partout, mais c’est une distinction qui s’estompera avec le temps.

Ça a été une expérience intéressante dans le sens où le rapport au public était hyper mental, et le regard de la presse qui a couvert l’événement était moins orienté électronique “entertainement”, comme c’est généralement le cas. Il y a d’autres initiatives qui vont dans ce sens comme les soirées intercall de l’E- FEST qui proposent une programmation pointue : Mark Fell, Sebastien Roux ou encore Russell Hasswell. C’est une approche que je vais essayer de continuer à promouvoir sur Tunis. C’est tellement intense de voir des gens venir à ce genre d’événements sans artifices. J’aime aussi les événements plus club, mais ça, c’est tout autre chose. C’est vrai que c’est moins lucratif, c’est même souvent le contraire, il faut donc faire de vrais efforts pour que ça continue d’exister.

– Ces dix dernières années, le E-FEST a accueilli des artistes tels qu’Oxmo Puccino, Levon Vincent, Zombie Zombie, Byetonne, Alden Tyrell, Wax Tailor, Pantha du Prince, pour ne citer qu’eux . Peux-tu nous en dire un peu plus sur l’E-FEST, et sa programmation métissée  ?

L’E-FEST, c’est un festival tunisien axé sur les musiques électroniques et les arts numériques. Il existe depuis 2007, et on en parle peu parce que le festival a concentré principalement ses efforts de communication sur la Tunisie. Quand le festival a commencé à exister, les choses étaient très différentes d’aujourd’hui. C’était bien avant la révolution, le regard que portaient la plupart des médias étrangers sur ce qui se passait à Tunis était encore plus partial qu’aujourd’hui, notamment en matière de culture. Ce festival est un rendez-vous important pour moi, un événement annuel qui évolue avec son époque et qui m’a aidé à me construire. C’est un des rares festivals dont la programmation reste encore aujourd’hui vraiment éclectique. C’est le genre d’initiative qui fait vraiment bouger les lignes et les mentalités.


– Récemment tu as cofondé le label Infinite Tapes avec une esthétique sonore marquée et inattendue. Pour l’instant l’ambiance du label se place à mi-chemin entre l’ambient groovy de Wagon Christ et les nappes psychés d’Andy Stott. Que peut-on attendre pour la suite ?

Depuis que je me suis réinstallé à Tunis, certains projets sont un peu retardés, le temps que je retrouve un semblant de rythme dans un environnement très différent de celui de Berlin, mais je prépare quelque chose pour Infinite Tapes dans les mois à venir. Je consacre une partie de mon temps au label avec DVSN, mon partenaire sur le projet. On va essayer de mettre en place des microrésidences pour développer des choses avec des acteurs locaux et peut être avec des gens d’ailleurs. Je continue également de travailler sur des projets collaboratifs, entre autres avec des musiciens orientaux avec lesquels j’ai récemment joué pour Zaha Hadid à Londres, mais je n’ai pas de visibilité sur une potentielle sortie. J’ai récemment animé plusieurs workshops sur Ableton Live, et je continue d’opérer aux machines et guitares dans Speed Caravan, le groupe de Mehdi Haddab, un nouvel album a été enregistré. Il devrait sortir en 2016.