Gemini

“I’m retired after 20 years of making music, thank you. Be heard, not seen”. Voilà ce qu’on pouvait lire sur le mur facebook de Terrence Dixon cette année, annonçant ainsi brutalement la fin de sa carrière. Au début des années 2000, c’est le français Ludovic Navarre qui prenait la même décision, sans annonce et sans explication. Ces deux artistes ont en commun d’avoir rompu avec leur passion et, c’est peut être un hasard, d’être des producteurs extraordinaires.  Évidemment ils ne sont pas les seuls à avoir pris cette décision, nombreux sont les artistes house/techno à avoir plus ou moins tournés le dos à la musique. Mais en l’occurrence quand on parle de producteurs extraordinaires, un nom de l’underground vient immédiatement à l’esprit, celui de Spencer Kincy.

Spencer Kincy, plus connu sous le nom de Gemini, a lui aussi cessé de produire de la musique, dans des conditions  différentes de celles des deux artistes cités précédemment, mais avec la même rancœur à l’égard de l’industrie musicale et ce milieu de façon générale.L’intérêt ici ne va pas être de s’attarder sur les circonstances qui l’ont amené à couper les ponts, cependant il est quand même primordial d’aborder le sujet pour comprendre l’homme dans sa globalité. Comprendre son parcours pour comprendre son art, tout du moins essayer.

Spencer Kincy fait partie de la deuxième vague des DJs de Chicago, on parle souvent de la deuxième vague de Detroit avec Jeff Mills, Robert Hood et Mike Banks mais il existe exactement le même phénomène à Chicago qui correspond grosso modo à la transition des années 1980 vers les années 1990. Les défunts Ron Hardy et Frankie Knuckles, ainsi que tous les pionniers de la house et de l’acid marquent au fer rouge la nouvelle génération de Chicago, qui ne tardera pas à délivrer sa propre vision de la house, dès le début des nineties. Les jeunes de cette nouvelle génération s’appellent Curtis Jones (Green Velvet), Derrick Carter, Carlos Sosa (DJ Sneak), Dwayne Washington (Diz), Willie Griffin (Boo Williams), Gene Farris, Melvin Oliphant (Traxx) ou encore… Spencer Kincy aka Gemini, le plus talentueux de tous. Ensemble, ils écument les lofts et les clubs de la ville (Medusa’s, The Vault, 500 West). Spencer est aux côtés de Derrick Carter et Cajmere dès ses débuts, il est disquaire, DJ, producteur et s’occupe de la distribution des légendaires labels Cajual/Relief. Quelque peu fantasque, il va très vite se démarquer par son style atypique, il devient l’un des DJ’s les plus convoités et l’un des producteurs les plus novateurs.

gemini loft partygemini gene farris cajmere

(de gauche à droite : Gemini,Gene Farris, Cajmere)

Il est difficile d’imaginer à quel point le train de vie de quelqu’un comme Spencer devait être extrême. Ces années à Chicago sont fastes, teintées d’embrouilles, d’excès en tout genre, de soirées anthologiques et d’afters sans fin. Toutes les personnes qui l’ont fréquenté disent de lui qu’il était et restera pour toujours un « wildcard », qui en argot américain sert à décrire quelqu’un d’imprévisible et qui n’en fait qu’à sa tête. Cette personnalité, ce rythme de vie, ajouté à cela à des suspicions naissantes envers les labels et le milieu de la dance music en général (vraisemblablement les mêmes inquiétudes qu’ont pu ressentir Terrence Dixon et Ludovic Navarre, cités en introduction), ont fait surgir des troubles psychologiques chez l’artiste.

Il commence alors à quitter progressivement Chicago, probablement pour changer d’air mais aussi pour partager son amour de la musique avec d’autres. Oakland, Dallas, San Fransisco, Los Angeles sont autant de villes qui verront passer Gemini plus ou moins longtemps. A chaque fois, il marquera de son empreinte les fêtes locales. Les témoignages sont tous dithyrambiques. Que ce soit aux USA mais aussi en Europe, en Australie et même en Afrique du sud, les esprits sont marqués par les DJ set hors normes de Gemini.

hazy daze

(hazy daze)

Les années passant, l’état psychologique du DJ se serait dégradé, et il aurait décidé de tout plaquer quelque-part dans les environs de San Fransisco,  à l’aube du nouveau millénaire.

Jusqu’à aujourd’hui personne ne sait vraiment ce qu’est devenu Spencer Kincy, les rumeurs vont bon train et Phonographe n’est sûrement pas le lieu pour les faire courir. Le problème qui se pose actuellement est plutôt lié aux rééditions – on est en droit de se demander si elles sont toutes menées en accord avec l’artiste. Une photo de Spencer Kincy vient justement d’être publiée par le label allemand Rawax (qui réédite un certain nombre de disques de Gemini actuellement), ce qui tend à prouver que les démarches sont faites avec loyauté. Tant mieux, d’autant plus qu’aucune photo de l’artiste n’était parue publiquement depuis presque 15 ans. Néanmoins le débat est loin d’être clos et touche bon nombre d’artistes. Ci-dessous le témoignage émouvant de Luke Solomon à ce sujet, ancien proche de Spencer Kincy et co-fondateur du label Classic avec Derrick Carter :

 

“Play like the cops are waiting outside”

C’est ce qu’a glissé Spencer Kincy à l’oreille de JT Donaldson juste avant que ce dernier ne prenne les platines, lors d’une fête à Dallas.  JT Donaldson était son colocataire de l’époque, et ce témoignage résume assez bien l’esprit et la passion que pouvait avoir Spencer pour la musique et le djing. Aux dires des gens l’ayant fréquenté à l’époque, il rentre vraiment dans la catégorie du digger mélomane et passionné, toujours à la recherche de nouveautés, de raretés et d’originalité. Ses sets pouvaient passer d’une house très mentale à d’obscures phases disco, puis à des séquences techno ou encore EBM,  toujours avec une dominante house mais sans linéarité. Ses performances étaient instinctives et d’après les témoignages son emphase avec le public était incroyable. Les personnes ayant eu la chance de le voir à l’œuvre seraient mieux placées pour en parler, cependant il existe une petite dizaine de sets qui trainent sur la toile, ce n’est bien sûr pas suffisant pour se rendre compte de la qualité et de la variété de ses performances, mais cela permet quand même de bien cerner le phénomène. Une partie d’un set du Fuse de Bruxelles en 1997 vous est proposée à la fin de cet article, set-up à 3 platines vinyles !

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(Spencer qui envoie un 7-inch à San Francisco)

En plus d’être DJ, Gemini était un producteur très prolifique pour son époque. Son travail était global et instinctif. Les sonorités, les visuels, les titres paraissent tous être emprunts d’une grande spontanéité, d’une fausse naïveté qui permet en fait d’accéder à une œuvre particulièrement dense et profonde. Cette spontanéité se retrouve dans sa manière de produire, l’utilisation de MPC, parfois d’instruments acoustiques – on sait également qu’il lui arrivait souvent d’acheter des synthétiseurs, de les utiliser brièvement, puis de les revendre juste après. Cette spontanéité, on la retrouve aussi dans les titres qui servent de trait d’union émouvant entre sa musique et sa vie, “Tangled Thoughts” (Heartbeat-1995), “Parallel Thinking” (Perspective SDS-1996), “In My Head” (Classic-1998) sont des exemples de titres et de tracks qui veulent dire beaucoup . Et comment ne pas parler du fameux “Swimmin’ Wit’ Sharks”, “nager au milieu des requins”, ce fut l’une de ses dernières productions, elle annonça brillamment, et peut être inconsciemment, la fin de sa carrière.

Toute son œuvre est représentative de son identité, variée mais pleine de cohérence, simple mais aussi torturée.

 

Malgré le caractère très underground de son travail et une faible notoriété encore aujourd’hui, Gemini fait incontestablement partie des marqueurs clefs de la musique électronique récente. Il a ouvert la voie à énormément d’artistes de Chicago mais a aussi considérablement influencé la scène européenne. Il est l’un des précurseurs de la minimale house. Ricardo Villalobos, Zip, Cabanne et les grands DJs du genre le joue énormément. Sa prise de risque constante à l’époque est vraiment impressionnante avec le regard d’aujourd’hui, et son avant-gardisme ne concerne pas seulement la house et la minimale house, il était également capable de grandes envolées rudes ou expérimentales :

 

A l’image de ce « le fusion », la musique de Spencer Kincy est imprégnée de funk, de jazz et de tous les courants essentiels qui l’ont précédé, le tout dans des structures uniques, souvent minimalistes et pleines d’âme. Il en ressort un son unique, un son Geminien, tout simplement l’un des esprits originels de la house. On clôt le tout avec un morceau typique du bonhomme, rempli de joie et de simplicité, mais aussi très mélancolique et d’une grande profondeur.

Let’s dream.

 

Dj set au Fuse de Bruxelles en 1997 :