Difficile de s’attaquer à une vache sacrée des musiques électroniques françaises telle que St Germain sans être pris de vertige par la dimension qu’a prise son travail. Lorsqu’on s’attarde sur le parcours de Ludovic Navarre, force est de constater la singularité du profil, et une vision artistique qui, par le passé, a forgé le respect. À la sortie de son nouvel album, 12 ans après sa dernière véritable apparition, la nécessité de ce retour sur le devant de la scène est discutable. Après avoir rendu une copie presque parfaite, cet album éponyme à mi-chemin entre musique malienne et musique électronique était-il indispensable?

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Lorsque l’on pense à Ludovic Navarre, on peut facilement faire l’éloge des classiques qui résonnent dans l’imaginaire collectif. Il n’est plus rare aujourd’hui d’entendre «Sure Thing», «So Flute» ou encore «Deep in it» un peu partout, que ce soit à 15h dans la salle d’attente de votre médecin ou en club dans le set d’un DJ house, voir même en synchro dans un reportage télé. En revanche, peu de gens savent qu’avant d’être la légende qu’il est aujourd’hui, cet artiste officiait sur d’autres fréquences.

Ses premières productions sortent en 1991, dans le cadre de sa collaboration avec Guy Rabillier sous l’alias Sublife. On est alors loin de la house classieuse à laquelle il est généralement associé. Ces trois EP sortis la même année proposent de la techno brute de décoffrage qui suinte la rave. Tous les morceaux n’ont pas résisté aux affres du temps, cependant certains éléments pouvaient déjà laisser présager quelque chose d’intéressant. En 1992, repéré par Fnac Dance Division, c’est le début de Deepside, un projet plus house, au travers duquel Ludovic Navarre commence à affirmer sa signature sur un spectre qui fait les yeux doux à la house et la techno américaine. À l’écoute de certains titres sortis sur cet alias, il eut été possible de croire que St Germain venait du Michigan.

1993 sonne le glas de la première consécration, c’est l’année de tous les projets. Beaucoup d’entre eux sont encore plébiscités aujourd’hui. C’est l’année de ses collaborations avec Shazz qui apparaissent comme cruciales dans sa discographie. Si LN’S est un de leur projet qui ne restera pas dans les annales, tous les autres perdureront. Soofle propose une deep house racée, mais le duo participe surtout au mythique “Acid Eiffel” sur Fragile Records avec Laurent Garnier sous l’alias Choice. Des Français partagent désormais le même catalogue que Carl Craig, Jay Denham ou encore Kevin Saunderson.

La même année, Ludovic Navarre collabore avec Cyril Étienne sous le nom Deep Contest. Il offre un tremplin à la carrière de celui que l’on connaît aujourd’hui comme DJ Deep. Il sort également Modus Vivendi sur Warp un alias peu fécond qui ne donnera qu’un disque certes, mais que l’on entend aujourd’hui encore dans les sets d’artistes tels que Raresh ou Praslea. Deepside accouche probablement d’une de ses plus importantes sorties le Tolerance Ep avec pour hymne « French ». L’intéressé semble très bien maîtriser ses registres d’expression et mélange Acid et Deep House à la perfection.

1993, c’est également la naissance de St Germain avec deux premiers EP au travers desquels il expose une facette alors nouvelle dans son approche de la house , qui dénote une inclination pour le Jazz et le blues. Alabama Blues et Live Jazz dépeignent en quelques minutes la légende telle que nous la connaissons. Cette année-là, le producteur français est donc impliqué sur une dizaine de sorties, dont trois projets solos, et quatre projets collaboratifs avec Shazz. L’essentiel de ses sorties paraît chez Fnac Dance Division sous l’égide d’Éric Morand et Laurent Garnier qui semblent avoir trouvé la perle rare.

En 1994, Ludovic Navarre crée Hexagone un autre alias sous lequel il s’offre une dernière incartade mêlant à la fois Acid, Deep House et rave. Le disque sortira d’ailleurs sur le légendaire label hollandais Djax Up Beat. Deepside tire le rideau en 1994 avec une compilation regroupant les EP Deepside Volume 1 & 2. Nuages est également la dernière collaboration avec Shazz avant qu’il ne se consacre pleinement à St Germain, l’alias avec lequel il semble s’être réellement trouvé.

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Boulevard sur F-Communication est un album mythique dans l’histoire de la house made in France parce qu’il propose une house downtempo extrêmement harmonieuse, chose rare pour l’époque à Paris où les quelques producteurs actifs proposaient des sonorités bien plus rapides et violentes. Autre fait marquant, l’album fut produit avec 5 musiciens ce qui était précurseur lorsque l’on sait que Jeff Mills ne s’est produit avec un orchestre qu’en 2005. L’ensemble de l’album devient un classique, St Germain affine sa signature et touche une audience à la croisée de plusieurs scènes : le jazz, le funk et les musiques électroniques.

Lors de la sortie de l’album, l’artiste expliquera dans plusieurs interviews son désintérêt pour la scène techno qui évoluait avec des codes qui ne lui correspondaient plus. N’y retrouvant plus l’esprit d’innovation de ses débuts et n’adhérant pas au phénomène de starification des DJ’s qui allait de pair avec l’émergence des grosses rave, ce disque traçait une ligne de démarcation. Un Français faisait de la house comme peu d’Américains ne l’avaient jamais fait. St Germain ne fait plus vraiment de la house de club, une musique qu’il semble considérer comme trop vue et revue.

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En 2003, Ludovic Navarre persiste et signe avec Tourist sur Blue Note un album qui confirmera son amour pour le jazz et le blues. Une première historique pour un petit français domicilié dans le 92. Venant agrémenter le catalogue d’un label légendaire de jazz américain avec une version bien à lui du genre qui allait rentrer dans le domaine public, St Germain s’est alors libéré de sa condition d’artiste électronique. Il fait maintenant partie d’un ensemble bien plus large. Loin des clubs, loin des codes house ou techno, il remporte une victoire de la musique et entame dans le cadre de ce nouvel opus une dernière tournée de 200 dates après laquelle il disparaîtra pour une douzaine d’années.

Cet album explique d’une certaine façon son amour pour les musiques noires américaines et montre clairement le profond rejet de la musique de club à laquelle il a été affilié à ses débuts. Avec cet album, St Germain tend vers la musique d’ambiance, le lounge et le fait avec une certaine classe. Ce disque lui a permis de devenir une icône et le chantre de la musique lounge. Aujourd’hui, il est donc normal de le voir sortir son nouvel album St Germain chez Parlophone et dériver vers les musiques maliennes au travers des instruments tels que le Ngoni et la Cora. Cependant, là où ses précédents métissages semblaient pertinents et enrichissants , celui-ci apparaît comme insipide pour plusieurs raisons.

St Germain x Phonographe Corp

Métisser la musique Africaine à de la house musique a déjà été fait à maintes reprises, des Africanism à Baobab Music en passant par la house Sud-Africaine. Il existe des métissages bien plus riches et plus complets liant les musiques électroniques et les musiques africaines. L’album est très bien produit et on reconnaît là le talent de St Germain en studio, cependant où est la valeur ajoutée ? Où est passé l’avant-gardisme ? Les textures proposées au sein du disque sont fades, lisses et sans aspérité. C’est une question de technique, mais beaucoup moins d’idées. Moins enivrant que les mélodies d’une collaboration entre Amadou Ballaké et Vincent Segal, moins festif qu’un groove des Funkees ou du Bembeya Jazz National, moins intrigant que le travail d’un Romare, moins onirique que Touré-Raichel Collective, la composition ne fait pas rêver. Perdu entre un bar lounge de proximité ou dans un salon d’aéroport, les mélodies sonnent creuses.

Au sein de ses dernières interviews, l’intéressé explique n’être jamais allé en Afrique. Concernant la conception de l’album, peut-être eut-il été nécessaire de gagner en profondeurs afin d’éviter vulgate de la musique africaine qui frise le mythe du bon sauvage. Si St Germain était extrêmement pertinent lorsqu’il sortait “Rose Rouge”, au début des années 2000, il semble qu’il soit resté bloqué 12 ans plus tôt. Jamais deux sans trois comme dit l’adage, cependant, cette fois-ci le mélange ne prend pas.

En somme, St Germain est un artiste talentueux qui a apporté énormément à un genre bien trop souvent réduit au club. Il en a repoussé les frontières pour finalement les dépasser et s’en affranchir, pour le meilleur comme pour le pire. Cet album remportera probablement une victoire de la musique, illustrant à sa manière une certaine défaite de la pensée. Il sape à la fois la crédibilité des labels et artistes qui s’escriment à proposer de la musique africaine d’exception d’aujourd’hui et d’hier et viens ternir la discographie hors norme de son auteur. Espérons juste qu’après la longue tournée qu’engendrera l’album, St Germain ne disparaisse pas pour 12 ans.

Crédit Photo – Kevin Davies