Tout a commencé autour d’un café sur fond sonore à Bruxelles avec Valéry Fassotte, un bon connaisseur du paysage electro belge qui m’a un jour dit « tiens écoute ça c’est Fabrice Lig, un local qui fait des trucs vraiment cool ». On écoutait alors “Do You Like Cookies” (2020), morceau bati avec une classique 909 mais un groove de hats et un synthétiseur hyper caractéristiques. Dans la foulée, je m’intéresse à l’artiste et tombe sur rapidement une interview de Jam RTBF, où il explique qu’il n’a été musicien professionnel qu’une décennie durant, qu’il a été et est toujours encore aujourd’hui enseignant en primaire. Original ! Sur son dernier album je vois que sont crédités Ann Saunderson et quelqu’un que je connais un peu : Slikk Tim alias Gary Gritness, dont deux papiers ont été concaténés dans Le blog est mort, vive le blog, le premier livre de Phonographe Corp où la scène belge est malheureusement quasiment absente. Nous nous sommes rencontrés chez lui à Charleroi ; le contexte avait à peine été posé qu’une conversation de plus de 3h s’engageait, résumée en une interview fleuve telle qu’on les affectionne.

 

Pour accompagner la lecture, retrouvez notre playlist spéciale Fabrice Lig sur notre chaine YouTube !

J’avais déjà entendu parler du documentaire The Sound of Belgium (2012), je l’ai acheté sur le site d’Arte après avoir emménagé à Bruxelles et là j’ai découvert un MONDE, j’allais de surprise en surprise. Un label electro flamand – R&S Records, à Gand (désormais basé à Londres) – avait signé les premiers hits du new-yorkais Joey Beltram, un des Teachers de Daft Punk. J’ai pris une énorme claque musicale, et aujourd’hui je me demande si tu ne méritais pas ta place dans ce documentaire ? À tout le moins, je me rendais compte qu’on connait assez peu la scène belge par rapport à la scène parisienne ou londonienne.

Cela dépend parce que le nord de la France, ils connaissent très bien. Dans les années 90 ils venaient tous en Belgique le long de cette route dont j’ai oublié le nom, de Lille à Tournai où étaient installés des méga clubs qu’on ne fait plus comme La Bush (à Pecq), où on pouvait mettre je ne sais combien de personnes. Ce qui est bien dans dans le documentaire, c’est qu’ils ont quand même réussi à homogénéiser un peu le tout, parce que c’est difficile de cadrer la scène belge. En s’arrêtant à la fin des années 80, début des années 90, ils couvrent une période relativement courte où il y avait vraiment une scène musicale électronique homogène en Belgique, où il se passait le plus de choses, où il y avait plus de clubs, etc. C’est vrai que c’était LA période qu’il fallait retracer. Et ce que je trouvais intéressant aussi, moi qui fait un peu d’histoire, c’est toute la partie historique, je trouvais que c’était super bien présenté.

Et même si ma musique n’apparait pas, c’est vrai, dans la BO, j’ai tout de même deux ou trois morceaux sortis sur leurs compilations. Parce qu’avant de faire vraiment de la techno comme on la connait, j’ai fait de la trance au début des années 90 – comme Laurent Garnier ou d’autres en faisait d’ailleurs. J’aimais bien les mélodies qui y étaient associées. Mais j’ai rapidement laissé tombé ce côté pour faire des trucs plus expérimentaux qui rentraient dans ce qu’on appelle aujourd’hui la techno belge des années 90. J’avais d’ailleurs joué pour une soirée liée à la diffusion du film au Rex, à Paris.

En effet, la techno belge arrive un petit peu après le cœur du documentaire, qui retrace aussi l’histoire des joueurs de disques – des DJs – et des lieux où ils s’exprimaient, de leur public, mais il n’y avait rien d’electro là-dedans…

C’est ça qui est captivant, de savoir comment de fil en aiguille on est passé de Max Berlin à la New Beat, puis à quelque chose de plus techno. Ils prennent une période, un style de musique – la new beat c’est quand même le cœur du documentaire – pour expliquer d’où ça vient, non seulement l’évolution musicale en tant que telle mais l’évolution pratiquement sociologique du phénomène de dancing comme on l’appelle en Belgique. Il y a un travail sociologique, presque anthropologique, car on se rend compte qu’ici on a toujours eu cette envie de se rassembler à un endroit pour danser, avec une particularité belge c’est qu’on s’est rapidement affranchis de l’orchestre. Toute la 1ère partie, au début sur l’orgue automatique dans lequel on jouait des cartons – à la manière d’un DJ aujourd’hui avec ses disques – c’est très local, et d’ailleurs très flamand. Nous dans le Sud, en Wallonie, on peut dire qu’on s’est greffés sur cette culture qui était quand même plus forte au nord. Ce n’est pas un truc je connaissais très bien, la partie sur l’histoire de la musique si, mais moins ces aspects culturels. C’est pour ça que j’ai adoré, j’ai appris plein de choses.

Finalement, si on considère que la Belgique c’est deux peuples différents, au Nord et au Sud, tout cela nous a rassemblé. Comme on n’avait pas vraiment ça chez nous, très tôt on est allés au Nord. Je connais des gens un peu plus agés que moi qui allaient déjà, bien avant la musique électronique, dans des clubs où on passait des oldies, parfois du funk ou autres trucs du genre, des imports venus des US. Notre particularité, c’est que les DJs sont apparus très tôt et se sont détachés de l’orchestre. Les gens dansaient, bien avant que cela se passe aussi ailleurs, sur une forme de musique programmée. C’est pour ça que le début était super bien choisi, avec cet orgue automatique, pour montrer qu’on était déjà dans une transition, on avait quitté cette habitude de l’orchestre pour aller vers un truc plus mécanique, ce n’était pas encore de la musique électronique mais presque, on s’y dirigeait. Je trouvais ça super intéressant.

C’est une période que je connais bien parce que je l’ai vécue de l’intérieur et le document est vraiment représentatif. J’avais un peu peur d’être déçu, du fait que ces aspects socio-culturels ou de mise en contexte historique sont souvent oubliés, comme c’est le cas de nombreux documentaires sur la musique de Détroit. Enfin, disons que c’est ma façon de voir les choses, là ils ont bien fait ça et c’est intéressant car ils ont justement eu l’intelligence de le faire.

J’ai l’impression qu’en Flandre, dans tout un tas de domaines artistiques, il y a toujours eu une sorte d’avant-garde, liée à une appétence pour l’expérimentation. Joey Beltram avait ainsi matché avec R&S car cela correspondait plus à l’esthétique de ce qu’ils faisaient par rapport à ce que lui pouvait trouver à New York comme label et/ou distributeur.

C’était tout d’abord incroyable que des mecs comme ça faisaient de la techno à New York, car bien qu’il y a eu ce que l’on connait à Chicago et Détroit à la fin des années 1980 – influencé par la musique noire, mais aussi par l’Europe – ce n’était pas vraiment le lieu. Alors qu’en Europe on était déjà dans une nouvelle dynamique – en Allemagne, en Angleterre ou en Belgique. On avançait déjà dans cette direction. Donc ce n’était peut-être pas si étonnant qu’il soit signé sur R&S Records.

Et (toi, et) ta musique dans cette histoire ?

J’ai commencé à sortir j’avais 15 ans, j’allais au Boccaccio. J’ai connu les début de tout cela – un peu moins connu l’époque de Front 242 et du courant de l’electronic body music (EBM), plus ancien que j’ai découvert plutôt a posteriori. J’ai vu le phénomène techno – dans le sens large du terme – naître et grandir en direct. Mais c‘est vrai que quand tu découvres le lien entre Daft Punk, Gand et New-York, il y a de quoi être surpris, sachant tout ce qui en a découlé derrière.

J’ai débuté en achetant des machines un peu aléatoirement. Il faut comprendre qu’à cette époque en Wallonie on n’avait pas grand chose, quelques disquaires tout au plus, bien moins pointus qu’en Flandre. Personne ne connaissait l’electro. Très rapidement, je me suis dis que je voulais faire ma propre musique mais je n’avais absolument aucune idée de ce qu’il fallait faire pour cela. Dans les magasins de musique près de chez moi, à Charleroi, naïvement je leur disais que je voulais faire de la musique que je devais qualifier de new beat mais ils ne comprenaient rien, ils voulaient me vendre des guitares (rires). Mon premier achat fut une petite boite à rythme Roland, de laquelle sortaient des sons électroniques. Je l’ai achetée et j’ai d’abord fonctionné avec ça, en essayant. Il faut remettre les choses dans leur contexte car à ce moment-là, il n’y avait pas internet, pas de magazines spécialisés – je n’avais aucun repère, je partais vraiment de loin. Certes, j’étais déjà un clubber, j’avais connu les clubs flamands et j’avais des disques, mais je n’avais aucune idée la manière dont on faisait de la musique électronique. Une fois que j’avais réussi à créer quelques rythmes, je me suis rendu compte qu’avoir une boite à rythme n’était pas suffisant, qu’il fallait aussi des synthés (rires) ! Quasiment au hasard, j’ai acheté un Juno-60. Je ne connaissais pas le MIDI donc je ne savais pas synchroniser un synthétiseur avec une boite à rythmes, ce n’était pas évident. En discutant un peu, en voyant dans les clubs le matériel utilisé par des artistes tels que CJ Bolland ou Richie Hawtin, je glanais des informations. De fil en aiguille, j’ai acheté ma première TR-909, pour l’équivalent de 100€ d’aujourd’hui.

Sans solfège non plus, sans aucun bagage théorique ?

Non plus, je suis parti de rien, en expérimentant, à l’oreille. Chez moi, les machines ne coutaient rien en fait et voilà, c’est comme ça que j’ai (tout) doucement progressé. J’allais aussi chez un disquaire à Mons qui vendait de l’electro et là aussi j’ai appris quelques trucs à force d’échanger, au feeling. J’allais aussi acheter chez les disquaires de Gand, là-bas il y avait du Jeff Mills et autres.

Lorsque j’ai commencé ceux qui étaient des exemples pour moi c’était Mills aux USA, mais aussi Luke Slater et Dave Angell en Angleterre ; des gens qui ne sont pas tous des musiciens à la base, qui faisaient des choses plutôt expérimentales et donc à ma portée. Je suis donc entré là-dedans par cette voie qui ne nécessitait pas d’avoir des connaissances musicales.

Ce qu’il y a de plus compliqué à faire, c’est de chercher des harmonies. C’est pourquoi j’ai laissé tomber le côté un peu trance de mes premiers enregistrements, un genre qui est tout de même très codé, avec souvent les mêmes accords. Un peu comme la pop où l’on dit de manière caricaturale qu’il n’y a que quatre accords. Dans la techno, avec Underground Resistance il y avait des mecs comme Mad Mike qui étaient plus dans la musicalité, dans l’harmonie… et je voulais évoluer vers quelque chose comme cela, sans pour autant le faire dans un canevas très défini.

Un sociologue dirait que tu es un exemple de réussite paradoxale, dans le sens où tu as cassé l’inertie liée aux trajectoires sociales. 

Je pense au contraire que la musique électronique est l’un des domaines qui répond le moins à ce genre à ce genre de règles de reproduction sociale. Peut-être que cette musique là a permis, plus qu’autre chose, à des types entre guillemets banals de devenir artistes. Donc la reproduction sociale dans l’art oui elle existe, comme dans d’autres domaines de la vie en société, mais je pense qu’on va la trouver plutôt dans la musique classique, par exemple. Il faudrait voir s’il y a des enquêtes à ce sujet, je pense que ça doit exister.

Ce lien avec les sciences sociales (et/ou économiques) je le fais aussi à titre personnel quand je pense à l’émergence de la techno originelle, très rapide, brute et répétitive, où les machines jouent tout leur rôle, et justement née à Détroit, la « Motor city » alors au début de son déclin industiel. Comme si elle en était le témoin, et une issue !

Oui c’est un bon exemple, parce que le cheminement de la musique de Détroit, c’est quand même toute une culture qui mêle culture noire, développement du taylorisme, du fordisme – Ford, c’est Détroit ! – comme on l’a aussi connu ici à Charleroi, dans une autre mesure. De manière générale, tout ce qui est qualifié d’industriel ou de post-industriel dans l’art peut être par définition mis en parallèle avec l’écroulement de l’industrie. Je pense aussi à l’Angleterre avec Sheffield et LFO, originaires de Leeds mais signés sur Warp, un label fondé à Sheffield (et aujourd’hui basé à Londres, ndlr).

Avec le digital, disons qu’il est devenu beaucoup plus facile d’enregistrer et de publier sa musique. Alors devant la quantité sortie chaque jour, je reste attaché au rôle des labels qui permettent d’avoir des repères pour se guider.

Il y avait même deux filtres. Le premier, c’est le label qui nous disait en substance « votre boulot de musicien c’est de faire de la musique, le notre est de trier et publier ». Cela se faisait de manière totalement subjective, pour coller à une esthétique qui le définit. Il y avait aussi le filtre des disquaires, qui eux aussi faisaient un tri, parce qu’il y avait déjà beaucoup de musique qui sortait à l’époque.

Et puis comme tu l’as dit, un troisième filtre est économique. Avec l’analogique, il fallait aussi masteriser, presser les vinyles (avec un test pressing puis à grande échelle), imprimer les pochettes, distribuer… Tout cela avait cout, il fallait donc se poser quelques questions avant de se lancer dans la sortie d’un album. Aujourd’hui, clairement, ça ne coûte plus rien de sortir de la musique, celui-ci est reporté sur le développement, la publicité, la gestion de l’image, etc. Mais la sortie en elle-même ne coûte presque plus rien.

On en revient à R&S, mais ils publiaient des musiques incroyables – dès qu’un disque sortait on était excité car on savait déjà que ça allait être bon ! (rires) Tu te disais « purée qu’est-ce qu’ils vont encore nous sortir ? », tu y allais tu rentrais chez toi, tu mettais le disque sur la platine et la magie opérait ! Aujourd’hui tu vas écouter mille trucs sur internet pour espérer en trouver un potable. 

Ces contraintes techniques ou financières ayant presque disparu, peut-on dire que la qualité moyenne diminue ?

Les artistes eux-même doivent prendre la responsabilité de la qualité de ce qui sort. Il y a toujours eu des labels et des artistes qui sortent peu et d’autres qui font l’inverse, et il est assez logique que la qualité diminue avec la quantité produite, ce qui n’empêche pas d’ailleurs le succès commercial. Tout dépend où tu places le curseur.

II y a toutefois quelque chose qu’on a perdu dans ces évolutions, c’est de laisser l’artiste s’exprimer. D’abord avec la perte du format album, parce qu’avec ce format, sur base d’un ou deux singles un peu plus formatés radio, tu vas accrocher le public pour l’emmener vers d’autres musiques moins formatées – là je parle en général et pas de l’électronique – avec lesquelles tu vas tu vas pouvoir exprimer quelque chose qui ne colle pas au format radio.

Cela concerne aussi la longueur des morceaux. Je fais encore des morceaux longs car la musique électronique permet cela. “The Track” par exemple, un inclassable sorti sur Versatile et qui a vraiment bien marché, il fait 9 min 30 mais à la base, il en faisait 12 ! J’ai dû le raccourcir. Dans d’autres styles cela existait aussi, avec Tears For Fears, Pink Floyd, il peut y avoir un morceau de 10 minutes avec une intro de 2, et ça passait en radio ! Imagine aujourd’hui Queen venir avec “Bohemian Rhapsody” pour passer à la radio, on va leur dire « mais vous faites quoi là, vous êtes malades !? » (rires)

La consommation influence donc la production, et réciproquement. Tu me disais en aparté que le club a disparu quand le festival est né ; les artistes ayant quitté l’un pour l’autre.

En effet, le changement a opéré quand ces musiques, ces artistes là sont sortis des clubs et ont été happés par les festivals, où on rentre déjà dans l’industrie de l’entertainment ; un club, c’est un lieu où l’on se retrouve pour danser sur une musique spécifique, plutôt à petite échelle – disons jusqu’à 2000 personnes – et où les sommes mises en jeu n’ont rien à voir avec les festivals, même si certains ont pû y gagner beaucoup d’argent.

On entre à nouveau dans un phénomène historique et sociologique dans la mesure où il y a des liens entre l’un et l’autre (le club et le festival, ndlr) car le premier a nourri le second. Le festival est ensuite devenu une industrie, un système économique d’une toute autre ampleur avec des attentes différentes de part et d’autres. 

La question qu’on pourrait se poser aujourd’hui est qui bénéficie de cela ? À commencer par les artistes

Pour moi c’est un problème mineur parce qu’il y a toujours eu des labels très consciencieux, honnêtes, et d’autres qui profitent des artistes, majoritaires. En même temps, si je prends mon propre exemple je n’ai jamais fait de la musique pour l’argent. Des DJ Pierre ou autres de ma génération avec qui j’ai parlé me disaient que ce n’était pas leur motivation première, ce qui a finalement joué en notre défaveur. On se contentait de voir notre musique sortir, cela nous rendait heureux, c’était déjà une chance de te dire que tu faisais cela pour t’amuser et que des gens l’écoutaient et la partageaient ! Ça rassure aussi, tu te dis « ah ce que je fais n’est donc pas si mauvais ! »

Pour conclure sur ces aspects : de quoi vit un artiste de musique électronique aujourd’hui ? De ses DJs et live sets, des ventes digitales et physiques, du streaming, du merchandising, de workshops ? Être un personnage multi-casquettes, comme c’est davantage le cas dans le monde anglo-saxon, est-il devenu la nouvelle norme ou l’a-t-il toujours été ? 

J’ai été artiste indépendant pendant 10 ans, mais cela n’a jamais été un plan de carrière, plutôt une obligation parce que j’enseignais déjà, et à un moment j’ai dû choisir parce que je ne pouvais plus faire les deux correctement. Entre l’enseignement et faire le tour du monde en jouant de ma musique, il fut assez logique que j’opte pour la seconde option, toujours en me disant « ok faisons-le quelques années, puis on verra bien par la suite ».

Aujourd’hui je vis essentiellement de mon métier d’enseignant (de philosophie, en primaire). Je touche des droits d’auteurs et quelques cachets, entre 2000 et 3000 €/an. À 51 ans, c’est tant lié au fait que j’éprouve un décalage avec la scène actuelle qu’avec le besoin de réduire la voilure qui s’est fait sentir au fil des années. Sans être (Laurent) Garnier ou (Luke) Slater, je suis arrivé à faire des choses appréciées, et j’ai fait carrière comme ça dans le monde entier. Tant mieux !

J’ai toujours ma résidence au Rockerill à Charleroi, un bastion avec un public de connaisseurs. Sinon, je me pose pas mal de questions ; j’ai par exemple joué à Angers il y a six mois et j’appréhendais un peu de savoir comment ma musique allait être reçue, de voir la réaction d’un public plus jeune. J’essaie toujours d’évoluer et de m’adapter mais en faisant des choses qui m’intéressent, je ne vois pas l’intérêt sinon. Je ne vais jamais jouer de la musique qui ne me plait pas juste pour faire des dates, je n’ai jamais voulu faire ça à tout prix.

Revenons à la musique ; j’ai découvert en parcourant ta discographie un nom récurrent : Titonton Duvanté. J’ai lu que sur l’enregistrement du Sensual EP  (2001), malgré quelques difficultés de communication liées au langage, le feeling et la lecture des expressions faciales vous permettaient de savoir où vous en étiez. C’était votre première fois en face à face ? 

Titonton Duvanté, c’est un gars qui connaît la musique, qui a une formation classique mais qui a eu la démarche d’en sortir. Avec d’autres tels que Morgan Geist, John Tejada, on se retrouvait là-dedans. J’avais découvert sa musique ici en Belgique, il était aussi dans un type d’accords un peu différents de l’ordinaire et ça m’a tout de suite plu. C’était une musique très brute, pas léchée.

Il avait son petit label à Columbus, j’avais fait quelques morceaux et je lui ai envoyé une démo en lui disant que j’adorais ce qu’il faisait. Au début on communiquait par fax, puis par email, c’est comme ça qu’on s’est connus. Je ne sais plus trop pourquoi ni comment mais il est venu en Europe et je lui ai proposé de venir chez moi où il est resté une semaine. On avait beaucoup de point de communs, on utilisait le même synthétiseur, on était dans le même état d’esprit.

Cela a été rapide, on a fait quatre morceaux sur une semaine et l’EP est sorti sur 7th City, un label mythique de Détroit qui filtrait déjà pas mal (fondé par Dan Bell et où ont signé Claude Young, John Tejada, Anthony Shakir, ndlr). Il est resté dans les annales, c’est peut-être une de mes œuvres les plus connues, notamment “Even Deeper” qui a eu sa propre histoire ensuite (deux ans après sa publication, Dan Bell raconta à Fabrice qu’à la fin de l’année 2001 – à la suite des attentats du 11 septembre – tous les disquaires de New York jouaient ce titre en boucle, devenu un hymne club à la tristesse, ndlr).

Tu disais que des habitudes de travail, un équipement similaire – le Roland SH-101 – dans vos studios respectifs vous rapprochaient et facilitaient la tâche ?

Il faut dire que j’ai toujours eu du mal à collaborer car je suis assez lent dans mon processus de production, je ralentis les musiciens qui eux travaillent très vite ! La musique finalement, ce n’est vraiment pas que la technique, c’est aussi pourquoi tu en fais, ce que tu cherches à transmettre… je suis limité techniquement, donc je fais avec mes moyens. Aujourd’hui, je peux travailler avec un plug-in ou avec un synthé analogique, tant que le résultat me satisfait. Je mets la technique au service de mes idées, quelle qu’elle soit.

Pour te donner une image, je fonctionne avec un cercle de compétences, qui se construit au fur et à mesure, dans lequel je suis forcé d’explorer toutes les possibilités, avec les libertés et contraintes que cela implique. C’est là que tu crées ton son, que tu arrives à avoir une forme de patte. À un moment, je me suis posé la question de savoir si ne je devais pas apprendre la théorie, voire d’un instrument quand je voulais aller vers des mélodies, des harmonies plus élaborées. Mon expérience avec des artistes que j’ai côtoyés ou avec qui j’ai travaillé m’a permis de me rendre compte que la théorie était aussi une barrière, un moule dans lequel on peut s’enfermer. Des musiciens en studio m’ont déjà dit en me voyant faire : « Ah non ça ne se fait pas ça ! » Mais moi je m’en fiche, si ça sonne !

C’est peu après l’EP Sensual que tu signes ton premier album, Walking on a Little cloud sous l’alias Soul Designer. Raconte-nous ta rencontre avec F Communications.

C’est mon premier album officiel, après plusieurs maxis sur le label allemand Raygun dont un morceau que Laurent (Garnier) avait joué à I Love Techno. J’ai su comme ça qu’il appréciait ma musique, et on a gardé contact. J’ai aussi participé à un concours de remix pour lui, dont le mien est sorti du lot. J’avais donc un pied chez FCom et il m’a proposé de faire un album. Avec moi ça passe ou ça casse, car je n’ai jamais fait d’album en « voulant sonner » comme tel ou tel label, en cherchant à aller « dans son sens ». Avec les labels en général, il faut changer pas mal de choses – j’avais d’abord envoyé des trucs pour un EP qui ne leur plaisaient pas, à Garnier et Éric Morand, mais pour moi il n’y avait rien à changer. C’était un peu risqué de ma part, et ces morceaux sont au final sortis ailleurs. Je suis reparti de zéro et environ un an plus tard je leur ai envoyé l’album Walking on a Little Cloud qui a été reçu et est sorti tel quel, à mon plus grand étonnement !

J’ai par la suite fait un deuxième album qui était censé être pour FCom et ils m’ont à nouveau dit « oui mais celui-ci non, et celui-là il faudrait y changer ceci, etc. » à quoi j’ai répondu : « Bon bah ok, tant pis. » Ce LP c’est My 4 Stars (2004) sorti tel quel chez Kanzelramt, qui était pourtant un label beaucoup plus techno, moins mélodique que ça. Même chose avec Galactic Soul Odyssey publié en 2014 par Planet E (le label de Carl Craig, ndlr), connu pour être assez difficile ; Carl Craig est quelqu’un de très mental, capable de faire 25 versions d’un morceau ! Je pense en avoir écouté autant de “Throw”, crédité à son alias Paperclip People.

Merci à toi Fabrice, sacrée leçon, si je peux me permettre !

Merci à toi !