Parmi les collectionneur et revendeur de disque, Greg De Villanova s’est spécialisé sur les musiques transatlatiques, que ce soit de la musique africaine ou de la musique brésilienne, il tisse à sa manière des liens entre les musiques originaires de part et d’autre de l’Océan. Métis franco-brésilien curieux dans l’âme, Grégoire est un voyageur confirmé. Le dj et collectionneur gère également un label, Oriki Music, confirmant sa volonté de créer des ponts musicaux entre les différents continents. Dans le cadre du projet Echoes, nous avons eu la chance de lui poser quelques questions !

– Comment as-tu découvert la musique ?

Dans ma vie, il y a quatre grands moments  qui marquent mon apprentissage de la musique. Ça commence d’abord avec l’enfance où ce n’est pas moi qui choisis. J’ai pris les disques de la maison parmi lesquels j’ai découvert deux personnages, Chico Buarque et Stevie Wonder. Ce sont deux personnages assez mainstream, mais, il y a des traits qui les caractérisent, du rythme, de la poésie ainsi que des orchestrations élégantes et travaillées. C’est quelque chose qu’aujourd’hui encore j’essaye de traduire dans mon travail de DJ. Je n’aime pas les choses lourdes et ils ont mis la barre très haut en terme de subtilité. Mon album culte de Stevie Wonder c’est, Songs In The Key Of Life, le gros tube c’est “Sir Duke” qui est un foxtrot charleston, mais le disque comporte énormément de  classiques. Sur chaque morceau, il y a 15 musiciens et une chorale donc il y a tout pour faire quelque chose de chargé, mais ça sonne bien.

Le second moment, c’est vers mes 6 ans avec Jorge Ben qui est un autre artiste brésilien. C’est de la musique beaucoup moins travaillée, mais il y a un groove très particulier. Il utilise la guitare frappée, ce qui lui a permis de créer sa patte. Son travail a fortement contribué à l’émergence du samba rock au Brésil. C’était le premier disque pop que j’ai choisi et qui n’était pas une comptine pour enfants comme Pierre et Le Loup, mais cela restait dans la collection des parents. Le premier disque que je me suis fait offrir, c’est Thriller de Michael Jackson, c’était générationnel. Je suis de 1973, c’est sorti en 1983 ou en 1984. Un an plus tard, avec mon argent de poche, je me suis payé mon premier disque : Prince, 1984. Si l’on doit trouver un point commun entre tous ces noms, c’est que ça bouge, ça swingue, entre la samba, le funk, la soul ; c’est de la musique pour danser.

Vers mes 14 ans, je faisais du skateboard et je traînais avec un jeune skateboarder américain qui était très fort. Il avait tout le temps son casque de walkman. Un jour je lui ai pris son casque et j’ai découvert les Beasty Boys avec Licensed To Ill, ça, ça m’a mis dans le rap. Au début, j’étais comme tout le monde dans le breakdance grâce à l’émission ultra-commerciale de Sidney. La même année, un ami au collège m’a initié au graffiti.

En quelques mois, je me suis immergé dans la culture hip hop, mais j’habitais Neuilly. Une ville à l’identité très bourgeoise, très coincée et très snob. Les cultures populaires qui m’intéressaient n’avaient pas leur place là-bas. Le hip hop à Neuilly, ce n’était pas vraiment ça, les aficionados se comptaient sur les doigts d’une main, et nous n’étions pas beaucoup à le faire pour de vrai.

À Neuilly, tu ne trouvais pas les skeuds, c’est là qu’a commencé le digging, c’est né de la nécessité. Lorsque j’avais 14 ans, je cherchais ce que je ne connaissais pas. Il fallait bien que je le trouve quelque part, je n’avais pas de ressources et personne pour me faire découvrir des trucs. Quelques mois plus tard, j’ai fait des rencontres.

– Tu allais chez Tikaret ?

Non, je n’y allais pas encore, j’ai découvert ce magasin lorsque j’avais 16 ans, mais c’était très mal achalandé en disques. Ça vendait principalement de la sape et des nameplate. Ce n’était pas une boutique de disques. Peut-être qu’il y avait des disques à l’arrière. Il y avait cette culture du secret dans le hip hop qui valorisait la rareté, donner accès à l’information c’était aussi se positionner par rapport aux autres. En tant que petit gosse de Neuilly, peut-être qu’on ne me sortait pas les disques.

– Comment t’es-tu débrouillé ?

De temps en temps, tu avais un disque de hip hop qui traînait dans une Fnac ou dans un Virgin Megastore. Il y avait probablement déjà des boutiques aux Puces et à Paris. Je pense que Crocodisc existait déjà à l’époque et qu’ils vendaient du rap, mais je ne connaissais rien de tout ça. Pourtant je circulais avec le graffiti, mais je sillonnais Paris la nuit, pas le jour.

À 15 ans, j’ai fait un programme d’échange. J’ai vécu  dans une famille à San Francisco. J’avais bien préparé ça. J’avais mis presque 1000 euros de côté, j’avais vendu tout ce que je pouvais vendre, j’avais piqué un peu d’argent à mes parents, j’avais revendu des bombes de peinture, tout était bon pour faire un peu d’argent. Je savais pourquoi j’allais là-bas. Je voulais une paire d’Air Jordan comme LL Cool J, je voulais aussi une Starter Jacket.

À Paris, il me restait les boutiques mainstream et les bibliothèques municipales. J’allais, j’empruntais, j’enregistrais sur cassette et je rendais. À partir de là, j’ai commencé à rencontrer les gens de mon quartier qui écoutaient du hip-hop. J’avais un ami japonais qui ramenait des mixtapes du Japon et un autre qui m’a mis dans le vinyle. À l’époque je me foutais bien du support, je m’intéressais au son. Lorsque j’ai voulu revendre mes vinyles il m’a montré ses deux MK2 et il a mis James Brown, là j’ai découvert les samples de mes vinyles de hip hop. Ce fut un choc. C’est là que je me suis intéressé aux oldies et aux vinyles. À partir de là, j’ai été très autonome, je n’ai jamais fréquenté de diggers. J’ai toujours fait mon digging dans mon coin, mais j’ai rencontré deux personnes qui m’ont appris comment faire.

Latif El Othmani, c’est l’un des doyens parmi les disquaires/diggers dans l’esprit de ce que peut chercher un dj anglais. Il n’est plus actif aujourd’hui, mais il a commencé à creuser dans les années 1970. Il vient du nord de la France donc il avait également la culture belge et la Northern Soul de l’Angleterre. Il m’a dit « t’écoutes tout, tu t’en branles que ça ait été enregistré en 1930 ou en 1980 ou que la pochette soit belle ou moche. C’est en écoutant tout qu’on découvre des trucs cool ».

Le second personnage, c’est Mark Wimmers , un ancien vendeur de disques qui s’est retiré des affaires. Ça a été l’un des gros disquaires de bon nombre de DJ’s dans les nineties. Ce fut notamment le fournisseur de Gilles Peterson et Gerald Jazzman. On parle de gens qui ont 50 ans. Il m’a influencé, car grâce à lui j’ai pris un billet d’avion pour aller acheter des disques en Afrique avec l’intention de les revendre. J’étais déjà disquaire, je vivais au Brésil. A ma demande, il m’a donné une dizaine de noms assez bateau, mais sur place j’ai pu découvrir des dizaines et des dizaines d’artistes qu’il ne connaissait pas. Ça ne circulait pas, nous étions en 2002, l’Afrique était encore un continent peu touché.

– Ça n’a pas été ratissé en long en large et en travers par les diggers l’Afrique ?

Le continent est grand et les diggers vont souvent aux mêmes endroits. Je pense être l’un des rares disquaires qui en 2002 aient pris l’avion pour Abidjan afin de chercher les disques et les revendre. Je ne parle pas du collectionneur qui va chercher les disques en Afrique. Je parle d’un métier et d’aller là-bas avec un objectif de rentabilité et des impératifs. Il y avait Duncan Brooker qui faisait ça pour son kiff, il n’envisageait pas de vendre, il était ingénieur du son.

Lors de ce voyage, j’ai rencontré un mec qui avait une collection faramineuse qui se chiffrait en dizaines de milliers de 33 tours et de 45 tours, il avait des trucs antillais, des trucs africains, des trucs de jazz fusion, des trucs de soul, des trucs de funk. Je connaissais déjà très très bien ces musiques, mais concernant les musiques africaine et antillaise, j’ai littéralement passé deux semaines à écouter des piles et des piles de disques. Ça prend du temps, car j’étais confronté à une musique que je ne connaissais pas et avec énormément de choses à assimiler. La digestion fut éprouvante, j’ai revisité son stock 6 fois et à chaque fois j’ai sorti de la rareté et des perles. Ce n’était pas possible de maitriser plusieurs milliers de références d’un coup. À partir d’un moment, les oreilles fatiguent et il faut arrêter.

Il fallait écouter plusieurs centaines de disques dans la poussière par 35° avec un masque, j’ai attrapé le paludisme. Ce voyage a posé les bases, c’est devenu mon job. Trouver des stocks morts avec beaucoup de volume. Je ne fais pas les brocantes, je trouve ça plus rentable de prendre beaucoup de disques d’un coup et de mettre longtemps à vendre. Je vends en ligne via mon site.

– Quand as-tu vécu au Brésil?

J’ai vécu au Brésil de 1999 à 2002, je vivais déjà du commerce de disques et du djing. J’ai commencé à faire ça dès que j’ai atterri au Brésil. J’avais eu beaucoup de chance. J’ai pu acheter une collection de disques brésiliens de 1500 références de la fin des années 1960. Je vivais à Salvador de Bahia et comme à Abidjan, c’était un terrain encore vierge. Je venais sur les conseils de Latif (El Othmani) . Joe Davis ou Cliffy étaient à Rio et São Paulo. A Salvador, il y avait moins de bossa nova et moins de samba rock, mais les disques qu’il y avait c’était pour ma gueule. Il n’y avait pas de diggers ni de spéculation comme il y a pu en avoir à la fin des nineties à São Paulo. Au début des années 2000, Internet s’est développé et les prix ont flambé à Rio et São Paulo. C’était donc difficile de trouver de bons disques abordables chez les disquaires, il fallait avoir accès aux sources directes.

– Mais toi tu parles le portugais, c’est une aide considérable non ?

Oui, je suis à moitié brésilien, je parle couramment.

– Qu’est-ce qui t’a séduit finalement dans cette musique vu que tu étais bloqué sur le hip hop au départ ?

Du hip hop, je me suis intéressé au funk et à la soul pour les samples. En 1995, je suis parti à São Paulo pour rendre visite à ma copine de l’époque qui était également franco-brésilienne. À l’époque je collectionnais déjà beaucoup les disques, le frère de ma copine m’a conseillé d’aller chez un disquaire. Je suis rentré là bas et je suis tombé sur un disque avec un groupe noir en pattes d’éléphants. C’était un groupe de funk brésilien, União Black, qui faisait le back up pour Gerson King Combo. Ils avaient fait un album en leur nom. Ce même été à Rio, dans une boutique de disques, on m’a présenté un DJ carioca branché Soul music. Il m’a fait écouter Tim Maia, Tony Tornado, Tony Bizarro qui étaient des références intéressantes pour commencer à creuser. Le début du chemin était tracé.

– Finalement, est-ce au Brésil que tu as découvert la culture DJ ?

Je ne sais pas si ça vient de là, je faisais ça depuis trois ans tout seul dans mon coin. À Salvador de Bahia, j’ai commencé à mixer en étant payé. À Paris, j’avais déjà mes deux MK2 et je fréquentais beaucoup les raves, j’allais au Queen, je me faisais aussi des soundsystem de reggae et raggamuffin. J’avais arrêté d’aller aux soirées hip hop parce que les concerts de rap étaient vraiment un milieu hostile. Avec mes copains des beaux quartiers, on était bien trop cramés, on était obligé de se faufiler parce qu’on risquait toujours une embrouille ou un passage à tabac. J’ai arrêté le graffiti, je me suis fait arrêté plein de fois. Un jour, j’ai un copain qui a failli mourir écrasé par un train sous mes yeux, ça m’a calmé.

Au Brésil, je sortais un peu à Salvador de Bahia, mais c’était trop provincial pour qu’il y ait autre chose qu’une scène techno. Je mixais, dans les soirées, 10 fois par an, j’ai fais ça trois ans de suite, mais les pistes de danses dépassaient rarement les 70 personnes. Je ne connaissais pas la vie nocturne à São Paulo et Rio, d’ailleurs, je ne la connais toujours pas. La première fois que j’ai mixé à São Paulo, c’était il y a trois ans.

À Brasilia oué vivait ma famille, je sortais un peu, mais à part les trucs mainstream et un peu de musique électronique, il ne se passait pas grand-chose, sinon il fallait aller dans les ghettos pour écouter du Hip Hop. Là aussi, pour y aller, je n’allais pas m’amuser à faire le malin en solo dans la favela. J’ai mixé une seule fois à Brasilia pour une grosse soirée organisée par un promoteur et mon frère. Mon frère avait passé une année là-bas avant que je vienne m’installer, il prenait des cours de peinture. Il avait organisé une soirée dans un atelier de peinture, chez un peintre dans une grande propriété boisée à l’écart de la ville. Il y avait un amphithéâtre en béton, il y avait des cracheurs de feu, d’autres artistes. C’était un événement pluridisciplinaire.

– Dans la musique brésilienne, il y a une sorte de filtre de bon goût qui va du samba rock au jazz et au-delà, qui fait qu’on n’est jamais sur de l’imitation au sens vulgaire du terme. Que ce soit au niveau des codes de production ou au niveau des inspirations, on peut se demander si le Brésil n’a pas vécu un peu de manière autarcique en faisant tout de leur côté et ainsi protéger leur patrimoine.

D’un côté ils sont très influencés et colonisés culturellement par des formes artistiques qui proviennent des États-Unis et d’Europe. De l’autre côté, si l’on regarde la construction de l’identité nationale du Brésil et la construction de son identité culturelle, il y a une revendication permanente d’une culture authentiquement brésilienne. Il y a donc deux dynamiques : le syndrome du colonisé qui cohabite avec un militantisme conscient et une idéologie.

À côté de ça, il faut prendre en compte la façon dont sont considérées les formes d’expression populaire régionales et rurales qui sont propres au Brésil et qui n’existent plus du tout en Europe. Aujourd’hui, il est quasiment inenvisageable d’avoir une musique pop rock française qui serait enracinée dans des rythmes traditionnels alsaciens ou bretons. S’il y en a, ça serait juste un cas perdu dans la masse, mais ça ne donnerait pas un genre musical à part entière. Au Brésil, les particularismes régionaux sont présents en permanence. Le Brésil est un pays de migrations, si l’on étudiait comment l’urbain et le rural interagissent au Brésil, ça pourrait donner des résultats très intéressants.

Dans la samba par exemple, il y a des spécificités rythmiques qui font que le jazz brésilien ne pourra jamais sonner comme du jazz américain, car n’importe quel batteur a la samba dans les mains, c’est comme un accent. Dans la samba, c’est notamment ce temps fort au début de la mesure, si t’écoutes du jazz latin, le temps fort est à la fin. Si on fouille un peu, il doit y avoir des travaux bien plus fournis.

En revanche, concernant « le bon goût », il faut bien comprendre que les musiques brésiliennes que l’on entend ici sont choisies par des gens comme nous. On fait office de filtre, ce n’est pas du tout ce qu’écoute la majorité des Brésiliens. La bossa-nova n’a jamais été un phénomène de masse au Brésil. La samba soul a concerné quelques milliers d’individus sur Rio et São Paulo. Le mouvement Tropicalia, c’est pareil, c’est très très connoté. C’est le regard biaisé de l’Européen sur toute une culture.

La bossa ou le mouvement Tropicalia font référence à des publics locaux éduqués dans un pays où dans les années 60 très peu de gens allaient à l’université. Le samba rock et la samba soul c’était une musique de classe populaire, essentiellement la population noire de Rio et de São Paulo. Ça représente beaucoup d’habitants, mais une fois que tu filtres et que tu compares à la population brésilienne, tu ne dépasseras pas les 5%.

Si ces disques valent cher, c’est aussi pour ça, ils sont rares, ce sont des anecdotes dans l’héritage musical du pays. Si tu veux comprendre ce qu’est la culture musicale brésilienne, il faut écouter le Sertanejo, c’est la version brésilienne de la country. Il y a également le Brega qui est une sorte de boléro avec des chanteurs populaires.

– Finalement, tous les particularismes régionaux ont perduré au Brésil tandis qu’en France, on a ouvertement tenu à supprimer tout particularisme régional depuis 1958. Il y a également en France un arbitrage sur les cultures légitimes et alternatives. Est-ce que ça a eu lieu au Brésil ?

Oui bien sûr, il y a des élites qui ont cherché à définir ce que c’était la culture. À l’arrivée du mouvement Tropicalia, le grand débat c’était « doit-on mettre de la guitare électrique dans la musique brésilienne ? » Ça portait sur l’instrument. « Cet outil, importé du rock américain ou anglais, a-t-il le droit de cité dans notre musique ? » Il y avait ce chauvinisme qui voulait exprimer une singularité et une créativité profondément brésiliennes.

Pour reprendre cette comparaison France-Brésil, il faut comprendre que les particularismes régionaux on été gommé par la suppression des dialectes et l’affirmation du français comme langue officiel de la Constitution. Au Brésil, les gens ont toujours parlé portugais. Il n’y a jamais eu ce problème d’unification linguistique. De plus, le Brésil est un état fédéral donc les régions y ont leur place. Ces paramètres jouent beaucoup. Malgré ça, il y a plein de particularisme régionaux et de rythmes qui disparaissent aussi au Brésil.

– À quoi cela est dû ?

Ce sont des musiques qui parfois sont associées à certains rituels qui disparaissent, c’est le temps qui passe.

– Quelle influence a la religion sur la musique au Brésil ?

Les Brésiliens sont très croyants mais cela n’a pas vraiment d’impact sur la musique. Il y a une profusion impressionnante de musique pop évangéliste. C’est un phénomène qui ne date pas d’hier. Dans la musique africaine d’aujourd’hui, ça existe aussi. Il y a des arrangements modernes, mais la thématique des chansons est religieuse.

– En Afrique, il y a eu pas mal de musique à vocation politique. Il y a beaucoup de groupes qui furent financés par des régimes autoritaires ?

C’est une affirmation qui est valable dans un nombre très restreint de pays. À part le Mali, la Guinée Conakry et dans une moindre mesure le Congo, la plupart du temps ça provient d’initiatives privées.

– Même en Côte d’Ivoire…

Si ce pays est devenu une plaque tournante de la musique en Afrique dans les années 1970, c’est uniquement du fait des initiatives privées. Bien évidemment, le contexte économique joue beaucoup. La prospérité augmente la taille du marché et favorise les initiatives donc la population d’Abidjan et plus largement la population en Côte D’Ivoire était friande de musique.

– Finalement avec certaines données économiques, tu peux facilement savoir, en tant qu’acheteur et revendeur de disques, où aller te fournir ?

C’est important en effet, mais il n’y a aucune règle. Le Bénin par exemple est un petit pays très peu peuplé et n’a jamais été une puissance économique. Pourtant, on peut trouver là-bas une discographie inversement proportionnelle à tous ses paramètres. C’est peut-être comparable à Haïti. La particularité d’Haïti, c’est que c’est aussi un pays très petit avec une quantité d’orchestres et de labels qui est incompréhensible. Le consommateur devait avoir l’argent, puis l’espace pour entreposer ses disques. Il n’y a pas de règle précise, on peut aussi se planter.

– Par rapport à ton métier de vendeur de disques, comment vois-tu la demande ?

Finalement, une bonne partie des gens à qui je vends de la musique sont partis de trucs très ethnocentriques pour aller vers quelque chose de plus idiosyncrasique, c’est à dire quelque chose de moins marqué par des influences extérieures. En d’autres termes, ils se sont intéressés aux musiques africaines et brésiliennes pour ce qu’elles sont et non pour ce en quoi elles rappellent les musiques occidentales. D’un côté, tu as l’afrobeat qui est profondément influencé par le funk et le jazz puis de l’autre des styles non altérés comme le soukous qui est un rythme congolais qui n’a rien emprunté aux musiques occidentales.

On parle ici d’un retour aux sources, que penses-tu de cette quête vers l’authenticité ultime ?

C’est une illusion, car l’authenticité n’existe pas. C’est une question de point de vue, si tu demandes a un funker carioca si ce qu’il fait est authentique, il t’expliquera qu’il le fait parce qu’il en a envie et qu’il aime ça. Je ne pense pas qu’il apprécierait qu’on lui dise qu’il fait de la musique américaine et qu’il n’est pas vraiment américain.

Les blancs-becs comme nous ont tendance à vouloir remettre ces musiciens en pagne. Sous-entendu « reste indien », « reste authentique », fais ton machin, participe à la diversité culturelle, ne te fait pas mondialiser, mais les gens sont libres. Être authentique, c’est surtout faire ce que l’on veut, être soi et agir en fonction de ce que l’on ressent.

L’approche du consommateur pour la culture est généralement quelque chose de très superficiel, donc on pense souvent être à la recherche d’un « vrai ». C’est une démarche louable de prime abord, ça semble très humaniste, mais le revers de la médaille, c’est le pagne. Chacun a son mot à dire et peut le dire comme il veut. C’est ce qui fait peur finalement, on pourrait prendre ça pour de l’antiracisme ou de l’anti-discrimination, c’est ce que cela voudrait être, mais finalement est-ce que cela change vraiment ? N’est-ce pas la cristallisation d’un racisme latent ?

Le mot racisme est un peu fort, car il inclut une notion de hiérarchie, dans ce cas-là la pyramide s’inverserait. C’est-à-dire que l’auditeur finalement voudrait être plus royaliste que le roi. On peut retrouver ça chez certaines personnes qui vivent, qui mangent et dorment pour la musique brésilienne, mais qui ne sont pas brésiliens. Cependant, ils veulent être plus brésiliens que les Brésiliens eux-mêmes. En tant que métis, cela m’intrigue beaucoup. Étant un produit hybride, je ne sais pas ou me situer, je suis ni l’un, ni l’autre, mais les deux à la fois. À voir quelqu’un qui cherche à être autre chose que ce qu’il est, ça peut mériter dans ce cas-là des encouragements, car c’est fait avec beaucoup d’amour et de sincérité, mais ça attriste parce que ça reflète également un manque et un vide intérieur.

– Peut-être de manière moins sèche, ne penses-tu pas que cela puisse s’attribuer à un processus d’apprentissage un peu naïf ? Beaucoup de gens écoutent de la musique par phase, pendant une période donnée , ils vont écouter quelque chose de manière intensive pour remettre en cause toute la musique qu’ils avaient pu apprécier pour finalement se rendre compte que la vérité est dans un autre style puis encore un autre, jusqu’à l’arrivé à la maturité.

Ayant étudié l’anthropologie des religions, je trouve intéressant qu’il faille choisir. Dans nos cultures monothéistes, il y a cette idée de choix. Au Brésil, les gens sont polythéistes dans l’âme, donc ils n’ont absolument aucun problème avec plusieurs vérités qui cohabitent. Il y a la possibilité d’une pluralité. Dans nos civilisations, on a constamment tendance à croire qu’il faut choisir. Pour la musique, je n’ai jamais eu ce problème. À partir du moment où j’ai commencé à écouter beaucoup de house, je n’ai pas arrêté d’écouter du hip hop ou du reggae. Ce n’est pas plus mûr ou mieux que d’autres méthodes de consommation de la musique. Je connais des gens qui sont monomaniaques puis qui passent d’un style à un autre c’est un comportement étrange, mais fréquent.

– Dans un monde de rareté, le choix s’imposait de manière évidente, mais aujourd’hui dans un monde de profusion, ce choix n’est-il pas le résultat de préférences ? Lorsque tu parlais de ta découverte du Hip Hop, tu n’avais pas le choix, tu prenais ce que tu avais par défaut.

J’ai l’impression que le marché est encore plus segmenté qu’avant et qu’il fonctionne de manière très tribale. Il n’y a pas longtemps, j’élaborais une playlist avec un stagiaire avec qui je travaillais pour une soirée et j’ai inclus pas mal de choses différentes. Il m’a demandé si tout allait bien se mélanger. D’un côté, il y a cette tribalisation et cette spécialisation. On m’affilie tout le temps à la scène tropicale, mais je peux m’exprimer sur plein de registres musicaux. J’aimerais bien qu’il y ait plus d’éclectisme. Pour moi, la house, la funk, la salsa, la soul, les musiques caribéennes, le hip hop, les musiques africaines sont des genres qui viennent du même arbre. Ce sont des musiques transatlantiques. Faire une soirée comme ça pour un public exigeant, c’est de l’ordre de l’impossible, mais paradoxalement si tu vas dans une boîte de musique commerciale le DJ passe du coq à l’âne en permanence. Il y a peu de promoteurs qui seraient prêts à prendre le risque et peu de DJ qui pourraient se le permettre également.

Ce qui est bizarre, c’est que même si tout est morcelé, tout le monde a accès à tout et donc tout le monde peut écouter ces musiques donc pour moi ça serait impossible de te décrire les goûts musicaux d’une personne de 20 ans. Si ça se trouve, ils ont tous une discothèque qui correspond à un petit peu de tout ça. Quand on imagine qu’aujourd’hui, il y a des jeunes qui dansent sur du rare groove et du funk alors que ça a été enregistré 20 à 25 ans avant leur naissance c’est intrigant. Moi je suis incapable de danser sur des trucs qui sont enregistrés avant les années 60 parce que ce n’est pas fait pour. Le rapport au temps selon les générations est bouleversé. Le MP3, finalement, ça a rapproché les générations.