Richard Chartier, explorateur sonore hors pairs, a démarré sa carrière il y a maintenant 20 ans, avec la sortie d’un disque étrange et à la beauté singulière. Direct.Incidental.Consequential marque le début d’une exploration personnelle prolifique. Avec à son actif de nombreux disques pour des labels comme Raster Noton ou encore Room40, il est également le fondateur du label LINE, avec lequel il défend une esthétique minimaliste et exigeante . On lui doit aussi des collaborations prestigieuses, dont une poignée d’albums avec William Basinski ou encore Taylor Deupree, pour ne citer qu’eux. Egalement membre du projet Pinkcourtesyphone, où il exprime une autre facette de sa créativité musicale, l’artiste basé à Los Angeles ne semble jamais s’arrêter. Nous l’avons rencontré afin de faire un point sur sa carrière et ses projets actuels.
Comment te présenterais-tu en quelques mots ?
Artiste sonore, compositeur, designer, auditeur.
Qu’est ce qui a influencé ton travail au départ ? Ecoutais-tu beaucoup de musique étant enfant ? La musique a-t-elle joué un rôle dans ta décision de travailler sur le son en tant qu’artiste?
Pinkcourtesyphone
Comment as-tu sorti ton premier disque et qu’en penses-tu aujourd’hui ?
Direct.Incidental.Consequential est sorti il y a 20 ans, en avril 1998. Je le vois comme électrique. Je peux entendre l’influence de mon écoute du réfrigérateur. C’est assez étrange de l’écouter aujourd’hui. C’est assez simple, basé sur les interactions des sons qui m’attiraient. Il y a des passages que j’aime bien, d’autre que j’aimerai changer. J’ai décidé de travailler sur une nouvelle pièce à partir des fichiers originaux pendant 2 ans. J’ai abandonné le mois dernier, convaincu que ça ne voulait rien dire et que ça ne sonnait pas juste. Après avoir sorti un disque, je n’aime pas l’écouter pendant une longue période. Principalement car je verrais tous les défauts et que je continuerais à vouloir le changer.
Tu sors des disques depuis 20 ans maintenant et tu as fait beaucoup de projets différents, des collaborations… Peux-tu nous donner quelques moments importants de ta carrière jusque-là selon toi et nous dire en quoi ils le sont ?
Il y en a eu tellement. J’ai eu la chance de pouvoir rencontrer et travailler avec beaucoup de personnes fascinantes et talentueuses. Pour que je puisse collaborer avec quelqu’un, il faut que ce soit une personne dont je respecte le travail et que j’apprécie sur le plan humain. La connexion personnelle est très importante. Récemment, j’ai fait un projet avec ELEH, France Jobin, et la harpiste Gwyneth Wentink. Travailler avec des artistes visuels tels que Anthony McCall, Linn Meyers, and Evelina Domnitch & Dmitry Gelfand a été très gratifiant car c’est une approche totalement différente de la mienne. Lorsque je collabore, j’apprends de nouvelles façons de faire, de nouveaux procédés. Je crois que les collaborations les plus fructueuses sont quand je ne peux pas me rappeler de qui a fait quoi. Travailler avec d’autres gens est une bonne manière de se rafraîchir l’esprit. Chaque artiste apporte quelque chose de nouveau.
Reprendre le projet Pinkcourtesyphone a été important aussi, parce que j’ai été capable d’explorer une facette différente et plus personnelle/politique de moi-même. Ca m’a aussi permis d’incorporer des sonorités, des références, des textes (et des gens) qui m’ont influencé et donner l’opportunité d’avoir une approche plus musicale et émotionnelle dans la composition.
Un moment que je retiens, c’est lorsque j’ai fait une performance à la première édition de Présence Electronique à la Maison de Radio France en 2005, dans cet espace tellement encré dans l’histoire de la musique électronique. Le lancement de mon label LINE en 2000 est également un moment clé car c’est parti de la nécessité de trouver le bon endroit pour sortir mon album “Series” qui était “trop minimal” pour beaucoup de labels.
“Le lancement de mon label LINE en 2000 a été un moment clé“
Peux-tu nous parler de ta pratique du field recording ? Qu’est ce qui t’intéresse dans ce procédé ?
Je ne suis pas très interessé par le field recording en soi, à moins qu’il ne s’agisse de quelque chose de mystérieux ou exceptionnel. J’en ai marre d’entendre des chants d’oiseaux, des carillons et le bruit des vagues dans les morceaux. Le field recording doit transporter, pas toujours dans des endroits familiers.
J’ai fait 2 albums qui sont uniquement du field recording modifié : Fields for Mixing (Room40, 2010) and Interior Field (LINE, 2013). Ils ont été montés à partir d’enregistrements faits lors de mes voyages. Maintenant que je tourne et voyage moins, je n’ai plus l’occasion d’enregistrer autant d’espaces.
Comment choisis-tu les sonorités avec lesquelles tu vas composer et la façon dont tu vas les utiliser ? Comment ton approche de l’écoute a-t-elle évolué au cours du temps ?
Ma façon de faire est très subjective et souvent basée sur des essais et des erreurs. Je ne créé que ce qui sonne juste pour moi. Ca commence généralement par une période intense d’activité, puis je dois laisser le tout reposer et y revenir, encore et encore, parfois après de longues périodes de pause. Je crois que j’essaie de laisser les choses se dérouler naturellement, surtout avec ce que je fais sur Pinkcourtesyphone. J’étais obsédé par le silence digital, le zero absolu, dans mes premiers enregistrements. Cela a changé au cours du temps, j’y accorde moins d’importance.
En tant que compositeur, quelle est ton approche du son par rapport aux notions de temps et d’espace ?
Chaque son est dans l’espace et le temps. Je pense à la façon dont un son est autorisé à “respirer”, ce qui lui donne son propre espace. Comme j’ai fait une école de design et de la peinture, l’aspect visuel du son est très important dans ma façon de le concevoir.
Ton art est assez exigeant. Il demande du temps, du calme et une certaine attention. Penses-tu que ce genre de choses soient importantes, alors qu’il semble de plus en plus difficile de les conjuguer dans notre société ? Si oui, pourquoi ?
Il est important d’avoir des moments calmes, de réflexions mais je ne crois pas que mon travail soit fait pour être écouté dans une forme d’isolement. Je suggère du calme et une écoute au casque, mais je ne donne pas de consigne d’écoute spécifique. C’est du ressort de l’individu et la façon dont il souhaite approcher mon travail, selon ses préférences.
Il y a quelques mois, j’avais mon casque de studio sur les oreilles pendant 2h avant de me rendre compte que je n’écoutais même pas de musique.
Ton travail est principalement décrit comme “ambiant”, ce qui fait référence à une idée de fonctionnalité (et une façon simple de décrire un produit pour les consommateurs). Crois-tu que l’art a – ou doit – avoir une fonctionnalité bien définie au sein de la société, comme tout produit industriel ?
Je ne pense pas à ce que je fais en terme de fonctionnalités en tout cas. L’art ne devrait pas être un produit industriel, mais ç’en est devenu un. Un artiste devrait être contraint de créer parce que ça fait partie de lui.
Quelle est ta conception de la performance ?
Je déteste la façon dont le mot “immersif” à été utilisé à tort et à travers, mais je dois dire que c’est un bon descriptif de ce que je propose lors de mes performances. Je mélange des sons et des segments de mes travaux précédents afin de créer quelque chose de nouveau et d’inattendu (pour moi). Les performances me donnent souvent des idées pour des morceaux ou albums à venir.
Quels sont tes projets actuellement ?
Je viens juste de terminer un disque en 2 parties en hommage à Mika Vainio, intitulé Central (for M.Vainio). C’est sorti sur mon label LINE le 20 avril. Je termine aussi une collaboration avec mon ami et compositeur France Jobin (dont j’adore le travail). On s’est rencontré au premier Mutek à Montreal en 2000 et on savait qu’on devait collaborer.