Virtuose de la composition française et musicien hors-pair, plusieurs fois récompensé aux oscars pour ses bandes-originales de films, Michel Legrand s’est éteint le week-end dernier, âgé de 86 ans. Connu pour ses musicales – des célèbres Parapluies de Cherbourg aux Demoiselles de Rochefort en passant par Peau dÂne, celui que l’on appelait l’enchanteur du cinéma était aussi un jazzman avant-gardiste qui n’a cessé de produire de la musique parfois à contre-temps des tendances, toujours avec son style bien à lui. Retour sur son parcours extraordinaire et sur les oeuvres les moins connues de sa discographie.

Multi-disciplinaire, tantôt compositeur, chef d’orchestre, musicien et chanteur, Michel Legrand n’a cessé de jongler entre les rôles et les genres. Né en 1932 d’un père compositeur et d’un oncle chef d’orchestre, il semble bel et bien destiné à la musique. À l’âge de 3 ans, il est déjà derrière un piano et démarre à 11 ans un brillant parcours au conservatoire de Paris où il étudie l’instrument et la composition classique, sous toutes ses coutures. Sa rencontre avec le jazz se fait plus hasardeuse, alors qu’il assiste à un concert de Dizzy Gillespie. Cette musique lui apparaît inédite et pleine d’inspirations. En 1954, il compose son premier opus I Love Paris, synthèse de rengaines jazzy à la française pour la maison américaine Columbia. Il débute alors, à Paris, sa jeune carrière d’arrangeur dans les music hall aux côtés de personnalités de l’époque (de Boris Vian à Henri Salvador), et saisit l’opportunité de sa maison de disque – ce premier opus s’écoule à quelques millions d’exemplaires, et Columbia le rappelle pour lui offrir une nouvelle chance de composer Outre-Atlantique. C’est ainsi qu’il rentre dans la cour des grands du jazz moderne.

En 1958, il enregistre le célèbre Legrand Jazz, fruit de trois séances new-yorkaises aux côtés de Miles Davis, John Coltrane et Bills Evans entre autres. En réalité, on retrouve sur l’enregistrement un band de génies : Donald Byrd et Art Farmer à la trompette, Paul Chambers à la basse, Ben Webster au saxophone, Herbie Mann à la flute … Parallèlement, il enregistre plusieurs albums de standards marqués de son empreinte lyrique et classique : Holiday in Rome en 53, Legrand in Rio en 57 et Michel Legrand Plays Cole Porter en 58. Côté français, il fait démarrer la carrière d’un certain Claude Nougaro pour qui il compose le célèbre morceau Cinéma, rappelez-vous le « Sous l’écran noir de tes nuits blanches ». Et le cinéma, c’est le cas de le dire, lui ouvre ses portes. D’Henri Verneuil (dans les années 50) aux cinéastes de la Nouvelle Vague du début des années 60 (Jacques Demy, Agnès Varda, et Jean-Luc Godard), tous s’entichent du compositeur. L’avant-gardisme de Legrand réside dans ses musicales, encore inconnus en France, et il obtiendra le succès mondial avec Les Parapluies de Cherbourg, plusieurs fois nommé aux oscars.

Fin des années 60, après le succès croissant de la Nouvelle Vague, Legrand repart aux États-Unis et s’installe à Los Angeles. Il y signera l’une de ses meilleures bandes-originales et qui retient tout particulièrement notre attention : L’Affaire Thomas Crown. Outre le baiser le plus long de l’histoire d’Hollywood et le duo sensuel Steve McQueen & Faye Dunaway, Legrand réalise l’impossible en écrivant d’abord la musique avant la réalisation du film. « Personne ne savait comment le monter. Comme l’intrigue tenait en vingt minutes, je leur ai proposé d’écrire et d’enregistrer la musique, puis de faire le montage ensemble. Le film a été entièrement construit à partir des articulations musicales. » Ce coup de génie lui offre son premier Oscar et son ascension à Hollywood. Des BO américaines composées dans les années 70, on en soulignera plusieurs : Summer 42 avec son lyrisme mélancolique et romantique ou encore avec The Go Between de Joseph Losey et son incontournable instrumental samplé à plusieurs reprises par le hip-hop, “La dame dans l’auto avec des lunettes et un fusil”, un poil gras mais juste pour son swing entêtant au gré des aigus de la pétulante Petula Clark, nous ne pouvions l’oublier.

Cet attrait pour le contre-courant, il le fait aussi valoir avec certaines de ses oeuvres plus obscures, comme Archi-cordes en 64 avec ses violons stridents, sorte de pastiche qui moque volontiers les yéyés. Mais aussi à travers des orchestres de jazz qu’il dirige pour l’album Communication (1972) de Stan Getz, ou encore sur le brillant Southern Routes avec Phil Woods et Gerry Mulligan en 79. On retiendra en dernier lieu sa composition pour le film australien Dingo en 1990 avec Miles Davis. Swing intemporel et goût pour l’improvisation : Michel Legrand a fait de ses oeuvres des canevas libres et entêtants, inédits pour l’époque, à jamais dans l’histoire pour nous.