Dans une série consacrée aux musiques traditionnelles, Phonographe Corp interrogeait le mois dernier Vincent Privat, diggueur et DJ de musiques occitanes. Ce mois-ci, on s’invite en Bretagne, terre de légendes et de biniou mais aussi espace d’inspiration pour des DJ contemporains en quête de sonorités alternatives. Du mouvement folk aux gwerzioù contemporaines, on retrace ici l’histoire d’une Bretagne à la production foisonnante, héritière des utopies universaliste et panceltique.

illustration tirée de David Coquelin pour Éditions Gravats, Yann Dub et Explore Toi : Nation De La Boue

Aux origines de l’esthétique néo-trad : le mouvement folk, portrait d’une jeunesse contestataire 

Dans les années 1970, la Bretagne se fait le relais des premiers groupes de folk français. Importé des mouvements estudiantins anglais et américains, le folk song s’inscrit dans une perspective émancipatrice : refus de l’industrie musicale, refus des instruments électriques au profit des instruments traditionnels, improvisation, multi-instrumentisme et abolition de la frontière entre public et musiciens au profit de la scène libre. En Bretagne, le mouvement folk est marqué par l’après-mai 68, dans le contexte des mouvements pour les droits civiques irlandais et des attentats orchestrés par le Front de Libération de la Bretagne

En 1969, Paris ouvre son premier hootenannny, Le Bourdon, scène indépendante réservée aux musiciens folks en quête d’expression libre. Parmi eux, Alan Stivell, acteur majeur du revival trad et future légende la musique bretonne, contribue au métissage de la folk anglo-saxonne avec la folk française d’inspiration celtique. Le mouvement folk s’inscrit dans une utopie créative et politique : sillonnant les campagnes en quête d’une ruralité fantasmée, les musiciens organisent bals populaires et stages de danses traditionnelles. Particuliers et associations entreprennent la deuxième vague des collectages : costumes, danses, instruments et légendes, les attributs de la ruralité traditionnelle sont prélevés et soigneusement conservés.

Le revival trad breton : répertoire et utopies politiques

Cet engouement régionaliste crée un regain d’intérêt pour la Bretagne, riche de son patrimoine oral et de ses langues (le Breton pour la Basse-Bretagne et le Gallo pour la Haute-Bretagne). Les années 1970 marquent ainsi l’apparition de maisons de disques spécialisées dans la musique bretonne, comme Coop Breizh à Spézet et Keltia Musique à Quimper, ainsi que la création du festival interceltique de Lorient en 1971. Ces initiatives consacrent le succès de groupes emblématiques comme les Frères Morvan ou les Soeurs Goadec, vedettes des festou noz, fêtes nocturnes bretonnes

Dans un répertoire alternant kan ha diskan (chants en tuilage, où chaque chanteur reprend les syllabes de celui qui l’a précédé), gwerzioù (complaintes) et sonioù (chants d’amour, à boire ou satiriques), les musiciens popularisent les chants traditionnels bretons, rejouant la figure du barde médiéval ou encore celle de Marguerite Philippe, mendiante et conteuse trégorroise du XIXe siècle. Le revival trad breton est aussi l’occasion d’expérimentations démocratiques et militantes, comme le label Névénoé créé à Morlaix en 1973. Fonctionnant comme une coopérative, les artistes de Névénoé mettent en commun leurs recettes, cotisent pour les artistes et décident collectivement des sorties à venir. Parmi eux, les groupes Storlock, producteur de rock breton, et Kan Digor, qui incorpore la bombarde et le biniou au free jazz expérimental. Kristen Noguès, musicienne virtuose au timbre proche de Joan Baez, contribue à diffuser la harpe celtique dans une discographie complexe, entre chants traditionnels et compositions expérimentales.

 

Les années 1990 : le temps du métissage 

Dans les années 1990, la musique bretonne connaît une double évolution : d’une part, le mélange du répertoire traditionnel avec d’autres genres musicaux (rock, jazz, drum’n’bass) et d’autre part son ouverture à des influences culturelles plus lointaines comme le Raï. Dans une perspective modernisatrice, Denez Prigent et Alan Stivell incorporent des instruments électriques aux compositions traditionnelles utilisant harpe, bombarde et biniou. Profondément interculturelle, leur musique s’inscrit dans une esthétique panceltique et universaliste, pionnière de la “World Music”.

En 1998, Stivell publie l’album et plaidoyer pour le vivre-ensemble 1 Douar, qui contient successivement un featuring avec le chanteur sénégalais Youssou N’Dour, des samples-hommages aux Soeurs Goadec, et deux duos de khan ha diskan avec le chanteur de Raï Khaled, en mélangeant harpe, cornemuse, kora mandingue, nappes synthétiques et talking-drums africains. Jouant de l’homophonie du terme “Douar” signifiant à la fois “terre” en Breton et “village” en Arabe, l’album est chanté en plusieurs langues, et se présente comme une fusion de trip-hop, de rock folk et d’électro.

Écrites en breton et en vers, les compositions de Denez Prigent renouent avec les formes séculaires et la fonction sacrée de la musique bretonne, comme dans la série Ar Rannoù qui reprend les textes fondateurs de la mythologie celte. Pointant les similitudes rythmiques entre khan ha diskan et musique trance, l’artiste sélectionne avec Arnaud Rebotini des samples de jungle et de drum n’bass à 160 bpm, qu’il superpose au chant traditionnel. Utilisant une vaste gamme d’instruments non-européens – uilleann pipes irlandais, kanoun assyrien – il reproduit les quarts de ton propres aux instrumentations traditionnelles, dans un hommage profondément interculturel aux répertoires anciens. Résolument engagée, la musique bretonne se fait l’étendard des musiques du monde, perpétuant l’esprit d’ouverture du mouvement folk. Stivell et Prigent rencontrent une reconnaissance internationale, insufflant au répertoire traditionnel une portée universelle.

“Le folklore, c’est la mort”La bretonnité des années 2020

La musique traditionnelle bretonne fait aujourd’hui un retour discret mais marqué dans les musiques électroniques, comme l’illustre le succès du titre La Technoz de De Grandi pendant l’été 2023. Loin des super-productions, elle s’invite sur les canaux traditionnels de la musique électronique : des ondes de Rinse France (on pense au set ‘Happy Tradcore’ de Nicolazic) aux Biniou Edits de René Danger, en passant par les expérimentations dub-transe de « l’électro-druide » Pascal Lamour, et le free jazz-noise du sonneur Erwan Keravec. Porté par des labels comme Éditions Gravats et des DJ comme Maître Sélecto (trad-noise et trad-raï) ou encore Le Diable Dégoûtant, le répertoire breton connaît une troisième jeunesse mélangée à des instrumentations dub, noise, ou expérimentales. Les compositions intègrent des chants en breton et des solos d’instruments traditionnels, comme dans les productions gabbérisées des groupes Ludu Du et Cheval de Trait.

Dans des propositions audacieuses alliant gameboy, voix et synthétiseurs modulaires, René Danger mélange samples de bombarde et mélodies breakbeat ou techno, dans un style qu’on pourrait qualifier de “chip-trad” ou “gwerz-dub”. À l’occasion de la sortie de son dernier EP, Gwerz Boy, il s’interroge sur les similitudes entre musiques de jeux vidéo et musique traditionnelle bretonne : “les musiques de jeux vidéo ont une fonction narrative. Il s’agit d’ondes basiques dont la simplicité se marie bien avec les instruments trad, comme la bombarde avec ses oscillations proche des arpeggios, qui évoque les ritournelles caractéristiques des jeux pour PlayStation.” Selon lui, ces revisites contemporaines protègent le répertoire traditionnel contre la tentation de la muséification passéiste d’une culture révolue – ou pire, contre les velléités réactionnaires. En s’inscrivant dans cette « tradition modernisatrice », les artistes néo-trad renouent paradoxalement avec leurs aînés, suivant l’adage de Denez Prigent : « le folklore, c’est la mort ; académiser la musique bretonne, c’est la condamner » (Libération, 1998)

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Pochettes de disques: Yann Dub et Explore-toi : Nation de la Boue, Biniou Edits.1 vol.1, Les Riddims du Lieu-dit et Ludu Du.

Le pourquoi du comment : la Bretagne et l’imaginaire de la mer 

Stratégie de distinction ou curiosité sincère : pourquoi un tel engouement ? Qu’est-ce qui prédestinait le répertoire traditionnel breton à s’imposer comme le dernier développement des musiques électroniques ? Pour René Danger, le revival breton s’explique d’abord par la force évocatrice des mélodies traditionnelles : “la musique bretonne est très caractéristique et immédiatement identifiable. Elle est portée par des instrumentations singulières, comme les couples de questions / réponses entre bombarde et biniou, et des rituels uniques, comme les festou noz. La puissance des instruments fait appel à l’imaginaire commun des légendes celtes, alimenté par l’importante diaspora bretonne.” Et si les musiques bretonnes stimulent l’imaginaire collectif, certaines mélodies heurtent pourtant par leur arythmie et leur tempérament inégal, voire franchement dissonant. Le répertoire traditionnel breton repose sur une base rythmique syncopée à 5 temps, proche des batoucadou brésiliens. Harmoniquement, les instruments n’ont pas adopté la gamme tempérée des instruments occidentaux en vertu de laquelle on dit qu’ils “sonnent juste”. Résultat : en échappant aux canons rythmiques et harmoniques occidentaux, la musique traditionnelle bretonne facilite les métissages avec les instrumentations extra-européennes. Par sa complexité, elle suscite l’intérêt de DJ connaisseurs en quête de sonorités nouvelles et surprenantes, dans un champ toujours plus normé.

Cette quête d’étrangeté s’inscrit plus largement dans l’histoire culturelle de la Bretagne : destination orientaliste à bas coût pour les peintres Nabis et les écrivains du XIXe siècle, forte de son symbolisme, de sa mystique flamboyante et de ses légendes orales, la Bretagne a toujours fasciné pour son altérité culturelle. D’après René Danger, l’imaginaire de la mer lui confère une charge poétique, tant contemplative que tragique : “en Bretagne il y a la mer, le vent et le bruit du ressac, qui n’est pas qu’un bruit blanc : il s’agit d’un cycle musical complexe et très intéressant, qui se suffit à lui-même. La Bretagne, c’est aussi la théâtralité des légendes orales portées par les chants de marins, sans compter le souvenir collectif des marées noires dont l’Amoco Cadiz en 1979 puis l’Érika en 1999.

Dans sa mixtape Marée Noire, l’artiste rend un vibrant hommage aux récits et aux légendes musicales entourant ces catastrophes environnementales. Pourtant, il tempère : si l’univers musical breton est marqué par les sonorités océaniques, il ne faut pas oublier toute la musique du Centre Bretagne, tellurique et percussive, plutôt imprégnée de l’imaginaire de la terre représenté par l’usage des tambours.

Du bocage à la culture globale : où commence l’appropriation musicale

Pour Nicolazic, le regain d’intérêt pour la musique traditionnelle bretonne s’explique également par le refus de l’appropriation culturelle : “pour certains DJs contemporains, la pratique du digging s’est accompagnée d’une prise de conscience des biais exotisants associés aux “musiques du monde”. On peut donc voir le revival néo-trad comme la réappropriation d’un patrimoine local par des artistes conscients des risques d’appropriation concernant des productions qui leur sont géographiquement et culturellement très éloignées.” L’espace laissé par la conscientisation des musiques orientales ou africaines produirait un retour à l’exacerbation des musiques locales – sans toutefois écarter le risque d’appropriation par des musiciens opportunistes non-bretonnants. Si le débat est vif au sein d’une communauté jeune et connaisseuse, il n’a rien de nouveau : on trouvait déjà chez Yvon Guilcher, tête du groupe folk rock Mélusine dans les années 1970, une certaine méfiance vis-à-vis des appropriations folklorisantes : “j’avais l’impression que de jeunes bourgeois voulaient s’emparer d’un truc qui ne leur appartenait pas, en s’affublant de tenues paysannes et en chantant d’une façon bien particulière.” (Le Mouvement folk en France (1964-1981), Valérie Rouvière)

L’univers des musiques traditionnelles est donc marqué par le risque d’appropriation culturelle à toutes les échelles, du bocage au terrain lointain. Pour René Danger, le critère de distinction entre échange culturel et appropriation est celui de la sincérité : jouer des musiques traditionnelles doit relever d’un “intérêt réel, pas d’un simple gimmick esthétique”, afin de préserver de la standardisation mondialisée un patrimoine sonore unique mais fragile.

Par le titre de son album Pacifique Atlantique, René Danger redéfinit les frontières de la bretonnité musicale, invitant à penser les deux océans comme un seul espace de métissage. Il rappelle ainsi que les acteurs du revival trad breton se sont nourris de techniques et de formes instrumentales rencontrées dans le monde entier : créant des ponts entre biniou et bombardes, gaita espagnole et zurna anatolienne, exhumant les similitudes entre les structures syncopées des batucadas brésiliennes et l’arythmie des bagadou celtiques, ils se sont inspirés de techniques caribéennes ou encore d’influences japonisantes.

Loin du fétiche d’une bretonnité musicale unique et figée, il faut donc rendre hommage à la complexité du mouvement néo-trad en présentant la diversité des influences qui le sous-tendent. Bien vivant et en permanente évolution, il s’agit d’une esthétique aux contours meubles, qui se font et se défont à mesure des réappropriations contemporaines et, surtout, qui ruissellent en terrain lointain portés par le ressac et les ondes sous-marines.

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Lexique :

Les collectages sont un mouvement intellectuel visant à sauvegarder les costumes, danses, chants et légendes orales traditionnels dans les campagnes françaises, dans les années 1930 (première vague) puis 1960 (deuxième vague).

Le binioù-kozh est une forme de cornemuse typiquement bretonne (par opposition au binioù-braz, cornemuse plus large d’origine écossaise). Dans les formations traditionnelles bretonnes, les couples de sonneurs (musiciens au sein de formations multi-instrumentales comme les bagadoù en Bretagne) jouent en duo, alternant entre biniou et bombarde sous forme de questions / réponses.

Les binious et les bombardes sont des instruments à tempérament non modéré, ou inégal : échappant à la partition binaire entre le mode majeur et le mode mineur, ils sont capables de reproduire des sonorités ornementales complexes, comme les quarts de tons caractéristiques de musiques balkaniques et maghrébines. Ils sont donc historiquement et harmoniquement proches d’instruments non-européens, comme la zurna maghrébine et anatolienne.

Pour aller plus loin :
— sur l’histoire du mouvement folk et de ses échanges avec les scènes trad régionales, voir le podcast de Péroline Barbet disponibli ici
— sur l’histoire du label Névénoé, voir l’article du Télégramme disponible ici