Another Pixel, DJ régulier de nos soirées et de nos colonnes, nous livre un texte sur son rapport personnel à Kraftwerk, à leur musique, à Florian Schneider : sa découverte, enfant, des expérimentations technoïde et de leurs imaginaires immenses qu’ils laissaient entrevoir. 

Les grands artistes marquent l’histoire collective autant qu’ils laissent de souvenirs singuliers, propres à chacun.

Au-delà de son importance décisive dans l’évolution de la musique de la fin du 20ème siècle, les titres de Kraftwerk portent en eux une dimension fantastique telle qu’ils ont pu stimuler des imaginaires aussi riches que le nombre de leurs auditeurs.

Pour ma part, je dois au quatuor de Düsseldorf mon coup de foudre pour la musique électronique, un instant précis qui m’a fait chavirer sans retour dans la magie des ondes sonores.

C’était en 1989. Depuis toujours, de nombreux albums incontournables d’explorations sonores faisaient le bonheur de la hi-fi de la maison, avec Tangerine Dream, Vangelis, Jean-Michel Jarre, Pink Floyd, Mike Oldfield, … Je me souviens alors très bien qu’un jour mon père était rentré avec un CD dans la main, acheté pour que l’on puisse profiter de ces aventures musicales dans nos trajets en voiture.

Dès la fin de journée je pris le CD avec moi pour l’écouter sur le lecteur de ma chambre. Sur cette compilation figurait alors la « single version » du mythique « Autobahn », qui commence par l’enregistrement de l’ouverture d’une portière, puis du démarrage du moteur qui allait nous lancer sur une autoroute rythmée par les bruits du bitume et les lumières suspendues. C’était en pleine semaine, j’étais censé m’endormir et avais donc branché le casque pour profiter pleinement de la musique, dans le noir complet et en toute discrétion … J’étais plongé dans le son et je fus immédiatement interpellé par l’atmosphère que ce titre porte, comme un animal pris dans les phares de cette voiture et qui ne pouvait plus sortir de cette lumière. Ce morceau portait comme un mystère pour l’enfant que j’étais. Je me demandais si cette voiture était terrestre ou si elle ne s’envolait pas dans l’espace, vers où elle allait et … d’où venaient les sons qui dessinent ce titre incroyable.

J’ai dû rejouer trois fois de suite la piste. J’étais hypnotisé, prisonnier de la cadence que la rythmique imposait. J’écoutais là le premier morceau électronique qui était construit sur des séquences et beats répétitifs.

Cette Autobahn a été la première étape de la voie qui m’a conduit à me lancer quelques années plus tard dans le DJing. Elle synthétise ce que j’ai toujours voulu partager grâce aux platines : une atmosphère troublante et captivante à la fois, une énergie qui éveille le corps autant qu’elle fait danser l’esprit.

Dans les années qui ont suivi, j’ai dévoré toute la discographie de Florian Schneider-Esleben, Ralf Hütter, Wolfgang Flür et Karl Bartos. Et, en lisant de nombreuses lignes sur les origines de la Techno, j’ai découvert le rôle si important du groupe dans cette Histoire, son influence initiale liée à la curiosité d’un DJ qui officiait dans une radio de Detroit, The Elektrifying Mojo.

Durant toutes ces années, la musique de Kraftwerk a tellement de fois pris place dans mon bag de disques … Pas seulement dans des sets Techno/Electro, mais aussi pour croiser les sons Disco, Hip-Hop, Funk, IDM, … Hors du temps, la signature Kling Klang Records m’a offert un souvenir indélébile : l’énergie incroyable partagée sur un mash-up entre leurs « Radio Stars » et le « Filter King » de 69, aux pieds de La Rotonde lors d’un torride Disquaire Day.

Et puis il y a des nouvelles qui, en vous heurtant, vous font percevoir avec une autre perspective ce que vous partagiez familièrement dans votre vie. Le décès de Florian, co-fondateur du groupe, m’a ainsi fait penser avec un recul brutal à ce que représentent leurs disques et performances. J’ai pu prendre pleinement conscience de toutes ces dimensions qui, au-delà du ressenti d’une écoute, décrivent pour moi et donc subjectivement l’œuvre Kraftwerk.

Elle représente à mes yeux celle d’un quatuor de la dualité, une dualité si fréquente qu’elle démontre bien toute la richesse de son travail.

Formalisme obsessionnel de l’apparence des membres dans leurs représentations scéniques et picturales / Volonté de tester sans règle imposée de nouveaux montages analogiques pour leurs instruments.

Sens du gimmick et des structures Pop / Émotion des variations et des notes aléatoires.

Retenue des postures et rigueur des formes / Folle énergie Funk et cris vocodés.

Évasions soniques pour l’âme / Stimulations rythmiques pour le corps.

Le matin de cette nuit où je m’étais élancé pour la première fois sur une autoroute allemande, je me suis réveillé avec un long voyage musical en tête et l’impression alors d’avoir oublié d’éteindre ma chaîne … En fait, le bouton off était déjà enclenché. J’étais irrémédiablement tombé dans une passion sans limite pour cette musique sans frontière.

Merci à ces quatre magiciens, qui ont transformé tant de bruits en sons, qui ont fait chavirer tant d’humains entre réalité et rêve. Merci à ce groupe du passé qui restera toujours présent dans le futur, même quand les habitants de cette planète seront tous des robots.