L’histoire commence avec un hit facile et évocateur, adapté dans les années 70 pour le célèbre Muppet Show. Écrit par un compositeur de musique de films italien peu connu, le tube traverse alors l’Atlantique, et le succès est total. Si bien qu’aujourd’hui, « Mah Nah Mah Nah » se fredonne et se lit sur toutes les lèvres sans que personne ne sache vraiment d’où vient ce titre. Henri Salvador laissera même sa version française, « Mais non, mais non ». 

Le fameux morceau nous arrive d’un film érotique suédois seventies, composé par un certain Piero Umiliani. Qui, bien qu’ayant une discographie gigantesque, ne franchira pas le mur de la célébrité le temps de quelques chansons. Le reste, c’est-à-dire l’immense majorité, est resté dans un certain anonymat. On vous propose aujourd’hui de découvrir la partie immergée de l’iceberg Umiliani. (pour les plus pressé.e.s d’entre-vous, direction la playlist !)

Compositeur désormais légendaire de films italiens 70’s et de library – c’est-à-dire de musiques d’illustration – son oeuvre n’a rien à envier à celles de ses compatriotes/grands maîtres. Avec, si l’on s’accorde sur les chiffres de Discogs, 150 oeuvres dans le genre soundtrack, une quarantaine dans la library et plus de trente-cinq thèmes pour la télévision, Piero Umiliani pèse lourd. Pourtant, il ne connaîtra jamais la gloire d’un Ennio Morricone ou d’un Nino Rota. C’est qu’il alla plus volontiers vers des productions obscures bien de chez lui – le mondo, des films érotiques et des westerns spaghetti, l’expérimentation électronique et bien sur l’illustration sonore. Il faudra presque attendre sa mort, en 2004, pour voir émerger de nombreuses rééditions de ses disques oubliés, nous permettant ainsi de mieux documenter son oeuvre et sa richesse.

SOUNDTRACK • 1960 -1970

Amateur de jazz depuis son plus jeune âge et pianiste de formation (il écoute en cachette Duke Ellington sous la dictature de Mussolini), l’écriture de ses premières bandes-son démarre principalement avec des productions de la Cinecittà, l’Hollywood made in Italy, du début des années 60. Nous avons peu d’informations si ce n’est les références des films. On peut cependant résumer l’esthétique des compositions d’Umiliani pour ces films du début des 60’s par un jazz classique. Alors qu’il rencontre un premier succès avec la bande sonore du film I Soliti Ignori en 1959, il se voit accorder la production de Smog avec le trompettiste Chet Baker et la chanteuse Helen Merrill. Un style early jazz, cool et modal, romantique à souhait. Première pellicule notable pour le jeune producteur.

Mais les grandes oeuvres sont ailleurs, bien évidemment. Il faut donc creuser dans l’obscur, le noir total. Dans des films d’exploitations, ou bien dans l’expérimental. C’est à ce moment là que se développe le mondo, genre très précis de films traitant aussi bien le drama policier que le sensationnel, l’érotique et le film à l’eau de rose, voir même le western spaghetti. À ne pas confondre avec le giallo, autre genre unique en son genre et difficilement traduisible, qui mêle horreur, série B et érotique où Ennio Morricone a laissé une quantité de bandes sonores inoubliables. L’Italie est décidément une terre inépuisable.

Ainsi, nombre de ses grandes oeuvres nous viennent de ces films d’exploitation de la fin des 60’s. Certes, le scénario et le jeu d’acteurs ne sont pas au rendez-vous – mais la musique est tout autre. La liste est très longue, on tentera de faire court : Il Paradiso Dell’Uomo (1963), I Piaceri Proibite (1964), Svezia, Inferno E Paradiso (1968) (le fameux film suédois dont on vous parlait plus haut), Baba Yaga (1968), Angeli Bianchi, Angeli Neri (1969) ou encore La Morte Bussa Due Volte (1969).

Parmi ces exemples, beaucoup sont des compositions écrites pour les films de son ami Luigi Scattini, auteur entre-autre de Svezia, Inferno E Paradiso. Toutes sont d’une richesse musicale indéniable, surtout pour du cinéma fait avec peu de moyens. On y retrouve aussi bien de la bossa-nova produite parfois avec des musiciens brésiliens (sur Angeli Bianchi, Angeli Neri), du soft-funk et du vocal jazz à un lounge langoureux seventies. On doit d’ailleurs à ce duo de choc, Scattini et Umiliani, une trilogie de films/sensations qui compilent deux disques de génie. 

Ragazza Fuoristrada (1973) reste comme LE grand chef d’oeuvre soundtrack d’Umiliani. Flottement synthétique, rythme entêtant et mélodie somptueuse, l’oeuvre se loge dans la même dynamique d’un Shaft d’Isaac Hayes. « Le Ore Che Contano » nous dirige vers du funk, tandis qu’un le jazz mélodieux, mielleux et lyrique se pose sur « Volto di Donna » et que la langoureuse atmosphère synthétique de « Nostalgia » nous fait fondre comme une glace sucrée.

Il Corpo (1974), dernier volet de cette (chaude) trilogie, fait valeur d’exemple de la facette easy-tempo et jazz fusion du maestro. La production, dominée par un rythme wah wah et l’orgue Hammond (très présent dans les films 70’s), développe de nombreuses ballades instrumentales. Alors que « Hard Times » et « Chaser » nous renvoient à un jazz fusion presque classique, d’autres plus évocateurs sont idéalement conçus pour des scènes de sables chaud où des corps dénudés luisent au soleil. Bienvenu dans le monde merveilleux des années 70’s …

À côté de ses délices érotiques, un autre grand chef d’oeuvre reste, sans le moindre d’un doute, la bande-son La legge dei gangsters (1969). Film de gangters donc, magistralement orchestré par le morceau d’ouverture « Crepusculo Sul Mare ». Un morceau qui nous est familier, car finement repris en 2004 dans le film du même genre de Steven Soderbergh, Ocean’s Twelve. Cette bande sonore, plusieurs fois rééditées, renaît de ses cendres et a surement donné des inspirations à son contemporain américain.

JAZZ FUSION ET EXPERIMENTATION ELECTRONIQUE • 1970 – 1990

Parallèlement à ses bandes-sonores, la folie synthétique s’empare de Piero Umiliani, qui n’est pas à un burn-out près tant il abat du travail. Il expérimente sans cesse la nouvelle magie des synthés et premières machines électroniques. Signées sous le nom de ses divers alias M Zalla, Rovi, Moggi, Tusco et sur ses propres labels (Workshops, Liuto Records, Omicron), sa facette à la fois jazz fusion et synthétique électronique est totalement indépendante et avant-gardiste. 

Paesaggi (1971) et Piano Fender Blues (1975) sont deux très beaux exemples de sa face fusion. Des bandes-sons très proches de celle d’Eumir Deodato. avec un Fender Rhodes qui semble flotterTo-Day’s Sound (1973), lui, est l’un des exemples phares de rencontre de jazz-funk et space age, qui fera plus tard la joie des chercheurs de samples hip-hop.

Côté électronique, Piero Umiliani démarre des productions électroniques dès le milieu des 70’s, ce qui est évidemment très avant-gardiste pour l’époque. Problemi d’oggi, album sorti en 1973 sur son label Liuto, résonne plus contemporain que jamais. À l’écoute, on décèle une esthétique, une approche même qui marqua les 90’s à Détroit. Sans aller jusqu’à tisser des liens entre Umiliani et Drexciya, force est de constater que le compositeur italien avait une certaine vision. Une vision qu’il mit tout au long de sa carrière au service de films parfois grandiose, souvent de série B, dans une époque où la composition d’une bande-son originale, neuve, était indispensable. Un stakhanoviste de l’ombre, prit dans un grand écart créatif et musical permanent, que l’on découvre à peine aujourd’hui.