Radiohead est de retour après cinq ans d’absence discographique, pour un disque à la fois politique et intime. Avec A Moon Shaped Pool, son neuvième album, le quintet d’Oxford nous rappelle qu’il est capable de créer des œuvres denses, poétiques et profondes, comme peu de ses contemporains. The King of Limbs, sorti en 2011, semblait être relativement peu mémorable, un pastiche électronique décousu bien loin des défrichages expérimentaux qui leur ont fait gagner leur lettres de noblesse, avec Kid A et Amnesiac, au début des années 2000. Mais ce dernier LP voit le groupe revenir à leurs basiques, tout en les sublimant au travers d’arrangements complexes et ingénieux.

En faisant mine de disparaître d’internet juste avant l’annonce de leur album, en supprimant tout leur contenu des réseaux sociaux, Radiohead parvient à mettre en lumière une des contradictions de notre époque: le silence et l’effacement, à l’heure de la surmédiatisation, font grand bruit, comme si nous ne pouvions supporter que tout ne soit pas visible ou explicite. Cette idée et ce rapport au silence se retrouvent musicalement et lyriquement tout au long de A Moon Shaped Pool, notamment dans “Burn The Witch” ou “Identikit” où Yorke critique abondamment la surveillance de masse, le traçage et la stigmatisation des individus. Bien qu’il se soit toujours défendu de faire de la musique politique, les engagements du chanteur auprès d’ONG telles qu’ Amnesty International ou Greenpeace, sont bien connus. C’est donc sans surprise et avec une banalité presque gênante que l’on retrouve ce côté politisé au sein du disque comme sur le morceau “The Numbers” où il scande que “le système est un mensonge, une rivière qui s’assèche”, référence à peine voilée aux problématiques liées au changements climatiques. Ces formules un peu faciles et peu nuancées sont néanmoins contrebalancées par des arrangements osés et ingénieux.

Mais une des choses notables dans ce neuvième album est sa dimension proche et intimiste. Loin des grands hymnes rock torturés des années 90 ou des abstractions plaintives du début des années 2000, les morceaux se font majoritairement calmes, épurés, la voix plus posée et subtile, sans fioritures. “Daydreaming”, le second single, mis en image par le réalisateur Paul Thomas Anderson (There Will Be Blood, The Master, Inherent Vice) en est sans doute un des meilleurs exemples. Ici, la voix flotte au dessus d’un motif de piano évoquant Ravel et d’une atmosphère de guitares et claviers aériens. Le tout est appuyé par des arrangements de cordes. Malgré tout ses éléments, Radiohead parvient à éviter les clichés et à construire  une ballade singulière des plus touchantes, véritable réflexion sur le temps qui passe, l’absence et la séparation.

La relation à l’autre, et la séparation, sont en effet des thèmes centraux au sein d’A Moon Shaped Pool. La nouvelle de Thom Yorke se séparant de sa compagne après 23 ans, l’année dernière, fait sens à l’écoute du disque et l’imprègne d’une certaine façon. Le chanteur semble ainsi passer par toute les phases du deuil, les documentant dans leur universalité la plus crue (comme sur “Ful Stop” ou “Glass Eyes” par exemple). La musique vient appuyer cela de manière astucieuse et subtile. Le guitariste Jonny Greenwood, à qui l’on doit notamment les BO de There Will Be Blood, Norwegian Wood ou encore The Master, est ici aux arrangements. On peut ainsi entendre sur de nombreux titres des cordes et des chœurs interprétés par le London Contemporary Orchestra. Le tout est tant inspiré par le Melody Nelson de Gainsbourg comme sur “The Numbers” que par Penderecki sur “Burn The Witch” ou “Daydreaming”, ou encore des compositeurs italiens tels que Umiliani ou Morricone comme on peut l’entendre dans l’arrangement bossa de “Present Tense”. Si les mélodies initiales sont relativement simples, Greenwood a su en tirer toute la richesse harmonique, transfigurant les morceaux qui tirent ainsi sur plusieurs époques et doivent tant à la pop moderne qu’au classique et aux musiques extra européennes du XXème siècle. Le résultat offre une expérience assez cinématographique dans l’ensemble. L’album se clôt sur “True Love Waits”, un morceau composé il y a une vingtaine d’années et jamais sorti (à l’exception d’une version live sur le EP I Might Be Wrong en 2001). Une balade qui pourrait bien être le “imagine” de Yorke, qui l’a ici réarrangé au piano et dans une esthétique plus sombre que la version précédente. Dans ce morceau à la simplicité touchante, Yorke ne crie plus son désespoir, il le récite comme un conte, narrant les affres de l’amour mourant ou la langueur de ceux qui le cherchent.

A Moon Shaped Pool ne révolutionne rien mais n’en a pas la prétention. Il se dégage un coté intemporel de ces compositions, qui donne à ce neuvième opus une dimension humaine et intime comme jamais dans la carrière du groupe, touchant de plus près à l’universalité des sentiments sans jamais faire dans le consensuel.