Lancer son label ne repose pas seulement sur l’idée si fantasmée de trouver la perle rare, celle qui fera la différence et deviendra à sa sortie, l’artiste under the radar. Trouver le banger, le disque qui fera monter la côte sur Discogs n’est pas toujours une affaire de style et de réseau. Très souvent, ce sont des heures à creuser, à chercher, à enchaîner les écoutes, à jouer avec l’algorithme ou encore à lire les Top 50 de Pitchfork. C’est se lancer dans l’aventure sans connaître la destination. Telle une histoire à tiroirs, ouvrir une boîte puis une autre pour se retrouver dans une quête perpétuelle de nouvelles histoires.
Observateur averti de la scène électronique, d’une curiosité débordante, Jon Beige fait parti de ces personnages aux multiples casquettes. On le connaît principalement en tant que DJ et producteur, avec des sorties sur les labels Global Warming et Records With Attitude, moins pour ses contributions chez Tsugi et ses sélections toujours aussi innovantes et recherchées sur Rinse France. Après un temps de réflexion, l’artiste parisien lance son label Weirdies et présente l’envie de mettre en lumière sa vision de la scène électronique – et pas que. Une première sortie dans une esthétique de musique non-club sort ce vendredi 25 octobre, signée de l’énigmatique producteur ECLT. Comme une suite logique à notre premier échange au printemps dernier à la radio, nous le retrouvons dans un café du 11ème arrondissement pour évaluer ce nouveau virage.
Comment ça va ?
Ça va bien, c’est une période assez intense en ce moment ! Le lancement d’un label c’est assez chronophage. Tu te retrouves à avoir pleins de choses à faire, tu penses qu’une tâche va te prendre dix minutes et quand on ouvre la boîte, en fait il y a encore pleins d’autres boites à ouvrir. Typiquement tu te dis « tiens, je vais poster les titres sur Bandcamp. Et finalement tu te retrouves à passer du temps à chercher et calculer tes frais de livraison… » L’idée, c’était de bien préparer la première sortie pour ne pas me retrouver complètement dans le rush, mais il se trouve que même en faisant ça, la veille du lancement de la première sortie (le 20 septembre, ndr) j’étais encore à régler des histoires de distribution digitale, à préparer des visuels et des posts. Que des histoires à tiroirs.
Ce lancement de label, comment ça t’es venu ?
C’est quelque chose auquel j’ai toujours pensé. J’attendais de m’établir en tant qu’artiste pour m’y atteler. J’imaginais peut-être aussi tomber sur la perle rare en me disant « ah ouais, lui je veux trop le sortir sur mon label et paf ça lance le label comme ça ». J’ai donc réfléchi au fait que ce n’était pas forcément à ma carrière d’artiste de nourrir potentiellement mon label, et que les deux projets pouvaient se nourrir mutuellement, dans une évolution commune.
La concrétisation de cette idée, a eu lieu à un moment de ma vie, où je me retrouvais un peu dans une routine à mixer en tant que DJ dans divers lieux, et l’envie de sortir de la musique s’est fait de plus en plus sentir. Quelques jours plus tard, Elliott (ECLT, ndr) que je connais de longue date de Nice et qui m’a toujours envoyé de la musique sans trop vouloir la sortir sur des labels, m’envoie ses dernières démos. Le morceau en question m’a vraiment plu, et l’idée a pris tout son sens. Je suis assez terre à terre, mais j’aime suivre les signes que l’univers m’envoie.
Le mythe de se dire « je vais un jour tomber sur la perle rare qui fait la meilleure musique de tous les temps que personne n’a jamais entendue » au bout d’un moment il faut aussi se confronter au fait que tu vas le faire et tu cherches.
Avant ça, tu avais des idées de noms en tête ?
J’en ai pas mal oui, mais je vais les garder pour moi pour l’instant, c’est encore trop tôt.
J’ai déjà une deuxième sortie dans les tuyaux, elle est signée du producteur Rougail Space Program.
Dans l’idéal j’aimerais bien trouver pour ma prochaine sortie une personne non-binaire ou une fille plutôt confirmé.e qui ne produise pas de la musique de club.
Justement concernant l’esthétique du label, tu avais pensé à une DA, à un style que tu voulais mettre en avant ?
Je pense que l’esthétique du label s’inscrit dans un état, un mood global. Je me verrais bien à la fois sortir de la folk et du rap. J’aime l’idée que l’artiste produise un morceau dans sa chambre dans un esprit un peu low-key.. avec un enregistrement un peu random, des guitares et des mélodies un peu tristes. Un univers que l’on ne retrouve pas assez en France. S’il y en a qui lisent cet interview, qu’ils se manifestent !
J’aime l’idée que l’artiste produise un morceau dans sa chambre dans un esprit un peu low-key.. avec un enregistrement un peu random, des guitares et des mélodies un peu tristes. S’il y en a qui lisent cet interview, qu’ils se manifestent !

La casquette ‘Jon Beige’, c’est terminé ?
Non, loin de là ! Mais j’ai un peu moins de temps pour faire de la musique. Je souhaite juste rajouter une nouvelle casquette pour que le label fasse le lien avec mes productions. Une sorte de carte de visite de DJ-producteur. Si ça peut m’aider à mixer un peu moins pour des soirées d’entreprises et plus au Dekmantel, je suis preneur ! (rires)
Dernièrement j’ai sorti un morceau sur la compile de Lisa More, des edits à droite à gauche et un nouveau remix va sortir prochainement. Pour la rentrée, j’ai démarré une nouvelle résidence sur Rinse France et plusieurs projets dans le domaine de la musique pour l’image sont également à venir.
Pour ta soirée de lancement de label, il y avait une consigne bien précise. Chaque DJ réalisait un set de 22min, top chrono.
Cette histoire c’est un peu le hack du siècle ! Je me suis dis « bon j’ai ce spot au Bar à Bulles à La Machine, de 19h à 23h30. On file des tickets-boissons, j’invite qui je veux à jouer par contre il n’y a pas de budget pour les DJs. » J’ai donc décidé d’inviter tous mes potes, des DJs que je connaissais personnellement et finalement je me suis retrouvé avec 12 noms ! C’était complètement fou ! Personne n’a pris le truc à la légère. Tout le monde s’est dit, je vais passer les meilleures tracks que j’ai sur ma clé dans ce style là. La consigne étant de mixer 22 minutes dans un style précis pour mettre en avant différents styles durant la soirée. Cela renvoie finalement à ce que j’essaye de faire avec le label.
Revenons à des questions plus larges – parle-moi de ton éducation musicale.
Comme beaucoup de gens, mes parents adoraient la musique. Mon père est musicien et possède son studio d’enregistrement, c’est lui qui s’est occupé du mastering de l’EP. Très petit, j’ai baigné dans un univers musical avec mon père qui jouait du piano, ma mère écoutait des choses 80’s plutôt axées new-wave.
De mon côté, j’ai fais de la batterie pendant longtemps, j’avais un groupe de métal quand j’étais au lycée.
T’étais un peu axé rock ?
Oui clairement, et en même temps je regardais MTV donc j’écoutais beaucoup de rap. Ça m’a permis d’avoir une éducation entre guillemets de « puriste » ! J’avais le sentiment que ce qui se passait sur MTV c’était plutôt les trucs américains alors que sur NRJ c’était plus « franchouillard », et ça m’a un peu créé ma culture globale. Ensuite, je suis passé à la musique électronique.
Notre génération a été influencé par la culture anglo-saxonne, que ce soit via MTV et les séries américaines, avec le sentiment de se dire que la culture américaine prédomine sur la culture française.
J’essaye de m’en défaire justement. Typiquement, hier j’ai mixé pour une soirée Amazon Prime où le thème était années 2000 dans le cadre d’une série autour de Loft Story. Je me suis rendu compte que je jouais que des trucs américains. J’ai fini par jouer quelques morceaux français après qu’on m’ait fais la demande. Intérieurement je me disais, c’est nul, alors qu’il y a des choses biens, ça doit venir de là. J’ai toujours eu cette espèce de fascination pour la culture anglo-saxonne, en tout cas pour la musique.

Et donc ensuite, tu es passé à la musique électronique ?
Oui, la musique électronique c’est une longue histoire ! Il se trouve que ma mère écoutait pas mal de musique électronique de son côté avec les compiles Fuck Me I’m Famous… Petit aparté, mais on retrouve des artistes pas si mauvais que ça comme Roman Flügel… Je serai assez curieux de les réécouter ! Très “Brat Summer” ces compiles finalement.
Parallèlement, c’était l’arrivée de la vague Ed Banger où j’ai commencé à vraiment m’y mettre via Justice, une énorme phase. Ce qui m’a sûrement donné cette envie de créer un label. Je ne sais plus qui en parle dans le documentaire sur DJ Mehdi – il me semble que c’est Boombass : avant Ed Banger, il n’y avait jamais eu d’intérêt pour les labels. Les gens s’en foutaient des labels. Avec Ed Banger, tu vénérais le label plus que les artistes, c’était inédit. Ce qui est assez drôle dans la suite de l’histoire, c’est que tout le monde a commencé à s’intéresser aux labels un peu connexes comme Institubes.
Bref, c’est un peu à ce moment-là de ma vie que j’alternais entre le rockeur et le clubber de Juan-les-Pins, la fin du lycée annonçait ma transformation de baby rocker qui rejoignait un peu la vague Ed Banger où j’écoutais les Kooks, les Strokes… Ensuite, période Aphex Twin, rien à dire. Tout cela s’est ensuite transformé petit à petit dans ce qu’on pourrait appeler ma période indie/hipster : je lisais Pitchfork tous les jours, j’écoutais beaucoup de musique électronique avec des artistes qui étaient poussés par ces médias donc beaucoup d’artistes anglais – Joy Orbison, Four Tet, Caribou – et c’est là que j’ai eu cette volonté de creuser des sites moins connus en me disant que j’allais tout écouter, donc j’écoutais tous les top 50 en entier, à l’époque où il n’y avait pas encore Spotify. C’est dans ces tops que j’ai découvert Burial et Jamie xx par exemple. Il ne faut pas avoir honte d’avoir découvert une musique via un truc random, ce qui compte c’est d’avoir eu sa porte d’entrée vers un style.
L’important c’est d’avoir des portes d’entrées pour découvrir de la musique, il faut être curieux.
Justement, c’est hyper intéressant d’avoir pu découvrir Burial sur Pitchfork, alors que généralement c’est quelqu’un qui te fait découvrir tel artiste.
Oui, ce n’est pas un vieux sage dans un disquaire qui m’a dit écoute ce disque incroyable ! Je pense aussi que très peu de personnes ont découvert Burial en montant dans un bus londonien… (rires) L’important c’est d’avoir des portes d’entrées pour découvrir de la musique, il faut être curieux.
Et donc quels sont tes derniers coups de coeur ?
On va regarder ça justement (il sort son téléphone avec sa playlist Spotify, ndr). J’écoute beaucoup d’albums, j’écoute à peu près 200 albums par an. Dernièrement les trucs qui m’ont bien plu sont des trucs assez rock : l’album de Fontaine D.C. j’ai adoré, l’album de Nick Cave aussi. ESP, un truc un peu émo-club sans rythmiques ! Il y a Toro Y Moi, Fred Again.. – non je rigole ! Bon, j’ai écouté mais ce n’est pas terrible. Nídia et Valentina, qui sont signés chez Príncipe. En revanche, je n’ai pas du tout aimé l’album de Jamie xx. Reymour leur dernier album, c’est rafraîchissant (et on vous en a parlé sur Phonographe Corp, ndr). Il va bien avec cette idée dont je te parlais, de gens qui font de la musique de manière random chez eux sans aucun espoir que ça marche. J’aime bien le concept.
Concernant l’aspect visuel du label tu travailles avec Louis Ziegle.
J’avais vraiment envie de mettre l’accent sur l’aspect visuel du label. Quitte à ne pas créer de label, l’aspect visuel se devait d’être central. Ce pourquoi j’illustre chaque sortie avec une affiche. Mon idée première, comme je viens d’un passé de geek, c’est que j’ai toujours adoré les illustrations de cartes Magic. L’idée était donc de trouver un illustrateur de carte Magic, et on m’a recommandé le travail de Louis. Dans cette même idée des planètes qui s’alignent, j’ai tout de suite été conquis par son travail. J’ai senti que ça fonctionnait bien, qu’il y avait une belle synergie entre nous. J’ai envie de lui confier tous les artworks à venir pour le label.