Lorsque l’on m’a proposé d’écrire une chronique sur la musique électronique, je me suis vu en train de révolutionner le genre. Enfin ! Cela faisait si longtemps que j’attendais de mettre en œuvre mon projet diabolique visant à spiritualiser la double sphère de la critique et de la réception, considérant qu’il y avait là des possibilités inexploitées, un potentiel de décibels à traduire en mots et, surtout, un impensé pourtant déjà-là, bien vécu, celui de l’oscillation existentielle que nous offre le monde moderne dans l’alliage qu’il opère entre technique et génie, entre machine et sensibilité ou imagination – disons-le clairement, entre matière et esprit.

J’ai peu à peu compris qu’il me fallait d’abord trouver l’os pour construire le squelette et j’ai tout de suite pensé à Villalobos, grand métaphysicien et mage blanc de notre époque – Que Belle Epoque

Théogénèse…

Ricardo Villalobos – Fussmilch

« Qui est Ricardo Villalobos ? ». Si aujourd’hui cette question paraît idiote, c’est peut-être signe qu’il faut légitimement la poser à nouveau. Avons-nous bien compris ce qui nous a été dit à son propos ?

Bien sûr, chacune de ses sorties provoque son lot de reviews qui s’attèlent à décortiquer les dernières tendances et créations de celui qui est déjà considéré comme un maître, une figure à part dans la sphère de la musique électronique qui, loin d’être étanche, lui assure un public de plus en plus nombreux. Lui-même avoue sa fascination pour la pop, c’est-à-dire tout ce qui touche un large public, quitte à couronner Mozart roi de la pop en conséquence…

On a pourtant, dans ce milieu, l’habitude tenace de se méfier de tout ce qui commence par toucher les foules. La musique électronique se veut proche de ses racines underground et alors « gare aux vendus ». Est-ce le cas de Villalobos ? Assurément et sans suspens, je réponds non. Qu’est-ce alors que ce phénomène capable de remplir les plus grandes salles ? Un avatar underground récupéré par le Spectacle et/ou jouant son propre rôle ?

Mes amis, baissons les armes. Et faisons une hypothèse. Elle reviendrait à dire : « prenons au sérieux cette musique, comment se fait-il qu’elle plaise autant ? »

Ricardo Villalobos – Logohitz

Ce qui frappe avant tout, c’est son parcours. Des premières sorties comme The Contempt ou N-Dra jusqu’à son dernier album Dependent And Happy, nombreuses sont les évolutions de sa musique par essence polyphonique. Certes, il y a forcément des déçus et des travaux moins réussis que d’autres, mais Villalobos réussit toujours à se ressaisir.

Ces premières sorties contiennent déjà le principal ingrédient de son succès : des chansons hypnotiques, sortes de mutants formels dont les boucles house seraient devenues les pendules. Microhouse. Une réussite totale.

Ce n’est pas pour autant une invention. Ricardo le sait et ses influences sont nombreuses, de la house-disco à la musique minimaliste expérimentale en passant par les rythmes sud-américains. En cela, il est l’aboutissement de cette époque d’acculturation globalisée dont la musique électronique participe par son travail du sample.

Fort de ce background éclaté qui irrigue son imaginaire, il lui arrive de pousser le syncrétisme assez loin comme dans Waiworinao. Les riffs entrainants de cette guitare latine n’étouffent ni le doux mouvement des synthétiseurs qui nappent à tout va, ni les cloches qui viennent renforcer l’immersion. Les éléments jouent les uns avec les autres jusqu’à ce que les impératifs house viennent discipliner le paysage musical parcouru. Et tout devient diablement rythmé. L’espace de la réflexion n’est pas séparé de celui de l’excitation. La théorie se mêle à la pratique.

D’une autre manière, Mormax participe de ce respect de la tradition par l’utilisation inattendue de samples de Phillip Glass, et notamment ceux de sa grande œuvre Einstein On The Beach Lyrisme et minimalisme riment ensemble dans cette longue chanson rythmée par les onomatopées obscures du vocal. Plus qu’un hommage, Villalobos transcende le matériau préexistant tandis que les basses martèlent des mélodies d’une autre dimension. Encore une alchimie réussie !

« De la musique de drogué ! », objectera-t-on. N’est-ce pas rabaisser un peu vite une telle musique ? Le reproche est d’autant plus facile que l’homme a un passé conséquent. D’où le pied de nez dans le titre de son dernier album. Là encore, on préfèrera le génie au drogué. Mais qu’a-t-il donc de si génial ? Les innovations formelles ne sont pas connues pour rassembler autant les foules, d’habitude. La réponse est à chercher dans le procès même de l’écoute, dans l’étude de ce qui apparaît à nos oreilles fatiguées.

De l’abstrait au concret

Ricardo Villalobos – Sieso

Certains mythes, noyés par l’afflux de ceux plus récents qui guident nos jugements, continuent d’avoir une véritable efficacité malgré les tentatives de déconstruction. Prométhée est le héros de celui qui nous intéresse. Il est celui qui a ramené de l’Olympe le feu, symbole de la connaissance, origine de la technique, première étape vers la machine. Si ce mythe est aussi celui qui inaugure l’explication de la finitude, il n’en est pas moins vrai qu’il n’en conserve pas moins un autre aspect dont Ricardo Villalobos semble se souvenir lorsqu’il évoque la façon dont la musique, sorte de cadeau céleste, opère à la réconciliation des hommes. Langage universel que Villalobos conçoit comme l’espace de circulation d’un même matériau, et dont il se veut l’interprète. Pour exemple, il considère qu’il n’existe pas d’innovations en musique. Celle-ci est l’espace d’une éternelle reprise du Même, une certaine façon pour la technique de se mêler à l’humain afin d’aboutir à un substrat éthéré, ouverture d’une interrogation fondamentale qu’est l’expérience artistique.

En cela, le caractère abstrait de la musique de Villalobos n’est qu’un masque. L’écrivain Henri Michaux (qualifié injustement de « poète ») écrit : « les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas, si vous les avez ratés au premier coup ». Il en est de même en musique. Tant du côté de la réception que de la création, ce qui est peut-être plus ambivalent que pour la littérature. Chez Villalobos, la subversion du genre se constitue selon trois moments :

Tout d’abord, car elle naît d’une association dialectique de l’organique à l’inorganique, de l’humain à la technique – l’inhumain a priori.

Ensuite, car elle soulève des questions existentielles, interroge le sens à partir d’un contenu bien concret, fait surgir l’esprit de la matière à  la suite de la première opposition.

Enfin, elle propose une résolution musicale à ces énigmes entraperçues, soit par la méditation comme dans Sieso, soit par la danse si l’on veut séparer ce qui est pourtant bien mêlé, comme dans le frénétique Alicahue 7340 ( Ric y Martin).

En effet, Villalobos s’appuie sur l’alliance métaphysique du corps et de l’esprit : danser, c’est faire l’expérience d’une reconnaissance mutuelle où l’un cherche sans cesse à aller aux limites de l’autre, corps et esprit, tous deux unis dans ce même mouvement paradoxal. L’écouter, c’est se mêler suavement aux mélodies les plus compliquées. Ce n’est par conséquent pas un hasard si le bruit de ses machines nous paraît bien vivant.

Musique, existence…

Rien de plus compliqué que de saisir ce qui ouvre l’espace du sens dans cette musique dont on pressent maintenant la haute teneur métaphysique, celle dont Ricardo nous dit détenir l’intuition.

Il faut pour cela se concentrer sur une chanson en particulier. J’ai choisi Baby, sortie en 2012, car elle fournira un exemple parlant.

Que nous dit cette chanson ? Où se construit le sens espéré ? Tout d’abord, dans la circulation entre l’aveu cynique-sincère passé au vocoder et la régularité métronomique du temps qui s’écoule. En clair, la rythmique façon heartbeat construit le décor, mais la voix est déjà au-delà : elle est l’ouverture des cadres, soutenue par une mélodie vaporeuse. Villalobos disait dans une interview que si la mélodie relève de la culture, le rythme relève de l’universel. Ici, c’est dans cette voix-mélodie que s’exprime non la culture comme on l’entend, c’est-à-dire dans un sens faible, mais la culture comprise comme ensemble de notre position existentielle. Comment ?

D’une part, en rompant avec le rythme, en choisissant le décalage (par rapport au kick + rimshot, entre les différentes strates de voix, …).

D’autre part, en absorbant la contradiction dans le contenu même des paroles. Condensé explosif et dégoulinant d’une sentimentalité contradictoire, à l’image de l’homme moderne plongé dans un monde insensé.

Ce dont nous avons finalement l’intuition, c’est ce « culturel-existentiel » élevé à l’universel par le subtil jeu de questions-réponses que s’accordent rythme et mélodie, c’est notre condition sentimentale moderne face au monde, aux choses, à ceux qui comptent et ne comptent pas pour nous – à l’image de son titre Das Leben Ist So Anders Ohne Dich dans son dernier album, Dependant And Happy. J’ajouterai toutefois que ce même résultat apparaît de la même façon mais dans un sens inverse à l’intérieur de cette profonde chanson qui chante l’être absent et sur le mode post-moderne d’un alliage de la tradition et de l’expérimental.

Si la suite de Baby, quand la voix se tait après être descendue dans les graves, abandonne le langage parlé des humains pour adopter le chant de la machine, la track garde la même signifiance, au détail près qu’à la mélancolie du cœur s’est substituée la traduction sonore de l’absurde : c’est là tout le non-sens qui fait sens, comme si notre lutte quotidienne pour vivre dans ce monde inhabitable, où rien ne nous correspond vraiment, était ex-posée là, devant nous. Rien d’étonnant à ce que Villalobos fasse ré-sonner les variations extra-mélodiques des synthétiseurs et balaie alors toute fixité.

Il y a assurément du tragique dans cette chanson. Mieux encore, il y a là naissance d’une tragédie.

Génie et/ou mythe moderne ?

Villalobos est loin d’être un simple phénomène de mode. Sa rigueur se mêle à des intuitions philosophiques profondes, surtout dans ses œuvres les plus expérimentales. Parfaitement conscient de ce qu’il nous propose, il l’est tout autant de son génie. Comment ne pas en être fier ? En joue-t-il ? La question n’a pas lieu d’être et tient plus du gossip que d’une analyse attentive au mode de fonctionnement de sa musique. Il n’en reste pas moins que cette musique et le personnage sont devenus l’emblème d’un nouveau mythe : celui du génie digital, excentrique, dependent and happy… S’il faut craindre quelque chose, c’est bien cette récupération qui en vient à se concentrer davantage sur la figure archétypale du « dj-shaman » que sur l’artiste et son œuvre, assurément celle d’un plasticien sonore. Au moment où la représentation et l’image construites petit à petit par la légende prennent la place de sa musique, que la mythologie occulte la possibilité même de la critique ou du désaveu, cela devient dangereux. Et même malsain. Villalobos en est sûrement conscient : il a construit une image qu’il sait endosser, notamment lors de ses Dj sets… mais lorsque le silence se fait et qu’il ne reste plus que le face-à-face troublant avec son œuvre, lorsqu’il est dans la prise de risque maximale, celle de l’expérimentation ou du groove inédit, on ne peut qu’espérer qu’il continue à être celui qu’il est, djinn moderne et spécialiste des fréquences humaines.

Alors que tout semble nous pousser à croire que la fin des grands mouvements artistiques aux enjeux existentiels et éthiques n’a laissé qu’un vaste désert où pullulent des artistes hétérogènes et incompréhensibles, Villalobos fournit à nos oreilles fatiguées une bonne dose d’optimisme. L’art continue à parler de la vie, sous tous ces aspects, mêlant le plus innocent des jeux au plus véridique portrait de la finitude : « Quelle belle époque, comme on les enchaîne… »

Ricardo Villalobos – Que Belle Epoque

Article réalisé par Saint-James