Musique expérimentale

Voici une introduction afin de situer une nouvelle série d’articles au titre évocateur, ce autour d’un focus sur le label parisien Silicate Musique fondé par Voiski (écouter son Phonocast), Thomas Bethmont et Boris Hervot Dlutowski.

Comment penser la musique expérimentale ? Ou plutôt comment concevoir ou se représenter ce qu’elle nous a apporté, l’héritage de configurations sonores et de dispositions qu’elle nous a transmis et que l’on retrouve aujourd’hui dans la scène EDM/IDM ou dans l’écoute de ses productions ? Le plus difficile, dans cette tâche, est peut-être que c’est justement ce même héritage formulé à l’époque sous forme d’œuvres inédites et de conceptions révolutionnaires à l’échelle du sous-champ de la musique classique – jusqu’à parfois adopter l’échelle globale d’une révolution esthétique capable de « changer la vie » — qui aujourd’hui paraît le seul fait de mélomanes avertis, d’universitaires ou de figures de la scène électronique à la recherche de précurseurs. Le bouleversement qu’ont opéré des compositeurs comme Cage ou Reich apparaît au mieux comme une référence éclairante, au pire comme une revendication un peu pédante de la part de certains artistes éloignés du génie des précurseurs, en tout cas sous une forme neutralisée.

À propos du peintre Édouard Manet,  dans un cours au Collège de France publié récemment (Manet, Une révolution symbolique : Cours au collège de France (1998-2000)), le sociologue Pierre Bourdieu écrit justement ceci : «  Si les révolutions symboliques sont particulièrement difficiles à comprendre, surtout lorsqu’elles sont réussies, c’est parce que le plus difficile est de comprendre ce qui semble aller de soi, dans la mesure où la révolution symbolique produit les structures à travers lesquelles nous la percevons. Autrement dit, à la façon des grandes révolutions religieuses, une révolution symbolique bouleverse des structures cognitives et parfois, dans une certaine mesure, des structures sociales. Elle impose, dès lors qu’elle réussit, de nouvelles structures cognitives qui, du fait qu’elles se généralisent, qu’elles se diffusent, qu’elles habitent l’ensemble des sujets percevants d’un univers social, deviennent imperceptibles. »

La révolution symbolique dont il est question ici, c’est l’émergence d’une musique capable d’intégrer le bruit qui habite nos vies, de rompre avec les formes de narrativité propres aux motifs et constructions classiques, de laisser le hasard et l’interprétation être aux origines de sonorités inconnues. C’est Satie, Russolo, le GRM, Cage, Reich, Glass pour ne citer que les plus connus. C’est une succession de positions théoriques et d’œuvres phares. Mais c’est aussi une lutte théorique importante, des stratégies d’appartenance et de revendications… Afin de situer le propos, le choix a été de faire un focus sur un label « expérimental » contemporain, Silicate Musique, pour ainsi remonter vers des thèmes fondateurs de cette révolution symbolique.

Rencontrés autour d’un verre, les trois fondateurs du label ont chacun apporté leur contribution à cette première réflexion, chacun avec son éclairage. En espérant avoir rendu les nuances qu’ils ont développées, voici donc une présentation de cette plate-forme au carrefour des arts, créée en 2008 par Voiski, Thomas Bethmont et Boris Hervot Dlutowski.

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Tracklist :

Яков – Suburban (For Galactic Purposes) (sili016)
Яков ‎– Blueshift (sili019)
DSCRD – Poly Dichroic Euthimal (sili016)
DSCRD – ••- (sili018)
Charlie Notfonk ‎– Snakes (sili015)
Ligovskoï – Jericho (sili016)
Voiski ‎– Artiste (sili003)
Hogo – Overprinted Relationship (sili018)
Pit Spector – Cloche (Cabanne Remix) (sili014)
Pit Spector feat. The Pretender – Reuilly (sili014)
Silicate & antislash – Workshop#1 hip-hop
Charlie Notfonk ‎– Enlacés (Voiski Remix) (sili013)
DSCRD – workshop#3 Raw Data
Яков – workshop#3 Raw Data

À l’époque de sa création, il faut se rappeler l’importance de la scène minimale, de ses productions surabondantes et produites sur des schémas semblables et au final rapidement ennuyeux. La reconnaissance de segments plus expérimentaux de la scène EDM n’était pas ce qu’elle est aujourd’hui, preuve en est cet article. Pressentant un début de scène, Thomas, Luc et Boris choisissent de créer Silicate. Autant dire que la structure du marché, tant du point de vue de la réception que de la distribution, leur est défavorable — mais n’est-ce pas encore le cas ? Toujours est-il que le projet s’enracine autour de certains objectifs : disposer d’une totale liberté, montrer la créativité de certains acteurs de la scène parisienne… Le label réunit ainsi DSCRD (prononcez « discordance »), Voiski, Grifin’, Thomas Bethmont, Яков (prononcez « yakov »), Charlie Notfonk, Valentin Ferré, Tim Dornbusch, Trashvortex Electronic Ensemble (TVE), Hogo ou Pit Spector

La fabrication artisanale de véritables œuvres avec de vrais livrets artistiques, dans des éditions très limitées, s’appuie sur un micromodèle économique soumis à de vraies difficultés, mais résulte d’une volonté forte de la part de ces créateurs. Pour eux, une sortie standard a quelque chose de stérile : le produit final doit être pour les dirigeants du label comme pour l’artiste ainsi que pour le public un objet un peu exceptionnel, fruit d’un parcours dont n’a pas forcément conscience l’auditeur, mais qu’il devine derrière l’aura mystérieuse et l’univers graphique associé — le mystère est avant tout pour eux lié au fait qu’ils soient de mauvais communicants comme ils aiment le dire en plaisantant. Ce format a pour eux plusieurs avantages qu’on est tout prêt à leur reconnaître : sans viser une élite, l’implantation locale à l’heure de la distribution globale permet d’établir une certaine traçabilité du produit fini. « On sait que le vinyle va aux bonnes personnes » précise l’un d’eux, pas au sens d’une élite, mais ce dans la mesure où, à un autre endroit du globe, l’objet serait totalement décontextualisé et perdrait de son aura esthétique, « il perdrait son âme » conclut Voiski. C’est définitivement une question d’intimité. C’était aussi pour eux une méthode alternative de production face à une certaine mainmise sur l’industrie musicale de la part des gros labels déjà en place et dans lesquels ils ne se retrouvaient pas.

L’esthétique du label est quant à elle fortement marquée par la science-fiction ou les arts numériques : cela passe par l’utilisation de VHS, de disquettes… Nulle question de nostalgie, « on ne cherche pas à rentrer dans un système particulier » rajoute Boris : le choix du format de diffusion est toujours lié au protocole, à la nature du projet. À cela s’ajoute tout le côté fiction : il est vrai qu’à lire la nouvelle qui accompagne la dix-huitième sortie du label, imprimée sur papier Dot Matrix, on a l’impression d’être en compagnie d’un document archéologique ou historique, un objet unique. Le but n’est pas pour autant de marquer l’époque, seulement de produire un objet concret à partir d’une réflexion, d’un chemin de pensée auquel participe et le label et l’artiste, sans s’immiscer non plus entièrement dans l’intimité de sa pratique. En cela, Thomas, Voiski et Boris se placent au cœur de l’activité artistique comme poiesis ou artisanat. Parallèlement, le label a fait le choix de distribuer gratuitement des versions numériques pour ceux qui n’ont pas les moyens de s’acheter les vinyles, conformément à une vision très libérale du téléchargement illégal. « Ça serait hypocrite vis-à-vis de l’auditeur de leur vendre le MP3, il sera toujours recopié quoiqu’il arrive, autant le distribuer en bonne qualité » précise Thomas.

Si la direction artistique du label s’est d’abord construite autour d’une certaine forme de « microdance music », elle s’est désormais orientée autour d’une nouvelle façon de penser le processus productif et le produit final, conception centrée autour de la notion de protocole. Pour Thomas, c’est « une certaine manière d’exister musicalement à notre époque », au sens où tellement de choses ont déjà été faites. « C’est pour nous une manière de réinjecter des formes que l’on retrouve dans certains courants artistiques au XXe siècle. L’idée de protocole est aussi venue de notre formation artistique que nous partageons en commun avec Voiski ». Cette dimension protocolaire permet de penser les projets en amont, en s’aidant d’une autre dimension ou d’un autre art voire d’une performance : un film, un workshop, un événement historique comme les évènements de la place Tian’anmen pour Operator #17, la dix-huitième sortie du label signée Hogo et DSCRD.

Silicate Operator 17

Quand vient le moment dans la discussion de définir ce qu’est la musique expérimentale se pose la question de savoir si un label comme Silicate est aujourd’hui expérimental au sens où John Cage faisait de la musique expérimentale. Dans Experimental Music, le compositeur et critique Michael Nyman souligne à quel point le sous-champ ayant opéré cette révolution symbolique s’est construit autour de deux pôles, de deux registres de justification : le premier met en avant l’expérimentation brute du son, le refus de la narrativité et la saillance de la musique comme entité sensuelle pure tandis que le second pôle s’articule autour des propositions philosophiques et théoriques qui encadrent cette musique, autour de la promesse d’un Sens dévoilé par l’expérimentation ou l’écoute ; cette musique veut être à la fois sensibilité pure et expérience spirituelle, toucher le corps et l’esprit. La revendication de ces deux pôles dans le discours des protagonistes de cette révolution symbolique ne va d’ailleurs pas parfois sans contradictions ou conflits ou superposition. Silicate navigue lui aussi entre deux eaux.

Silicate est-il un label expérimental ? Pour Thomas, la musique expérimentale, c’est avant tout l’expérimentation : le hasard, l’imprévu. Le fait est que Silicate et ses artistes travaillent en amont autant sur le rendu que sur la méthode, privilégiant un effet esthétique au détriment d’une certaine forme d’expérimentation, « ce qu’on aime, c’est qu’un auditeur qui n’ait pas connaissance du protocole de travail ait une vraie écoute ». Le protocole encadre : à partir d’une idée ou d’une fiction, Silicate demande aux artistes de créer par exemple des bandes-son à des films, d’illustrer des histoires, à la manière d’une commande que l’on passe à un artisan… Et chaque protocole est différent : cela permet au label de ne pas se figer, ne pas se cristalliser dans une identité particulière, d’être toujours en mouvement. « Peut-être que l’expérimentation est là aussi » avance Boris tandis que Voiski compare cette musique protocolaire au rôle d’un « commissariat d’exposition ».

L’exemple d’Antenna (Silicate 019) est éclairant : après avoir compilé des recherches sur deux antennes d’ex-URSS qui envoyaient encore des sons très particuliers, ils ont donné à Яков une radio afin de lui fournir un premier matériau sur lequel bosser.

De fait, mis à part ce travail conceptuel a priori, la liberté de l’artiste reste entière et cela se traduit bien à l’écoute. Ce qu’il faut retenir, c’est que l’idée de protocole n’est pas une idée à l’encontre de l’expérimentation. Au fond, le protocole est le cadre de toute expérimentation : l’expérimentation pure n’existe pas ou, alors, comme pure liberté sans socle, elle serait vite ennuyeuse. La musique est toujours déterminée d’une certaine manière, par le choix des synthétiseurs, par le choix des artistes…Ainsi pour Thomas, Silicate n’a rien inventé : même une de ses pièces personnelles (Lecture de Marcel Khalife) où Thomas fait tourner un solo d’oud sur une platine CD qui bug, créant ainsi une œuvre à chaque fois originale, reste là encore éloignée d’une expérimentation pure. Le protocole est toujours un fond dans lequel se meut l’expérimentation. Au fond, peut–être que le côté expérimental, outre la déconstruction des formes narratives et l’éloge du son brut, réside aussi dans un état d’esprit, dans cette revendication d’autonomie qui n’a pas à renoncer au Beau ou à l’émotion. Et puis, comme dans chaque label, l’identité générale est aussi fonction des identités personnelles et Яков, TVE ou DSCRD sont peut-être plus du côté de l’expérimentation par leur esthétique noise.

Enfin, si le choix d’une telle méthode protocolaire permet de mieux saisir ce que peut être l’expérimentation aujourd’hui et si la question se pose de savoir si Silicate est un label expérimental, c’est peut-être aussi parce que la musique expérimentale n’a plus rien de révolutionnaire. La révolution symbolique a déjà eu lieu — « on est déjà dans un après » souligne Thomas. Un des signes concrets est peut-être justement que la force des propositions théoriques n’est plus ce qu’elle était : on se retrouve plutôt à parler de pratiques que de discours. La radicalité, si on tient absolument à mettre le doigt dessus, est dans l’œuvre, elle n’a plus besoin de s’épandre dans des discours qui viendraient la légitimer. Et encore, qui est aujourd’hui choqué dans la sphère de la production par l’existence d’une scène noise ? Certes, la distance culturelle existe toujours, mais du point de vue des créateurs de musique contemporaine, c’est quelque chose d’acquis.

Quant à l’expérimentation à proprement parler, celle d’un jam par exemple, celle-ci est peut-être plus présente au sein des ateliers (workshops) organisés par le label et réunissant différents artistes autour d’un projet. La dernière sortie du label, The Keep (Silicate 020), est ainsi une suite de variations autour du film The Keep afin de réaliser une bande-son qui serait une sorte de relecture. Réunis dans un atelier, les artistes ont ici réellement improvisé lors d’une projection.

Mais qu’en est-il de ces projets révolutionnaires qu’on retrouve sous la plume de Russolo ou de Cage ? Qu’en est-il de la résonance existentielle que peut avoir une pratique comme celle de la musique expérimentale ? Boris, Thomas et Voiski s’accordent pour dire que cela permet une écoute plus précise du monde, que la musique a tout du moins ce rôle didactique. Plus précisément, elle permet d’affiner l’oreille, d’introduire un état d’esprit : faire de la musique expérimentale, c’est aussi être capable de sortir de ses propres schémas de production un peu routiniers, de cette recette dont on sait qu’elle donne des résultats qui ont déjà fait leurs preuves. C’est tout débrancher pour tout rebrancher. Quant au côté plus politique de la question, les fondateurs de Silicate s’avouent un peu candides, mais lucides : « à quoi bon appuyer sur nos intentions ? Aujourd’hui, entre le projet d’origine et son écoute par l’auditeur, il y a tellement d’étapes intermédiaires et de pertes qu’il vaut mieux se concentrer sur le rendu, sur l’émotion que l’on peut susciter » avec l’œuvre-objet d’art notamment.

Quant aux catégories de jugement esthétique propres à la musique expérimentale, aux critères permettant de juger du bon et du moins bon, ce sont pour eux toujours une même alliance entre technique et sincérité : vu le revirement de la scène EDM actuelle vers des formes plus expérimentales, la question se pose légitimement de savoir s’il faut craindre pour autant une inflation de productions comme cela a semble-t-il été le cas dans l’art contemporain. Comment juger alors ? « Si l’artiste vit le truc au premier degré, tu le sens. S’il essaie de faire comme Cage ou Reich, tu le sens aussi », répond Voiski. C’est cette même sincérité qu’ils disent sentir désormais chez le public ou les promoteurs par rapport à quelques années lorsqu’on les interroge sur les évolutions contemporaines de la scène parisienne. Et puis, spécificité de la scène musicale par rapport à l’art contemporain, le discours ne peut pas habiller les œuvres autant que cela est possible ailleurs.

Les projets à venir pour Silicate sont en tout cas excitants : une sortie de Valentin Ferré, une sortie de Tropical Agitation (duo formé par Voiski et Svengalisghost) et une autre de Voiski…

Comment penser la musique expérimentale ? On voit bien que la notion d’expérience est problématique et que la musique expérimentale se définit autant par une pratique que par une série de revendications, de dispositifs… En suivant Nyman, on peut se permettre de donner le mot de la fin avant de poursuivre plus en avant une histoire de cette révolution symbolique : la musique expérimentale a montré que la musique n’a pas besoin de rythmes, de mélodies, d’harmonies ou même de notes, elle n’a même pas besoin d’instruments, de musiciens ou de salle appropriée, et ce parce que la musique est au fond avant tout un procédé d’appréhension. Le compositeur et critique écrit ainsi : « la musique est quelque chose que produit votre esprit ».

A suivre…

Retrouvez Silicate sur son site web, son Bandcamp ou sa page Facebook.

Enfin, Boris Hervot Dlutowski est l’invité du collectif Chapade, ce 18 janvier au Mimi’s, en compagnie de Svenghalisghost. Ca se passe ici.

Chapade présente Silicate Musique