Aux confins du nord de l’Italie, au tout début des 80’s, une troupe de DJs et producteurs emmené par Daniele Baldelli et Beppe Loda se mette à jouer des disques inconnus et improbables, mêlant la vague synth-wave, la musique industrielle ou la disco déviante à de lointaines influences africaines ou afro-brésiliennes. Le tout, au ralenti, sur des dancefloors alors saturés par la disco commerciale d’époque, sous influence Saturday Night Fever. Une décennie plus tard, de nombreux DJs et producteurs italiens mais aussi autrichiens et allemands, profondément marqués par ces illustres précurseurs, s’attellent à la production de tracks reflétant ces sets baroques, mystiques, lents. C’est ce pan oublié de la culture club qui est compilé dans Studiolo, The 90’s Afro Cosmic Era par le DJ et producteur Ygal Ohayon, le label Antinote et le disquaire Dizonord en ce début d’année : 8 titres vénéneux, entre beats synthétique et incantations chamaniques. Une chose étrangement addictive. 

On a beau être un chercheur d’or, tomber sur cette scène – surtout, sur ces obscures productions du début des 90’s n’est pas chose facile. « Ça s’est fait limite par hasard, en diggant de l’italo-house. », nous dit Ygal Ohayon. « J’étais déjà personnellement dans la premiere période Afro-Cosmic, celle initiée par Daniele Baldelli et Beppe Loda à la fin 70’s, début 80’s … Celle où est née ce qui est avant tout un style de DJing, caractérisé par un tempo lent, entre 90 et 110 BPM, et mélangeant influence world et éthnos – percussion africaine et musique afro brésilienne – Kosmish et kraut allemand, euro-disco, ragga et la new wave/synth wave émergente avec leur rythmique électronique percussive. » Cela fait beaucoup d’influences dans un seul genre, certes.

Mais surtout, c’est le ralentissement du tempo qui est ici primordial, novateur pour l’époque. « C’est Daniele Baldelli qui a initié cette vitesse parmi cette scène, par envie d’experimentation et comme moyen de sortir du disco. » Un pas de côté salutaire mais risqué – Baldelli est alors résident d’un club à Rimini, le Baia Del Angelli, station balnéaire où se déverse des tonnes de touristes chaque année. Il est également passé par les platines du Cosmic Club, du coté du Lac de Garde lui. L’expérimentation, si elle ne remplit pas les clubs, n’a pas lieu d’être. « Les gars jouaient du disco en 33+8, du reggae ou de la synth-pop en 45T au lieu de 33T. Il fallait que ça tombe sur un tempo entre 100 et 110 BPM. » Aussi, nous dit Ohayon, c’est aussi « en raison d’un public souvent chargé en différentes substances. Dès lors, un tempo lent permettait aux DJs de mieux diriger leurs dancefloors. Ces DJs ont également très vite saisie le coté avant-gardiste mais aussi sensuel, un peu baroque et mystique qui se dégage de cette lenteur avec les voix déformées, qu’elles soient ralenties ou accélérées. »

Les DJs sets, ces longues nuits au ralenti, ont infusé sur disques, de part et d’autre de la chaine Alpine. « Je savais que beaucoup de ces djs italiens s’étaient mis à produire à partir de la fin des 80’s. Notamment DJ Moz-Art, qui a commencé à mixer aux cotés de Baldelli et qui produisit dans les 90’s plusieurs projets qui ont connu de vrais succès commerciaux, comme Jestofunk ou Double Dee avec le tube « Found Love ».» Avec la volonté de coller, en un maxi ou deux, au plus près d’une soirée Afro Cosmic.

Qu’ils soient carrément synthétique, comme le « Cosmic Esmeralda » de Stefan Egger, proto-house lorgnant sur l’acid avec en bonus, des paroles passées en reverse façon Twin Peaks sur le « Funky Nephos » de Claudio Diva, chamanique sur « Ethno Beat » d’African Project ou encore space-disco sous acide comme le titre d’ouverture de DJ Fred Boran, « DJ Cosmic Patch », tous ont cette particularité de sonner hors du temps. Hors de tout carcan et de tout cadre précis : cette non-vitesse, ce ralentissement démoniaque procure un sentiment de détachement du réel, d’une époque même. On identifie les éléments d’un morceaux et pourtant, tout semble flotter.

C’est le tour de force réussi par cette compilation : bien que datées, les productions mises en avant sont on ne peut plus actuelles, grâce à un travail précis d’Ygal Ohayon. « J’ai privilégié une approche plutôt personnelle et qui englobe le spectre le plus large possible de ce genre musical, en incluant des morceaux issus des trois lieux où cette scene existait (Nord de l’Italie, Innsbruck et Munich), plutôt que de compiler les tracks phares ou issues de maxis hors de prix. » Il a même produit deux edits, dont le très enlevé « Sonar » de Virtual Roots : c’est à l’origine « un track de 1993 à 125 BPM de house progressive, réduit à 105 BPM, dans une version extend pour être plus « DJ friendly ». Pour info, derrière le nom de Virtual Roots se cache Daniele Baldelli, Claudio Tosi Brandi aka TBC, et Bob One. TBC était au milieu des 80’s un DJ protégé de Baldelli, devenu producteur dans les 90’s notamment sur le label Afro-Cosmic  phare Tribal Italia. Bob One était à l’origine un disquaire clé de cette scène qui fonda ensuite le label American Records, plutôt spécialisé en italo-house. C’est un peu le noyau dur la scène cosmic Italienne réunis en un track. »

Un noyau dur bien repris de nos jours : la tendance au ralenti n’a jamais été aussi forte. Une vague, de Bruits de la Passion à SlowRave en passant par le retour des vétérans Front de Cadeaux, qu’Ohayon voit très bien. « Essayant régulièrement de jouer à moins de 110 BPM depuis plus d’une dizaine d’années, j’ai observé un dancefloor plutôt réfractaire au début mais qui est devenu beaucoup plus réceptif depuis quelques temps. Notamment grâce à quelques DJs qui ont réussi à imposer cette lenteur depuis le debut des années 2010 : je pense à Vladimir Ivkovic et la bande du Salon des Amateurs qui a eu énormément d’influence sur ce ralentissement du dancefloor et une approche plus expérimentale. Ou encore des DJs comme le parisien Alexis Le-Tan ou les Belges Front De Cadeaux. Mais avant ça, dès le milieu des années 2000, la tendance à commencer à s’amorcer. Avec les vagues baléariques et « nu-disco » portés par les norvégiens Lindstrøm, Todd Terje, Prins Thomas, ou encore les japonais de Force Of Nature, combinées à l’électro-UK inspirée par Andrew Weatherall. Ils ont tous contribué à remettre le downtempo au goût du jour. Cela a permis de briser le tabou d’un peak time forcement à plus de 120 BPM. Et du coté des danseurs, découvrir que ces rythmes lents peuvent les amener beaucoup plus loin et les faire lâcher prise, à condition de vouloir rentrer dedans. Un effort désormais fournit plus facilement par un dancefloor sans doute plus mûr et curieux musicalement. »

Studiolo, The 90’s Afro Cosmic Era
RDV le 5 mars
au disquaire Dizonord pour une release party de la compilation.