Tantôt régisseur, tantôt producteur, Doline ne semble pas adepte des sorties purement axées pour le club. Fort d’une discographie touchant des labels familiers – Sound Pellegrino, Paradoxe Club, Grid ou encore le label amstellodamois Who’s Susan, il préfère clairement le studio à la prestation sur scène. Deux univers à parts entières en soit, et qui ne vont pas forcément de pair.
Homme de studio, il se lance dans l’exercice d’un premier album énigmatique et sous-jacent : Dompte-regard, un 9 titres qui vient poser un vrai décor et s’écarter de l’esthétique tant connotée club du format EP. En découle une musique narrative et contemplative, ancrée dans une esthétique bass music hybride mise en lumière par son sound-design singulier. Non loin des studios de Rinse FR où il travaille, nous l’avons retrouvé dans un café pour discuter de ce dernier projet sorti sur le label Grid et mis en image par Unités Services au printemps dernier. Alors que l’on hésite sur le choix de la boisson, on lance l’enregistrement, loin de l’effervescence.
Commençons par un peu de vocabulaire, c’est quoi, c’est qui Doline ?
Alors une doline, c’est tout simple : c’est un phénomène géologique, une nappe phréatique qui se vide et avec les couches calcaires de la zone, cela va créer un trou, c’est ce qu’on appelle une doline. J’aimais bien la sonorité, l’esthétisme et le sens. J’étais assez obsédé par ce mot, il y a un truc doux et terrible en même temps.
Peux-tu me raconter un peu ton parcours et ton éducation musical ?
Je viens d’une famille qui travaille dans la culture, avec un certain intérêt pour la musique et la création. Mon père était chef décorateur pour le théâtre et le cinéma, et avait vraiment une sensibilité artistique très présente. J’ai un peu vécu dans son univers et dans sa tête jusqu’au moment où je suis parti faire mes études sur Paris. De mon côté, j’ai fait des études au conservatoire. C’est notable dans le sens où ça joue quand tu fais de la musique électronique – même si on a tendance à ne pas trop en parler ou à faire le lien. Maintenant, je ne sais pas vraiment jouer d’un instrument. Ma sensibilité pour la musique me vient de l’expérience, d’en avoir beaucoup écouté et d’avoir pratiqué du piano pendant six ans. En revanche ça n’a jamais été mon truc de jouer devant les gens. Ce qui m’intéressait le plus était de penser et chercher des mélodies, des rythmes. En tout cas, ce parcours m’a éclairé sur ma sensibilité pour la musique, en règle générale. Il y avait aussi cette part de rébellion avec ma formation classique. De là est né mon intérêt pour la musique électronique, ce qui me paraissait être une musique libre, d’ouverture. Lorsque j’ai arrêté le conservatoire, j’ai commencé à acheter mes premières machines et mes premiers synthés.
Comment définirais-tu ton esthétique musicale ? Peut-on parler de musique axée pour le club ?
Ce que je fais n’est pas trop conscientisé ou purement réfléchi au moment où je le fais. Maintenant que tu me poses la question, cela m‘y fait penser. J’ai une base club, c’est indéniable. C’est ma culture principale. En terme de techno, je suis influencé par la culture anglaise et allemande, mais je trouve que cela reste mélangé. Quand tu écoutes le projet, il y a des morceaux purement abstraits musicalement et mélodieusement. Il y a une idée de narration, je ne m’en rendais pas vraiment compte avant. C’est lié à mon imaginaire, ou bien à une sorte de lâcher prise dans la production. Mais il n’y a pas de conscientisation réelle de me dire « je vais faire un banger » dans cette logique de faire un morceau pour faire danser les gens.
C’est assez étrange de décrire son esthétique et d’avoir un regard sur son travail. J’aurais tendance à donner mes influences principales que sont l’électronica, la bass anglaise, le 2step, ou alors de l’ambient assez warpien. Je fais aussi des recherches dans la rythmique qui peuvent correspondre à des rythmes syncopés. Parfois, je peux composer des morceaux en 3/4 (non-binaire et donc breaké, ndr), tester des groove un peu différents. On me fait des retours et l’on me dit que ce morceau ressemble à ça ou à ça – alors que je n’y avais pas pensé. Pour cet album, on m’a dit par exemple qu’il y avait un lien avec la musique de jeux vidéos. Je ne l’avais pas imaginé. Il y a une part narrative dans ma musique, et l’on peut s’imaginer des choses – des choses qui se rapprochent de la musique à l’image. Au fond, ce qui m’intéresse est de pouvoir poser un questionnement dans la musique plutôt que réduire les champs des possibles à travers des genres. Quelle est l’interprétation et l’appropriation que vont se faire les autres de ma musique ? Quelle est la part de rêve de la musique électronique quand les gens dansent ? Est-ce qu’ils s’imaginent quelque chose ?
Tu as produit un EP en 2020 sur Paradoxe Club puis un autre en 2021 sur Grid, comment s’est fait le lien avec le label Grid ?
La connexion s’est faite via la radio où je travaille depuis huit ans, Rinse FR, où j’ai rencontré Gauthier (Clad) et Loïc (E-Unity) qui insufflent quelque chose d’assez incroyable. Ils avaient leur show “GDN”, et on s’est vite entendu. Artistiquement, on touche vraiment à quelque chose qui me parle, c’est organique. Je pense que l’on parle le même langage.
Et cette année le format album, quelle était l’idée derrière ?
En fait, j’avais déjà beaucoup de musiques, et donc l’idée d’un album est venue. Avec un intro et une outro, des morceaux qui ne sont pas rythmiques et qui posent un peu le décor. Ça été très travaillé dans la disposition des tracks car il y avait beaucoup de morceaux.
Également, un vrai travail a été réalisé sur le visuel, avec ma tête derrière le graphisme et un titre, Dompte-regard. Une idée du jeu de regard et de miroir : le “dompte-regard”, le regard dompté, est une notion de Lacan – même si je n’ai pas étudié Lacan (rires)… Loïc (E-Unity) m’a demandé de développer cette idée sur le format de l’album (un format CD) : la cover est transparente, la personne se voit donc à travers l’objet. Il y a cette idée de renvoi, de miroir sur l’objet, où la personne se renvoie à elle-même. C’est le Dompte-regard. Évidemment, Lacan, c’est plus complexe que ça, mais j’avais envie de retranscrire un concept et quelque chose de psychologique qui me touche. Je passe du temps sur le choix et la recherche des titres, comme pour Doline. La dimension esthétique est importante, comme le temps que je consacre à ma musique instrumentale. Il faut que ce soit bien fait. Il n’y a pas quelque chose de particulier qui va accrocher l’auditeur de manière conventionnelle comme avec une voix par exemple, mais plutôt à travers ma musique instrumentale, le biais du sound design ou de l’esthétique des titres.
Justement concernant l’enregistrement, comment s’est déroulée la création de cet album ? Comment vois-tu cet album par rapport aux précédents projets ?
On est dans une sorte de chasse aux trésors : tu es à la recherche de quelque chose et tu ne sais pas ce que c’est. J’aime bien parler d’éther – un éther sonore. Tu es constamment manié, manipulé par quelque chose. Tu ne sais même pas que cela te motive. Sur une production, tu sens une sorte de train en marche qu’il faut prendre, c’est lié à la créativité. Quand la mayonnaise prend, tu as vraiment l’impression d’être en pilote automatique. Tu n’es plus trop sur le temps ; tu te concentres, et tu vois ce qui se passe. Cela évolue tout le temps parce que tu es manié par cette recherche, cette quête, que tu n’atteins jamais. C’est le but de faire de la musique, plus lié à la question qu’à la réponse.
Ce qui est intéressant sur l’album, c’est qu’il y a des morceaux qui s’inscrivent dans une temporalité différente. Certains datent de 2017 et d’autres d’à peine plus d’un an. Les morceaux enregistrés en 2017 lors d’une session Redbull m’ont permis de travailler avec de belles machines, comme la H3000. Ça a déclenché chez moi une sorte d’épiphanie. Je me suis dis, “il faut absolument que j’enregistre le plus de choses possibles”. Et donc, à travers cette session, j’ai pu en tirer des matières audio que j’utilise encore aujourd’hui – “Mill The Pink Link”, “Echo Bosquet” et “Levant”. Toute la vertu de l’enregistrement est d’avoir été fait avec du vrai matériel ; il y a une âme, quelque chose de particulier. Ce n’est pas anodin d’avoir compilé des morceaux dans une temporalité assez large, de 2017 à 2022. J’aurais pu me dire “j’enregistre un album plutôt en one shot”, et finalement ce sont des petites capsules de mémoire et de temporalité.
Venons-en justement au choix des titres de l’album. J’imagine que ce n’est pas juste pour faire joli et qu’il y a une histoire derrière…
J’aime beaucoup le langage, les mots, que je mélange avec l’anglais, même si ce n’est pas quelque chose que je mets en avant auprès des gens. Dans “Orage Réglisse”, j’ai l’impression que le son s’étire. C’est un peu élastique, et je voulais exprimer cette idée de l’élasticité. C’est un peu 80’s selon moi – il y avait avant une façon dans ces années-là de titrer de façon un peu brute, poétique. Quelque chose d’assez simple, qui parle très vite au cerveau.
Sur “Echo Bosquet”, c’est une sensation que j’ai eue. C’est un peu plus deep, mais il faut quand même rentrer dans le sens des choses. J’ai eu une expérience où on emmenait ma grand-mère à l’époque à l’Ephad – une période pas des plus sympa. Il y avait de grands bosquets d’arbres, et j’avais l’impression de sentir des vibes, une sorte de vibration. Je ressentais une énergie, les buissons avaient une forme d’expression à eux. Le lieu est tellement triste, et il n’y a qu’eux essayant de s’exprimer, de transmettre quelque chose. Un écho, un écho bosquet. Dans un écho, il existe la notion de renvoi, de mouvement. C’est bizarre, car je n’ai aucune mémoire de mes idées. À l’arrivée, c’est devenu écho bosquet – je sais pourquoi c’est venu mais par contre, je ne vais pas pouvoir le retranscrire, l’expliquer. Les mots ont ce côté chasse aux trésors, et je pourrais passer des heures à creuser.
Unités Services continue de réaliser la direction artistique pour le label Grid – une esthétique facilement identifiable. C’est également eux qui ont réalisé ta cover : quelle est l’histoire derrière ?
J’ai complètement suivi l’idée de Loïc. Cela ne me serait jamais venu à l’idée de faire une cover avec ma tête dessus. On a décidé de produire sur format CD en très petite quantité, 100 exemplaires. Et l’on s’est donné les moyens pour réaliser un bel objet. Le visuel est venu asseoir le projet. À partir du moment où l’on a eu l’esthétisme du CD, on s’est dit qu’il existe une représentation très tangible de quelque chose d’immatériel.
On va parler d’un sujet qui te tient particulièrement à coeur : l’univers des jeux vidéos & des OST. Avec Phonographe Corp, on propose depuis quelques mois une émission radio sur le sujet justement sur Rinse FR, tu m’en parles un peu plus ?
Oui, j’ai tenu un radioshow pendant deux années sur les OST de jeux vidéos sur Rinse FR. En fait, c’est parti d’un accident, on m’avait laissé un créneau de dispo et à ce moment là je m’intéressais et écoutais beaucoup de musiques de jeux vidéos mais antérieures à celles auxquelles j’ai joué, comme les OST de la Super Nintendo. J’ai exploré la Super Nintendo, la Dreamcast, Nitendo 64 – j’ai été éduqué chez les jeux de Nintendo, et chez les éditeurs on a fait Square et Konami. Je suis complètement fasciné par certains compositeurs japonais qui font le pont entre la musique électronique et les OST hyper originales. Par exemple, Soichi Terada et l’OST d’Ape Escape sur PlayStation – une tuerie jungle qui n’a pas pris une ride. C’est une musique aussi qui a des vertus car elle accompagne l’image et elle n’existe que pour ça. Les compositeurs conceptualisent, rendant ton expérience d’image tangible et réelle. La musique de jeux vidéos n’aime pas être dissociée et sera toujours dépendante de l’image.
Pour célébrer l’arrivée de l’été, Doline s’allie avec son frère Lolito sur Guili Sum EP, dernier EP sorti également sur Grid. Un format axé pour le club, futur banger ou bien dans l’imaginaire de notre été.