Schizophrénique est probablement le premier adjectif qui vient à l’esprit lorsque l’on découvre pour la première fois le nombre d’alias de Luke Slater. Actif depuis le début des années 1980 en tant que DJ, l’artiste anglais a produit dans un grand nombre de nombre styles, de la house la plus festive à la techno la plus brut en passant par l’ambient. Aujourd’hui encore, Luke Slater joue sur plusieurs tableaux avec ses nombreux pseudonymes. En novembre dernier il sortait Unknown Origins dans le cadre de son side project L.B. Dub Corp dont le développement s’est fait à cheval entre le label de la fameuse centrale électrique situé à Ostbanhof, Ostgut Ton, et sa propre enseigne Mote Evolver. A côté de ça, Luke Slater continue toujours de rassembler les foules avec son projet P.A.S. Dans le cadre du Weather Festival il se produira sous la tente dédié à l’Automne. On a échangé par mail avec le producteur de techno au CV le plus étoffé d’outre-manche afin d’en savoir un peu plus sur sa carrière et ses derniers projets.

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Bonjour, M. Slater, pour ceux qui ne connaissent pas votre travail, pouvez-vous vous présenter?

Je suis un homme d’origine inconnue. Je suis anglais, américain et sud-coréen. Je suis  né au Royaume-Uni. J’ai grandi entre le sud de Londres et de l’Angleterre. J’ai autant écouté de la musique, que joué de la musique, que joué des disques ou que joué d’un instrument afin d’échapper à cette question précoce et menaçante que l’on pose à tous ces jeunes enfants des écoles « que feras-tu lorsque tu seras plus grand ? ». C’est ce que je faisais, ce que je répondais et ce que je fais toujours. Ce que je sais ? Tout et rien à la fois.

 Par quel biais es-tu arrivé  dans la Techno?

J’ai d’abord découvert cette culture par le hip-hop, l’electro et par les balbutiements de la house. J’étais résident dans une soirée qui s’appelait Troll au Soundshaft, la petite salle du Heaven à côté de la gare de Charing Cross à Londres. J’y jouais beaucoup de  trucs underground en provenance des États-Unis et du Royaume-Uni, principalement des tracks de Chicago, Détroit, de l’acid et de  la house. La notoriété de l’endroit grandissait ; c’était un club gay très libre avec une nouvelle manière de penser les choses. Je pouvais fréquemment apercevoir de nombreux acteurs et personnalités de la télévision. Des gens comme Leigh Bowery… Et pourtant toute l’attention reposait sur la musique, la façon dont les DJ’s passaient leurs disques, les différentes approches et les styles de transition… on y sentait beaucoup d’amour et d’enthousiasme ! La musique et le rythme ont une capacité à vous absorber, c’est ce qui m’a sauvé de ce que ma mère aurait probablement appelé la déchéance.

Lorsque tu as commencé LB Dub Corp en 2006 quel était le but de cet alias parmi tous ceux que tu avais créés ? Quel était le message ?

Même si Planetary Assault System a probablement été mon alias favori depuis 2006, je voulais commencer à mettre en avant des idées provenant de mon parcours house et de mon amour de toujours, Studio 1. À cette époque, je vivais juste à côté du London Bridge, un quartier assez tendance, mais qui manquait cruellement d’âme et de diversité, choses que je trouvais pourtant très important et justes. J’ai donc commencé à écrire des morceaux dans ma petite navette spatiale constituée de mon ordinateur et de mes enceintes  afin de capturer cette idée. C’est aussi venu du fait de ce profond manque de distraction, propre à ce quartier. Dans une certaine mesure, L.B. Dub Corp est bloqué entre là où le projet a commencé et la sensation de sortir quelque chose d’un vieux carton. J’ai rassemblé des éléments au fil du temps. Le but était vraiment de retrouver un certain groove, mélanger des éléments et mettre en lumière une certaine diversité en évitant de tomber dans la musique lounge, genre auquel je n’ai jamais vraiment adhéré.

L.B. Dub Corp Phonographe Corp

Si l’on s’attarde sur ce projet, on remarque que tu as attendu sept ans avant de faire cet album. Quel était le déclic pour commencer un long format sous cet alias?

Ma relation avec Ostgut Ton et l’ensemble de leur équipe a vraiment été un catalyseur, ils étaient vraiment enthousiastes à l’idée de faire un album et très ouverts quant à l’idée de développer le projet L.B Dub Corp. Lorsqu’on s’est mis d’accord sur le fait de faire un album, je tournais énormément en live avec Planetary Assault System, il n’était donc pas certain que je puisse donner le temps que je voulais à ce projet. Cela impliquait de faire les choses à la dernière minute. Finalement, les choses sont venues naturellement.

Dans une ancienne interview, vous disiez que c’était l’album sur lequel vous aviez passé le plus de temps. Dans quelles circonstances avez-vous produit ce LP ?

Je savais que je voulais définir la personnalité de cet alias dans ce projet, en tant que DJ également je connais des milliers de disques, nouveaux et anciens et j’en ai également fait beaucoup au fil de ma carrière. J’achète toujours du vinyle et je reçois des milliers de promos, donc cela aurait été facile de réduire ce projet à quelques grooves bien dubby. J’avais le sentiment que ça avait déjà été fait, j’ai donc dû laisser murir le projet jusqu’à obtenir quelque chose qui me touche. Je fonctionne généralement de cette façon, je me laisse le temps de mûrir mes traits les plus radicaux, via le bouddhisme, la poésie, le chant ou la méditation et laisse reposer le travail afin d’obtenir un résultat brut et à fleur de peau. C’est pour ça que la gestation de l’album a pris du temps. L’esprit fond et se mélange devant toutes ces bonnes raisons. Bien sûr, ce n’est que de la musique, mais à quoi bon en faire si ce n’est pas pour transmettre un message ? Je n’ai jamais réussi à accepter la médiocrité. Qui le pourrait?

Comment travailliez-vous initialement lorsque vous avez commencé ? Qu’est-ce qui a changé d’un album tel que Freek Funk à ce dernier LP?

Lorsque j’écris quelque chose, c’est généralement la dernière étape du processus. « Qu’est-ce qui a changé dans ta vie ? », « Qu’as-tu appris » et « qu’as-tu rejeté ?». Tu dois emmagasiner tous ces éléments. Je n’ai jamais été très productif à pianoter quelques accords au hasard et espérer que quelque chose arrive. Les thématiques de mes travaux émergent généralement bien  en amont et s’étoffe au fil du temps, la musique en est le produit fini, c’est l’art au travers lequel je m’exprime. Lorsque j’ai fait Freek Funk dans les 1990, je voulais écrire un carnet de voyage, un album de musique qui n’existait pas ou qui ne pouvait pas être pensé sans s’éloigner des bases de la techno. Je suis sûr que cela signifiait d’autres choses à cette époque mais cette partie du message est encore pertinente aujourd’hui. Cette manière de travailler fonctionne bien pour moi. J’aime développer des idées et j’espère que les gens arrivent à suivre.

Freek Funk Phonographe Corp

“Unknowns Origin” est lié à vos origines anglaises, américaines et coréennes, mais également à une certaine idée du multiculturalisme. Était-ce facile de faire passer ce message dans votre album?

Je pense qu’au travers la musique de cet album, je célèbre à ma manière la diversité, pas seulement dans mon écriture mais également en construisant celle qui me constitue. Cela n’a pas vocation à être politique, mais seulement à élargir la portée d’un message par le biais de la musique.

Tu as travaillé avec le poète rastafari Benjamin Zephaniah qui est le seul artiste à avoir publiquement refusé d’être décoré par la reine du fait des siècles d’esclavage et de barbarie. Comment t’es venu l’idée de l’impliquer dans ce projet ?

Je ne peux pas parler à la place de Benjamin dans le cadre de son refus,mais je ne suis pas très friand non plus de ce système honorifique, je pense qu’il est très corrompu. J’ai toujours aimé la poésie de Benjamin car ses écrits me donnent le sentiment qu’il s’attaque à des sujets épineux qu’il dédramatise avec humour comme une réponse lorsque vous sentez que ça devient trop renégat. Il touche à l’une de mes  cordes sensibles et je pense qu’à un certain point tout peut être source d’humour.

Benjamin Zephaniah

La seule autre collaboration sur l’album est Function, avec ton vrai nom Luke Slater ou avec tes autres alias tels que P.A.S. tu n’as jamais fait de featuring sur quelque album que ce soit. Pourquoi avoir choisi d’en faire sur celui-là?

Je pense que L.B. Dub Corp pourra toujours accueillir des collaborations tandis qu’un projet tel que P.A.S. ne le peut aucunement.

Tu n’as pas sorti de musique en tant que Luke Slater depuis 2006 penses-tu que ces pseudonymes te permettent de prendre du recul et d’éviter de reproduire les mêmes schémas?

Non, je ne pense pas avoir délibérément évité d’avoir utilisé mon vrai nom. Ce changement s’est fait vraiment naturellement.

Tu as créé de nombreux projets, mais il n’y a pas tant de projets techno que tu ais développé à l’instar de P.A.S., 7th Plain où L.B. Dubcorp. Pour toi qu’est-ce qui rend intéressant de développer un projet ?

J’aime les choses avec un but et une réflexion sous-jacente. Il existe une éthique inhérente aux productions de P.A.S. qui ne l’a jamais quitté. Je n’ai jamais voulu écrire quoique ce soit à moins d’avoir une raison préétablie et ces choses changent avec le temps. C’est ce qui fait, je pense, toute la beauté de la chose.

-Penses-tu avoir gagné en maturité en comparaison à ton dernier long format ? Comment ta vision de la production a-t-elle évolué sur le long terme ?

La maturité peut-être perçue à la fois une plaie et comme une bénédiction. Je pense que la meilleure depuis des années n’est pas forcément bien produite en termes de compétences techniques. J’ai toujours été conscient de ça. Les gens n’aiment pas les tracks parce qu’ils sont bien produits, ils les aiment parce qu’ils les touchent d’une certaine façon.

– Comment avez-vous perçu la réaction de votre public après Alright On Top ? Il semble que cet album aurait pu représenter à l’époque une belle porte vers un horizon plus grand public. À votre niveau de célébrité ou succès, qu’est-ce qui vous fait rester dans l’underground ?

Je me souviens de lorsque je tournais pour cet album et il y avait cette situation de rupture où j’avais un pied dans le monde grand public de la pop. Je faisais certaines dates et mes supporters techno étaient dégoutés alors que le public provenant d’un univers plus pop aimait vraiment ça. Je n’ai pas voulu provoquer intentionnellement, pour moi ça correspond également à ce que je fais, mais depuis quelques années l’idée de mélanger musique électronique et voix soul est devenue commerciale. C‘était vraiment très intéressant de passer de l’autre côté. J’ai toujours été dans l’optique de faire écouter ma musique au plus de gens possible. Je n’ai jamais changé mon propos.

Après cet album, je n’ai rien écrit pendant quelques années. De nombreuses choses changeaient dans ma vie privée, la quasi-totalité en fait et je devais m’occuper de ça. À cette période, c’était également une énorme transition pour l’industrie musicale qui a reléguué au rang d’obsolète de nombreuses vieilles manières de procéder. Les temps changeaient, tu devais voir, tu devais laisser les choses se déconstruire quand elles en avaient besoin et ouvrir les yeux, te laisser porter par le courant et lâcher prise.

Ostgut Ton a joué un rôle clé dans ton retour sur le devant de la scène. Tu es le premier artiste qui ne soit pas allemand à sortir un long format sur le label. Comment la connexion s’est-elle faite avec le label?

Dans un premier temps, j’ai fait un live pour Ostgut en 1997, à cette époque le Berghain n’existait pas, ça s’appelait encore l’Ostgut. Depuis, nous avons toujours eu un attachement créatif sur certaines choses. Cela semblait vraiment pertinent de relancer P.A.S. avec un album sur Ostgut particulièrement par rapport au fait que je jouais au Berghain.

Tu es revenu après 5 ans d’absence avec Temporary Suspension, comment penses-tu que les choses ont changé durant cette période ? Ta vision de l’industrie avait-elle changé  après ton retour sur scène ? Pourquoi avoir choisi P.A.S. pour revenir ?

Tout avait changé. Des années 2000, je vois une sorte de transition sur une dizaine d’années durant laquelle tout s’est transformé, comme si le monde se prenait à tourner trop vite, que tous ses jouets s’envolaient loin dans l’atmosphère. Lorsque j’ai commencé Mote-Evolver en 2006-2007,  je sentais que l’industrie musicale volait en éclat, mais que tout le monde se battait dans son camp retranché afin de faire que ça marche pour soi. J’ai décidé de sortir de nouvelles musiques sur mon label de la même manière que l’underground en 1994, mais en insistant sur des morceaux assez bons pour être sortis. Je place mon niveau d’exigence pour moi même assez haut et je teste tout sur scène avant de sortir quoi que ce soit. Je pense que c’est la clé du retour de P.A.S. ajouté au fait qu’il y avait énormément de mon public qui le demandait.

Temporary Suspension Phonographe Corp

Que penses-tu de la classique et réactionnaire réplique “C’était mieux avant…” ? Penses-tu que les artistes pensaient plus au pourquoi et au comment des créations des années 1990 ? 

C’est un prisme déformant, mais c’est naturel de voir le passé comme quelque chose de plus sécurisant auquel on peut s’attacher, là où les mythes ne s’effondrent pas. La plupart du temps que tu joues à Paris, c’est en club. As-tu déjà joué dans un festival de musique électronique français ? Par le passé, oui ,dans de nombreux festivals. Celui qui me reste en mémoire était le Printemps de Bourges, il y a de ça un petit moment.

Qu’est-ce que tu attends de cette date au Weather Festival ?

Ca va être cool de jouer au Weather festival, le line-up est monstrueux et je suis impatient de jouer devant le public parisien qui est fantastique.

Un dernier mot?

Merci, pour le soutien, je suis impatient de vous voir là bas!