Été 2022, à la terrasse d’un bar de Belleville, à Paris. On a rendez-vous avec Master Phil et, quelques minutes avant de s’y retrouver, il nous appelle. « Allô ? Oui, tu es bien à celui de Belleville, et pas celui de Goncourt ? » C’est que le bar en question à deux homonymes et donc deux adresses. Lui comme moi, nous avons choisi la même adresse. Bonne pioche, mais il a fallu se rassurer avant. Vérifier que l’on était raccord, que le timing était bon. On aurait pu le croire anxieux, mais il n’en est rien. Affable, souriant, il apparaît détendu. Vagabond du cœur, son premier titre, vient de sortir chez Cracki Records accompagné d’un clip. Les premiers retours sont bons, l’été et ses nombreuses dates s’installe. C’est que l’exercice, de l’écriture à l’enregistrement du titre, a été nouveau pour le DJ et producteur. Alors forcément, après plusieurs mois de travail et d’incertitude quant aux résultats, la pression retombe un peu.
C’est un drôle de pari que Master Phil, Tanguy dans le civil, s’est lancé. Chanter, se mettre derrière un micro quand on a alors plutôt l’habitude de le prendre pour remercier voire haranguer la foule à un DJ set est un exercice qui peut s’avérer périlleux. Surtout pour lui, connaisseur avisé du patrimoine musical français et responsable, avec d’autres, de la (re)découverte de toute une discographie souterraine – le French Boogie en tête – à travers des DJ sets débridés, une chaine YouTube de découvertes, un label d’édits et des émissions thématiques sur Rinse France. Se confronter à ses références et ses idoles jusqu’à composer sa propre chanson, une mise en perspective de ses propres fixations musicales assez vertigineuse et pleine de nuances.
Volontairement naïve, parfois très second degré et empreinte d’une nostalgie respectueuse et non-passéiste, sa musique, de ses compositions à ses DJ sets et émissions de radios, respire une sincérité de fan pour une période de notre histoire musicale très (trop ?) visitée et régulièrement saccagée. Loin du pastiche, le titre et tout l’appareil visuel et promotionnel lié – de la pochette du disque au clip – est un hommage, en bonne et due forme. « J’ai voulu faire un vrai clip, et j’en suis très content » me dit-il. Côté inspirations, « on en avait plusieurs, très 80’s mais assumées, authentiques », notamment pour l’image, faite par le photographe Marco Dos Santos. Il poursuit : « je n’ai pas forcément voulu faire du rétro. Le rétro d’aujourd’hui ne sonne jamais comme je le voudrais. » Comprendre : s’inspirer d’une éducation musicale et d’une discographie personnelle sans s’attacher à copier, à dénaturer. Il l’avoue volontiers : le morceau a « plein de défauts. Je ne chante pas très juste, le solo a quelques erreurs mais ça en fait le charme. »
On touche du doigt le nœud du projet, le charme. « Vagabond du cœur » est avant tout une histoire d’amour manqué, un amoureux éconduit qui n’est pas au bon endroit, au bon moment. Une histoire romancée, déjà racontée dans la largeur dans la chanson française et au-delà et qui s’appuie ici sur une histoire personnelle. « Je l’ai écrit il y a un an, pendant le Covid » m’explique-t-il. Pour rencontrer des personnes, c’était « une galère. Tu devais aller chez les gens, les couvre-feux, une horreur. (rires) J’ai écrit sur ce ras-le-bol. Plus tard, j’ai eu une histoire, un petit quelque chose qui a totalement résonné avec ce morceau, mon propre morceau. « Toi et moi, c’est pas l’heure », c’était un peu ça. » Naïves mais personnelles, les paroles ont été écrites en une journée. Toute la chanson, en fait : « le texte, la composition, l’arrangement et l’enregistrement. Le morceau a dormi, un peu. J’en parlais autour de moi, mais rien de plus. » La suite est un heureux hasard, comme souvent dans les belles histoires. L’été suivant, il se retrouve sur l’une des croisières du Macki Music Festival. « Je fais mon set, c’était super, la teuf ! On arrive à bon port et on me dit que c’est l’heure du dernier morceau. Je me dis que bon, ça serait marrant de le jouer. Je n’ai rien à perdre, au pire tout le monde part (rires) Je joue le morceau, je commence à le chanter au micro même, et dès le deuxième refrain, les gens le chantent avec moi. Je savais pas où me mettre ! J’étais super content. J’en plaisantais avec le label (Cracki Records, co-organisateurs du Macki Music Festival, ndr), les taquinant un peu du genre « vous allez le sortir, hein ! » Et ils l’ont sorti. »
Master Phil avait déjà acquis une réputation d’entertainer. Une certaine forme de showman, capable de faire lever les bras en l’air et ne reculant pas devant l’idée d’attraper un micro pour y pousser la chanson. Une attitude un peu bravache, culottée, qui le suit depuis son adolescence et le lycée. Il me raconte : « j’étais chanteur et guitariste dans un groupe. Je faisais des chansons un peu bancales et on me disait souvent : « c’est pas ouf, mais t’as des couilles » (rires) » Un saut dans le vide qu’il a d’abord expérimenté dans sa pratique du mix. « Je joue des choses un peu second degré, du Boogie, et on me dit le même type de chose. C’est culotté, et ça paie toujours un peu. » Pas étonnant qu’il poursuive avec une chanson mise en image et où il joue son propre rôle, celui d’un vagabond du cœur. Une histoire, des acteurs, des caméos – Marco Dos Santos et Bernardino Femminielli – des actrices : une véritable équipe derrière un « bel objet », comme il l’aime à le dire. Il était « très stressé » lors du tournage, mais « bizarrement cela m’a aidé. J’ai toujours été à l’aise avec la scène mais une caméra reste différente. » Dans le clip, on suit un Master Phil mélancolique et un peu désabusé, poursuivit sans s’en apercevoir par une mystérieuse femme qui laisse des morceaux d’une photographie comme indices menant à elle. Un clin d’œil à L’Amour en Fuite de François Truffaut – version crooner, ici.
Une histoire qui finit bien, très cinématographique car empruntant au vocabulaire de la route, du voyage amoureux – mais en solitude. Le premier mot de son premier titre est « train », pour « train de nuit ». Un clin d’œil malicieux, quand on sait que dans le civil, Master Phil travaille comme il le dit dans « le transport public » (rires) « J’ai voulu prendre le lexique du vagabond et j’ai gardé celui-ci, le train de nuit, le train, une image un peu américaine. C’est assez beau un train de nuit, tu es seul avec tes pensées, bloqué dans un compartiment. Je trouvais ça joli. »
Cela ne vous aura pas échappé : presque un an s’est écoulé entre cet entretien et sa publication. La faute a un calendrier parfois serré qui se rappelle à nous et qui nous oblige à mettre de côté certains projets. Le temps pour nous de reposer la question à Tanguy : que s’est-il passé, depuis un an ? « Pas mal de choses ! Le morceau a été très bien accueilli, les retours ont été positifs. Évidemment, cela n’a pas été un tube mais j’ai eu la chance de l’entendre plusieurs fois sur FIP, ma radio favorite. » Il nuance tout de même : « la nouveauté est difficile, on va te comparer à quelque chose d’existant. Il faut être à part et ce n’est pas facile. » Une façon de dire que la concurrence est rude et que tous les retours ne sont pas simples à entendre ? Plutôt une difficulté à « être soi-même. » Il poursuit : « j’ai toujours voulu faire de la pop. J’ai appris sur le tard le piano, et c’est une grosse lacune. Je n’ai pas envie d’avoir le syndrome de l’imposteur. » Un syndrome que Master Phil a pu exorciser l’hiver dernier, directement sur scène. Il raconte. « En février dernier, le projet a pris une toute autre tournure : Tony Collectif (bar et scène alternative dans le 10ᵉ arrondissement, ndr) me contacte pour jouer chez eux. Pour moi, il s’agit d’un DJ set mais au final non, trois jours avant j’apprends que c’est pour un live. J’ai accepté de faire un live en quelques jours seulement, mon premier pour ce projet et le premier en 10 ans pour moi ! » Celles et ceux qui ont déjà mis les pieds au Tony Collectif visualisent facilement cette scène étroite, d’où le public peut attraper les musiciens tant ils sont proches. Un beau baptême du feu, qui a débouché sur d’autres dates. « Le Dock B avec le festival Lapiñata, un concert acoustique chez Cracki Records, un concert à La Pointe Lafayette avec François Club et un open air à la Mairie du 3ᵉ », une liste qui prend de l’épaisseur de semaines en semaines, surtout à l’approche de l’été. Mais un live avec quoi, quels titres et quelles compositions ? « Plusieurs chansons que j’ai écrites depuis trois ans maintenant, pas encore sorties mais aussi des reprises et des morceaux d’un futur projet à deux. » Sur scène, Master Phil est accompagné de Romain Rodrigues, son « guitariste attiré » également réalisateur de son clip.
Passer de DJ à chanteur n’est pas une trajectoire facile, même si Master Phil n’a pas pour vocation immédiate de choisir entre ces deux facettes de son personnage. Quoique : « j’adore mixer, mais le live m’apporte bien autre chose. » explique-t-il. « Cette énergie que j’ai à sauter partout et prendre le micro, c’est pas commun dans le monde des DJs mais l’est dans le monde du live. » Le verra-t-on encore derrière des platines ? « Je vais continuer à mixer, mais je vais demander à jouer plutôt en live qu’en DJ set. » Un véritable tournant pour le DJ désormais musicien et compositeur, qui n’oublie pas pour autant son sens de la fête. « Le prochain morceau est dans les tuyaux ! » avoue-t-il. « Il parlera de voyage, d’amour, d’une île espagnole festive avec un parfum mélancolique et d’eurodance. » Vagabond du cœur, et des dancefloors.