Un label qui tape du poing sur la table (Hard Fist), un nom aux accents d’ailleurs pour une musique hybride : on a discuté avec Tushen Raï, musicien et label manager lyonnais, qui se trouve sur la programmation du Freaks Pop Festival, 10ème édition déjà sold out qui s’annonce électrique.

La discussion commence par un malentendu. À l’autre bout du fil, Baptiste alias Tushen Raï me confond avec un homonyme qui devait lui aussi lui téléphoner le même jour, aux mêmes heures. « Oui allo, tu voulais me dire quelque chose ? » me dit-il. « Et bien oui, c’est une interview pour Phonographe Corp. » Silence gêné, qui s’ensuit de quelques rires et d’explications sur le quiproquo. De quoi briser la glace et se lancer dans l’histoire de son label, Hard Fist, ses propres productions, son récent EP sur Cracki Records, son rapport à la scène et tout ce qu’il existe entre. 

Tushen Raï est donc basé à Lyon, moi qui dans nos échanges e-mails, le pensait à Paris, forcément. « C’est marrant, cela me fait penser au morceau que j’ai fait avec Cornelius Doctor et Dani Boom pour la compilation de Nuits sonores, Atlantic. Le titre est « La France, c’est pas Paris » ! » (rires) Hors de Paris donc, mais aussi hors de l’Europe : Baptiste développe et fouille une scène extra-européenne avec son label Hard Fist, cofondé il y a de cela cinq années avec Cornelius Doctor. Une scène au sens large qui regroupe une multitude de pays, de traditions musicales liées et d’artistes qui mélangent influence locales et apports occidentaux, notamment en musiques électroniques. Shadi Khries, Ko Shi Moon, Balam ou encore Omar Joesoef apportent des riffs du Moyen-Orient, des mélodies d’Inde, d’Afrique ou d’Asie sur des productions électroniques. 17 sorties au compteur, dont la plus ambitieuse est à venir : une compilation qui fête les cinq ans du label et composée de titres inédits en duo, la bien nommée Dust Of Life. Un « double vinyle qui regroupe tous les artistes maisons et des ami.e.s, soit 20 artistes pour 10 morceaux » me détaille Baptiste. « Cela représente 17 pays différents, tu peux qu’imaginer la coordination nécessaire pour mettre ensemble toutes ces personnes ! » Le projet, couteux, a été financé par une campagne de crowdfunding. Une étape qui, pour Baptiste, permet de souder et de fidéliser un public, « une communauté » comme il la nomme, autour d’un projet et d’une esthétique. Une validation qui vaut tous les efforts. « C’était l’occasion de repenser le label et la direction artistique » poursuit-il. « Faire table rase du passé et faire du neuf. Ne pas fixer de limites pour le public », aussi. 

Car fidéliser un public prend du temps, surtout si la proposition est inédite, différente. « On avait envie d’être libre, de s’autoproduire » raconte Baptiste. Une façon de contourner les réticences inhérentes à une scène alors très peu ouverte à l’extérieur, sauf exception. « J’étais tombé amoureux de certains disques d’électroniques et en même temps, de sons émergents qui avaient un prisme extra occidental. »  Les réactions ? « On a eu de la chance. On a eu des relais média et de vrais échos venant de disquaires et de promoteurs, ça a permis de commencer à créer un tissu. » C’est que toute esthétique et volonté musicale est politique, et qu’aller sur ces terrains méconnus d’Orient, d’Afrique et d’Asie fait porter un poids supplémentaire mais nécessaire à la musique et aux artistes derrières. Baptiste : « Je me place en tant qu’observateur, et en haut-parleur. Il y a une volonté, un discours pour médiatiser ces artistes, donner de la place et de la voix aux sous-représenté.e.s. Il y a des régions du monde qui ont du mal à se faire entendre. » La priorité est aux artistes émergents, aussi : Hard Fist propose uniquement des premiers ou des seconds disques. C’est « une action plus philosophique, presque ‘hippie’ » m’explique-t-il. « Se battre contre les ignorances culturelles occidentales. Un label est aussi une possibilité d’exploration, on peut écrire et mettre des histoires sur disques. » Du disque à l’à-côté, c’est toute une scène qui se crée et qui communique. « On arrive à tourner sur plus de 30 pays sur plusieurs continents avec des ami.e.s ! On peut s’unir et se reconnaître entre nous en tant que scène – activistes, promoteurs, labels, tou.te.s font des choses. »

Tushen Raï est donc né de cet état de fait là, et de l’envie de proposer des histoires, « des mythologies » comme il dit, sur disque. De là à inclure la sienne dans les sillons d’un vinyle, récemment chez Cracki Records avec Drum Circles. Un processus long, qu’il retrace aux débuts du label avec l’aide de son acolyte de toujours, Cornelius Doctor. « Je suis plutôt le type qui aide et qui donne des outils. Ce n’est pas dans ma culture d’être un artiste, j’ai plus d’intérêt à aider les projets. Guillaume (Cornelius Doctor, ndr) m’a poussé dans cette voie. » Concrètement, comme ça se passe dans le studio ? « Un assemblage d’idées et de bidouillages, avec toutes les imperfections humaines qui donnent du sens à la musique. » Une jolie définition, qui ne se veut modeste que pour appuyer sur le fait qu’il n’a pas une vocation à être artiste, ni une pointure dans les musiques électroniques. « Je n’aime pas l’électronique dans la musique » poursuit t’il. « Je suis un prolo, ce n’était pas trop mon truc, la French Touch. C’était un peu trop chic pour moi. Plus tard, j’ai découvert Baris K, Mehmet Aslan à travers la musique psyché turc. Ils m’ont emmenés vers l’électronique. » Comment alors composer, produire et sortir des disques aux tonalités électroniques, fait avec des machines, alors que ce n’est pas totalement son truc ? « Je viens avec des idées, des disques. Je collectionne beaucoup de musiques anthropologiques, des enregistrements et j’utilise dans samples. » Ça, c’était pour les premières fois, les premières compositions. Depuis, Baptiste s’est construit un studio, avec « pas mal de machines et de synthés. » Alors on tente, on tâtonne, on expérimente jusqu’à ce que cela fonctionne et que, in fine, on lui propose un disque. Et cela prend du temps, chez Tushen Raï. « Je suis hyper lent, surtout après une journée de tâches administratives comme aujourd’hui ! (rires) Je suis lent car je ne suis pas musicien. Je fais tout en audio, il y a zéro midi. Je suis attaché à l’idée de faire de la modulation, d’écrire moi-même. Je jam tout seul sur une boucle et j’édite le tout ensuite, c’est de la post-production. J’enlève parfois tout, puis je recommence mais sans abandonner l’idée de base. »

Baptiste est donc passé de l’autre côté du miroir : de label manager à artiste. De facilitateur de projet, il est devenu le projet, avec tout ce que cela implique comme retours et avis à recevoir du label sur sa musique. « J’ai besoin d’être rassuré, et cela fonctionne bien avec Cracki. » Qu’en est-il de sa posture de manager face aux artistes, de l’autre côté du miroir ? « J’ai du mal à croire au génie isolé » m’avoue t’il. « Sur le label, je fais beaucoup de retours. Un disque a besoin de challenges, qu’on le pousse dans ses retranchements pour être bon, à la hauteur. Je n’ai jamais signé un EP trop fini car il y a toujours des ajustements. » Des retours qu’il prend de son label et de son entourage, mais avec retenue. « Je demande à ma copine, elle m’aide beaucoup. Mais je suis assez discret, je ne veux pas embêter mes potes avec ça, seulement à la fin. »

La suite, pour Tushen Raï ? Un nouvel EP toujours chez Cracki à venir. « Très content de signer avec eux ! C’est une super maison, avec de supers humains. »

Tushen Raï, Drums Circle (Cracki Records)
Il sera en live au Freaks Pop Festival les 15 et 16 juillet à Champigné, en Anjou. C’est complet ! 

photos : N.Richard et Valentin Lecaille.