La Roumanie n’est pas une nation qui a la côte. On l’imagine en l’hostile Transylvanie du Comte Dracula – Bear Grylls y allant de son expertise pour y survivre dans Man vs. Wild ; de hautes montagnes de sapins noirs, couvertes de brouillard et grouillantes de loups, dont les quelques petites villes, bâties de béton armé et à l’abandon depuis la chute de l’URSS seraient peuplées de vice et de vol ; l’image d’un fruit infecté par le fantôme de Ceausescu, de l’amalgame des communautés Roms et d’une littérature de fictions, sur quoi seul on peut se baser, faute de mieux.

Des grands noms des arts l’on pourtant eut pour patrie, que ce soit des Constantin Brancusi, des Sergiu Celibidache ou des Gyorgy Ligeti ; noms qui ne nous ont été livrés que dans un compte goutte irrégulier, ne permettant pas d’associer au sud des Carpates un berceau créateur significatif. La Russie a produit les suprématistes ; Vienne a les Actionnistes, Paris l’Avant-Garde, Chicago la House, Berlin la minimale, Detroit la Techno.

Un ordre qui n’est cependant pas hermétique à la revalorisation du pays, puisqu’il semble que le chemin vers la rédemption ait été initié par trois potes originaires de Bucharest.

Ils jouent ensemble sous un nom de groupe – homophone de leurs initiales de scène – des sets de plus d’une demie-journée contraignant au dancefloor quiconque s’y aventure ; nous sommes tout juste en 2006 et l’idée d’ARPIAR est née.

A ce moment-là, les trois compagnons de croisade que sont Raresh, Petre Inspirescu (ou Pedro) et RhadooRPR Sound ou RPR Soundsystem – sont principalement DJ et produisent assez peu ; le registre est de techno à humeur deep-house, portée par une technique exemplaire ; les morceaux se superposent à deux ou trois, en deviennent méconnaissables, s’organisent autours de grooves furieux. Ils disent officier en peintres, cherchent le tableau large, travaillent sur l’étendue du set ; ils oeuvrent pour la sensation globale, l’ébullition potentielle d’une piste de danse.

S’ils n’en étaient pas à leur premier fait d’arme en temps que DJ avant l’idée d’Arpiar – Rhadoo et Pedro ouvraient la Circoloco du DC-10 d‘Ibiza en 2005, les trois se partageaient l’affiche aux cotés de grands noms de l’électro mondiale lors des soirées Sunrise de Mamaia ou de Bucharest – ces trois-là, donc, doivent la reconnaissance de la scène techno internationale à cette association ; l’énergie qu’ils dégagent à trois est exceptionnelle et leurs prestations marathoniennes font beaucoup parler d’elles ; elles éveillent d’ailleurs la curiosité d’un certain Ricardo Villalobos qui ne tarde pas à les prendre sous son aile.

Il a le monde a ses pieds et leur voue un véritable culte ; si on peut parler de publicité, elle ne saurait être meilleure. Le temple Berghain les accueille pour la première fois au Panorama Bar en juin 2007. Peu à peu l’Europe s’ouvre aux roumains ; vite, elle les demande.

En stratèges, ils se répartissent les taches en vue de la guerre ; ils montent un label destiné à promouvoir la musique de jeunes locaux d’un côté, explorent compositions, projets annexes et collaborations de l’autre. A mesure des sorties, des personnalités se dévoilent. RPR Soundsystem est un groupe arrangé pour les clubs ; composé néanmoins de trois entités aux caractères distincts, dont les évolutions musicales vont grandement servir et à leur manière, la cause d’une identité roumaine mondiale.

[a:rpia:r] le fer de lance est né

Petre Inspirescu

 Petre Inspirescu : le producteur explorateur

Quelques sorties de bonnes factures précèdent la véritable émancipation de Petre, initiée par l’EP Fiare, en 2008. On y sent une tentative d’éloignement des critères deep-house normés dans lesquelles il s’était enterré : une signature timide se met en place. Des parasites ambiants habillent une cadence ronde et sourde ; Intr-o Seara Organica (2009), son premier album, le confirme : la précision des arrangements ne fera dès lors que grandir. Les violons étouffées par les vitres d’eau d’“Evar”, les clics mouillés d’une caverne troglodyte ruisselante de “Sad & Sand”, des crayons que l’on remue, des braguettes que l’on remonte et même des soucoupes volantes ; une instrumentation mécanique libérée de tout quadrillage, qui sonne plus en jam d’un jazz organique qu’en série de loop issues de logic.

Assez logiquement il aborde, sous l’alias tt ensemble le remix de pièces classiques modernes et contemporaines ; Padurea Der Aur (2011) figure le grand écart : Petre écrit des morceaux pour orchestre symphonique, qu’il produit en temps que tels – “Botanica Suctila” – et remixe ensuite “Botanica Suctila (zori in parure)”. Dès lors, il génère une musique précise où le classique, l’organique et l’électronique jouent la sainte-trinité. Gradina Onirica s’inscrit dans cette direction et s’éloigne des dancefloors frileux – “Doar Unul” – pour des pistes toujours plus riches, des atmosphères de plus en plus troublantes ; la Fabric trouve le moment opportun et l’approche pour la 68ème édition de sa compilation. Il délivre un chef-d’oeuvre de techno classique et de chants angéliques. La Roumanie a des ressources.

Rhadoo

Rhadoo : le mécène

Bien discret pour une taille de géant, il produit la musique la plus sèche du trio ; celle-là même que la Roumanie pourra se vanter d’avoir généré. S’il n’oublie pas d’infanter des bombes – “Geemac” – , et sous divers alias – Adsum“Miradores” , là n’est pas son essentiel. Rhadoo prend sur ses épaules les efforts de compatriotes si ce n’est plus jeune en tout cas moins connu, et il distille et définit les frontières d’un genre qui sera le propre de la scène roumaine ; extrêmement portées sur les accents toniques et les modulations que peuvent proposer un kit de batterie, les expériences intentées par Petre dans une approche jazz de la techno sont approfondies, non seulement par Rhadoo lui-même, mais également par une flopée de petits gars (dont nous parlerons plus bas). Il s’intéresse à les placer au cœur de ses sets, sûr des effets qu’ils provoqueront sur la piste, et dont l’enregistrement et la publication sur internet (soundcloud, mixcloud, youtube) créés une demande instantanée auprès des philharmonistes mondiaux. La Fabric lui commande une compilation : il offre un mix d’une heure uniquement composé de morceaux aux parents roumains, qui de surcroit n’ont jamais été édités ou publiés. On y découvre un paysage bien plus rassurant et riche que le fantasme qu’on se faisait du pays : nous sommes loin de toute désolation cérébrale, la création est là, la Roumanie musicienne a quelque chose à dire.

Raresh

Raresh: le messager

Le drapeau et les couleurs qui l’habillent sont cousues, encore faut-il quelqu’un pour le brandir et le faire voyager ; ne pas cantonner la musique roumaine à des rats de laboratoires, physiquement loin de la motivation première techno et house : faire vibrer les dancefloors. Raresh se farde volontiers de ce rôle. Brûleur de clubs, il s’associe très tôt à l’écurie Cocoon, et impose l’acceptation de l’origine roumaine dans la sphère électronique de masse ; ses résidences d’étés à Ibiza permettent la large diffusion du nom et du concept [a:rpia:r] ; il en brandit l’étendard au quatre coins de la planète, défendant sa cause, la Roumanie, en Australie, au Japon, à Dubaï ou à Singapour. Raresh ne délaisse pas pour autant la production, qu’il cherche combattive : il se confronte ainsi à Praslea pour former Praslesh, collaborant en studio (Out of Time EP) et sur scène, ou encore sous le nom de Verico lorsqu’il se joint à Cristi Cons et Vlad Caia pour l’effort Numiris EP.

Comme une belle maladie, la scène roumaine atteint un public de plus en plus large ; ce sont aussi des dizaines de producteurs qui fleurissent, qui s’inspirent allègrement de leur mentor, propulsés par l’énergie du divin [a:rpia:r] : « moi aussi je vais le faire ».

La Techno Roumaine

Ils s’appellent Sepp, Barac, TC Studio (Matei Tulbure et Traian Chereches), Visullucid ou Nu Zau et peuplent de façon de plus en plus récurrente les sets de DJ pointus ; Cabanne, en mélomane aguerri, leur offre à son tour une digne exposition. On pourrait y entendre des ressemblances avec des sorties de PerlonThomas Melchior a sorti deux Ep sur [a:rpia:r] – et la qualifier de micro-house dé-funkisée mais elle est plus froide, plus sèche, plus rêche, plus métallique ; ce sont de long coups de vent parsemés de courtes bourrasques, l’exploration d’atmosphères lointaines sous la pluie d’un groove hyper cadencé, ; des samples d’appels de gare et d’enfants qui jouent, les voutes assourdissantes d’une grotte, des orgies d’échos. C’est une musique de nappes qui se superposent, encore et encore, où le moindre son devient un motif ou une base rythmique. C’est à l’écoute de leur riches kits de batteries, en y perdant l’oreille, que l’on s’échappe et mesure la qualité de cette musique nouvelle : le travail des arrangements rythmiques est spectaculaire et devient la signature de cette techno roumaine.

Sepp – “Le Pain Quotidien”

Elle garde le piquant d’une musique qu’on ne connait pas totalement, qui a encore beaucoup de choses à nous proposer, une musique de composition à l’architecture organique, laissant oublier la pollution par synthétiseur de la techno originelle.

TC Studio – “Travel”

Et ce n’est plus de la techno, c’est une autre chose, à l’identité toute juste définie, qui grandit lentement et nécessite maturation ; elle impose de la réserve malgré les claques à répétition. Cette musique est jeune et les fantômes des Ricardo Villalobos des Achso ou des Thé au Harem D’Archimède soupirent toujours sur un coin de piste ; et bien qu’ils y soient de moins en moins présents, l’émancipation n’en est pas encore radicale ; la notoriété, elle, ne saurait frapper que dans une certaine mesure : c’est une musique de connaisseur qui n’a pas la prétention du monopole de la Dance mondiale. Elle gagne en réputation à être méconnue de la masse (à l’échelle planétaire), comme beaucoup de sous-genres l’ont fait avant elle ; elle tient à être rangée dans les catégories de l’underground : celle que l’on déniche en creusant, à force d’effort et de passion.

Nu Zau – “O Serata Dansanta”

Cette exposition appelle nécessairement à la vigilance de l’amalgame positif : le label « producteur roumain » – qu’affichent à volonté des promoteurs « altruistes » – peut sonner en tampon grossier ; on mélange business et culture, vulgarisant le travail des uns, profitant de l’ignorance des autres, suggérant que la nationalité fait le talent ; alors on le rappelle : être roumain ne fait pas plus de vous un bon musicien qu’être français ne fait de vous un bon amant.

Et d’innovations musicales en tactiques de distribution, cette génération respire d’ingéniosité : se calquant sur le modèle Damien Hirst, elle se passe volontiers de distributeurs, pressant de toute petite quantité de vinyles, certains font même spéculer pour faire gonfler leurs prorpes côtes sur Discogs ; opération quelque peu dégoutante pour les uns, qui serait survenue plus tard de toute façon ; autant la voir associée à des artistes brillants, comme elle l’a été avec le Young British Artist. Ce sont justement ces détractions nouvelles, ces analyses et ces critiques qui font la force de cette Roumanie ; elles sont les garantes d’une dynamique puissante, d’une envie qui pousse de jeunes talents à faire parler d’eux, par leur musique et pour la musique .

Nous sommes en plein dans la boule de neige, coincés entre les Sunwaves bi-annuelle de Mamaia et des producteurs qui émergent quotidiennement, n’avons qu’à tendre le bras pour découvrir des artistes d’une qualité rare, présentés régulièrement et soutenus par les Concrete, Katapult ou Minibar français ; un pont fait de vinyles et de mixettes dessert le monde entier, au départ de Bucharest. Enfin.