yume002

Il serait compliqué de parler de Claus Voigtmann (bien qu’ici l’enjeu soit de son dernier EP) sans aborder, ne serait-ce que brièvement, sa philosophie de la musique : de part ses sorties et ses initiatives quand à la redéfinition de la fête londonienne par le biais des ToiToi (dont il est le co-fondateur et résident), soirées de sous-sol à la programmation pointue, au public chaleureux et d’habitués, dont le succès est en large partie du à un bouche à oreille magnifique, Voigtmann donc, véhicule aux côtés de ses jeunes paires (Lamâche, Jan Krueger, Ion Ludwig…) une aura d’amour infini pour la musique pour laquelle le maître mot reste qualité.

Ses précédents disques aux factures éloquentes s’offrent des remixs de têtes montantes (Cristi Cons et Vlad Caia sous l’alias SIT) et rappellent à chaque écoute la volonté de cette scène fraiche de produire du contenu remarquable, parce qu’elle en a les moyens.

C’est par une induction peu surprenante que Voigtmann s’est dernièrement associé à Yumé Records. Le jeune label londonien, responsable du beau Rump/And Again de Neinzer (YUME001), joue dans la cour des productions curieuses, d’une free micro-house sourde, de celle qui teinte les « afters » sèches et froides des basements londonien, dans ces creuses heures perdues entre fin de nuit et déjeuners.

On a tendance à rapporter un mode opératoire, une sonorité de composition, à une nationalité ; le groove qui tient tout du long cet EP se trouve pourtant bien loin d’une scène allemande ou anglaise de ma connaissance (d’origine et d’adoption de Voigtmann): il me gratte ici les ambiances dépeintes à longueur de carrière par Moodymann ou Theo Parrish.

Car nous avons ici un EP formidable, tant par sa franchise de références que par sa qualité brut. Il est généralement délicat de ne pas paraître ridicule à l’approche du modèle que l’on cite.

Cette déclaration d’amour en devient une histoire, narrée à mesure des pistes. Ainsi, Voigtmann introduit avec “Fingerpointing” cette ambiance jazz déguisée qui tend presque à passer inaperçue, lançant ça et là, rapides et éphémères, des bribes de solo d’instruments divers, de faux départs et de contre-temps de batteries ou de simili-clics. La basse tourne, j’espère alors qu’elle ne s’arrête jamais.

Et nous ne sommes que peu surpris (tout cela devient si logique) de se retrouver face à un solo de contrebasse au cœur même de The Good Ones Go ; l’interlude est maitrisée, ne sabote pas le rythme monté depuis 3 minutes par des additions successives de claviers interrogatifs et énigmatiques, de conversations coupées, de nappes traversant la scène comme un nuage.

Ce solo est, à n’en pas douter, la marque du génie franc et honnête : il se pose en caresse douce dans le contre-temps de nappes galactiques, nous cajole de la chaleur de l’instrument joué et de la corde de métal serré autours du boyau tendu et vibrant, nous porte d’accords de piano et à l’image d’une couverture que l’on remonte lorsqu’on a froid, nous chérit du contact de la laine, de cette chaleur connue et ami. Le jazz nous transporte dans ce temps « lointain » où lui même s’écoutait en vinyle, dans la transe moite d’une piste de danse crasseuse et enfumée, en sous-sol furieux au parterre de whisky.

L’oreille ouverte et affinée par cet aveu simple, nous plongeons dans la première des deux reprises de Craig Richards (résident à la Fabric), regrettant quelque peu de ne plus pouvoir profiter des compositions de Voigtmann. Il n’empêche, la piste est curieusement (avantage à l’expérience ?) meilleure encore : les arrangements et réponses mélodiques sont fines et pointues, justes et rares ; c’est un dialogue ouvert entre lignes de basses et mélodies intentées de hit-hat, entre les grooves qu’ils forment tous deux et des vents atmosphériques. Nous sommes à la fois dans l’espace et dans une deep saccadée, une version techno du free jazz qui ne serait pas sans rappeler les productions du maître français du genre, Cabanne (Get Lady). Et Richards, qui a pris note de la joute de la deuxième piste, délivre lui aussi le tour de force par une déferlante deep qu’il m’est difficile d’écouter sans m’imaginer face à un dancefloor dégénéré, aux nuques solides musclées des vas-et-vient illimités des têtes branlantes en rythme.

Le dernier morceau sent la formalité, sombre quelque peu dans le morose d’une proposition linéaire – et à l’image des classes roumaines – qu’on ne pensait pas trouver ici. On s’en ennuierait presque, en prenant en compte les frappes précédentes. Eloigné de ses frères, il est un morceau tout de même très bon.

Un EP étonnant, d’une classe et d’une richesse rare, qui confirme les espoirs fondés en ce jeune label et en la capacité de Voigtmann à ne produire que ce qu’il se fait de mieux.

4,5/5