Kelli Hand Cover

En tant qu’objet historique, l’émergence du mouvement techno à la fin des années 1980 a impliqué des phénomènes sociaux économiques marqués et produit son imaginaire collectif ainsi qu’une mythologie propre. De cette mythologie furent donc extraits des héros qui viennent encore fleurir les programmations des plus grands clubs internationaux. La mythification des pionniers techno de la Motor City n’a d’ailleurs peut-être jamais été aussi importante à l’heure du regain d’enthousiasme généralisé pour un son estampillé “old school”. Cependant, il paraît évident que Jeff Mills, Derrick May, Juan Atkins ou Kevin Saunderson ne furent pas les seuls à produire de la techno au début des années 1990. Ils firent partie d’un mouvement certes circonscrit à la ville de Détroit, mais qui, à l’intérieur de la métropole, était effervescent. Beaucoup d’artistes inscrits dans la genèse de ce mouvement ont ainsi été oubliés et constituent le club des mis à l’écart du panthéon techno de Motown au sein duquel Kelli Hand possède une place privilégiée.

Le plus américain des labels français, Dockside Records, avait attiré notre attention sur l’artiste en sortant il y a quelques jours un EP intitulé Do It Again composé, vous l’aurez compris, par Kelli Hand. Assez éloigné de ce qu’elle pouvait produire à ses débuts, on y découvre une house rythmée, aux influences vaguement funk et taillée pour le dancefloor : un EP efficace. Cet aspect de sa palette pour le moins éclectique ne s’est pourtant pas développé ex nihilo et puise sa source à la racine de ses influences musicales. Comme bon nombre de detroiters de la fin des années 80, Kelli Hand a d’abord pris goût pour la musique électronique à travers les scènes de New York et de Chicago qui fourmillaient d’activistes passionnés. Elle a pu ainsi se rendre aux fêtes légendaires qui y battaient leur plein lorsque la scène de Motown sommeillait encore. Elle fut ainsi marquée par la trace indélébile que lui infligèrent ses nuits au Paradise Garage, précisément par les sets de Larry Levan qui joua un rôle primordial dans sa conscientisation artistique. Précisons ici que ces deux scènes s’inspiraient alors davantage des musiques afro-américaines et puisaient une grande partie de leurs influences dans le disco et le funk qui avaient déjà connu leurs heures de gloire Outre-Atlantique. Plus liées à la danse et à une pratique festive qu’à l’expression d’un ressentiment socio-économique plus présent chez les autres artistes de Détroit de l’époque, ces musiques contribuèrent à doter K-Hand d’un goût prononcé pour les grooves généreux dont nous retrouvons la marque sur Do It Again et plus largement dans le travail originel des précurseurs de la techno qui s’en revendiquent explicitement. Parallèlement, elle prend part aux premières soirées dance organisées dans sa ville, notamment lors des opening du Music Institute ou du Club Heaven et participera aux fêtes légendaires que Derrick May organisait jadis dans son loft.

Elle se procure alors des hits de dance music qu’elle entendait chaque semaine et obtient rapidement une résidence dans un petit club de Détroit. Dans le même temps, elle commence à presser ses propres disques dans le studio qu’elle s’était aménagé chez elle. Se créant progressivement un solide réseau ainsi qu’une certaine reconnaissance, Jeff Mills lui propose de signer son premier EP composé sous l’alias Etat Solide chez Axis ou Underground Resistance. La jeune Kelli Hand, qui avait d’autres ambitions, décline l’offre et décide de monter son propre label pour pouvoir s’autoproduire. Elle fonde donc UK House Records sur lequel elle sortira son premier EP en 1992, Think About It. Il fut conçu avec la participation d’Underground Resistance, Jeff Mills et Robert Hood ce qui donne une idée de ce qu’était Kelli Hand dans la scène nineties de Détroit. UK House Records fut cependant une aventure éphémère, car le public pensait logiquement que le label était basé au Royaume-Uni ce qui n’était pas pour servir ses intérêts et il fut très rapidement remplacé par Acacia Records.

La carrière de K-Hand est alors lancée. Extrêmement prolifique, elle composera une cinquantaine d’EPs et sept albums, ce qui ressemble plus au catalogue d’un gros label indépendant qu’à la discographie d’un seul artiste aujourd’hui. Cependant, comme bon nombre de producteurs de la Motor City, au moment où la globalisation culturelle n’était pas aussi intense qu’aujourd’hui, le destin de K-Hand ainsi que son champ d’action fut indissociable de celui de sa ville dont le fonctionnement artistique particulier reposait et repose encore sur une certaine autarcie. Elle considère d’ailleurs l’aspect communautaire de cette scène comme l’essence même de sa créativité le révélant au webzine Don’t Forget To Go Home. Elle est d’ailleurs perçue chez elle comme un véritable mythe, mais officie dans l’anonymat en dehors de ses murs. Il serait cependant maladroit de minimiser son impact artistique. Kelli Hand connut tout de même ses années de gloire et reste considérée par ses pairs comme une figure majeure de la production électronique de Détroit.

Composant une techno au tempo relativement lent, peignant un paysage industriel aux sonorités analogiques, Kelli Hand n’en oublie pas moins la mélodie, ce qui contribuera à lui forger une identité propre. Étrangement moderne, son style se différenciait donc de la techno plus brute des pionniers de l’époque et a probablement inspiré de nombreux ambassadeurs actuels de la house de Détroit dont Kelli Hand fut surement l’annonciatrice. En 1994, elle sera la première artiste de la Motor City à signer un EP sur Warp Records qui était déjà l’une des structures de référence sur la scène électronique. Elle édite la majorité de son travail sur son propre label, mais signe cependant de nombreux EPs sur des maisons de disques européennes comme Global Cuts, Studio !K7, EC Records, Hyperspace, ainsi que deux chefs-d’oeuvre sur l’excellent Third Ear Recordings. Pas rassasiée pour autant, elle fonde un nouveau label en 2009 avec son ami DJ Kero qui ne comptera cependant que deux parutions à son actif ; ainsi qu’un sublabel d’Acacia qui connaîtra le même destin.

Bénéficiant d’une influence considérable au sein de la scène locale elle poussa notamment Claude Young et Sean Deason à entreprendre une carrière musicale et fut d’une importance capitale dans l’émergence d’une scène techno féminine inexistante jusqu’alors. Avec une fierté décelable, elle se revendique elle-même comme la première femme à avoir jamais pénétré la sphère de la production électronique. Forte d’une confiance immuable et d’une personnalité bien trempée, Kelli Hand a réussi à se faire une place dans un milieu alors strictement masculin et conquit avec mérite son titre de reine de Détroit.