Torn Hawk, le projet audiovisuel du new yorkais Luke Wyatt, est certainement l’une des choses les plus marquantes de cette année.  Avec pas moins de 8 sorties en 2013 et un album Through Force of Will des plus consistants, sorti cette année chez Not Not Fun, il nous plonge dans un univers riche et décalé, où se mélangent VHS de série B américaine, esthétique 80’s et post-modernisme. D’abord reconnu en tant que vidéaste pour ces montages étranges pour des artistes tels que I:Cube ou Shadowlust, ses productions sonores, tout aussi étranges, révèlent un talent et une intelligence à toute épreuve. Cultivant une image d’homme à la virilité exacerbée et désuète, parodique et un brin cynique, Torn Hawk montre une maitrise parfaite de tous les aspects de son art où chaque élément fait sens pour créer un univers cohérent et significatif. Rencontre avec ce musicien des plus singuliers lors de son passage à Paris la semaine dernière.

Comment décrirais-tu ton travail, comment te décrirais-tu en tant qu’artiste ?

Ce n’est pas facile de se définir soi-même. Plus j’essaie et plus je me rends compte que je devrais laisser le sujet ouvert et laisser d’autres personnes apporter leurs propres interprétations. Ceci étant, je me soucie de certaines choses comme la texture, la mélodie, et la répétition, il est donc plus facile de définir ce qui me tient à cœur, car je pourrais très bien définir ce que je suis et changer d’avis la semaine d’après. Et tant mieux, car ça montre que tout ça évolue. C’est un peu comme certains peintres, ou quoi que ce soit que j’ai pu admirer…il est impossible de définir quelqu’un, ça peut sonner prétentieux, mais si quelqu’un peut te définir avec des mots simples, c’est que tu es probablement coincé quelque part alors j’imagine que c’est tout ce que j’ai à dire là-dessus. Heureusement, on est en constante évolution.

Quand as-tu commencé à faire de la musique ?

Quand j’étais gamin, j’ai commencé à jouer de la guitare, aux alentours de 12 ou 13 ans. À l’époque, j’enregistrais juste des trucs dans ma chambre, avec des magnétophones et des radiocassettes… et puis j’ai eu un enregistreur 4 pistes puis je suis passé à l’ordinateur et je suis ensuite revenu au 4 pistes. J’étais un de ces ados qui enregistrent des trucs en permanence.

Qu’est-ce que tu avais en tête à l’époque ?

J’aimais beaucoup empiler des sons comme s’ils interagissaient entre eux. Par exemple, quand j’ai eu la pédale de delay, qui est une manière très simple de superposer des sons, avec laquelle tu peux créer un accord ou autre et jouer par-dessus. Quand j’ai pu jouer par-dessus mes propres trucs sans compter sur quelqu’un d’autre pour jouer, ça a été comme une révolution… C’est l’interaction qui me donne la chair de poule. Tu vois, jouer une seule ligne ne m’intéresse pas vraiment. Il faut qu’il y ait une sorte d’interaction, ce qui, j’imagine, est synonyme de l’harmonie. Les choses changent en fonction de ce que tu mets derrière, tu vois.

 

Il y a un fort aspect visuel dans ton travail, quand est-ce que tu as eu l’idée de jouer avec des cassettes VHS par exemple ?

Ca fait déjà un moment. Du genre, 10 ans et quelques. J’ai toujours été intéressé par le fait que les cassettes VHS, au bout d’un moment, se détérioraient et faisaient n’importe quoi. Des bruits apparaissaient, et j’aimais bien ralentir les cassettes pour essayer de capturer des images de ces bugs qu’on leur connait. J’ai continué de faire ça et maintenant beaucoup de gens aiment le faire, c’est dommage que ça soit très branché, du coup les gens n’ont plus un regard neuf là-dessus, mais je trouve toujours ça intéressant. Ca va devenir surexploité et moins branché avec les années, à ce moment les gens pourront y revenir et voir que c’est intéressant, mais après tout, c’est comme utiliser n’importe quel autre support média.

Es-tu conscient de l’aspect post-moderniste de ton art ? Et pourquoi cette esthétique du collage et des boucles est-elle si importante pour toi ?

Ouais. Je ne suis pas certain qu’il y ait des choses qui ne soient pas post-modernes de nos jours. C’est un peu dur de faire des choses qui soient dénuées de cette sensibilité post-moderniste alors j’essaie de trouver un espace qui s’émancipe un peu de la réflexion sur soi, enfin je veux dire, qui ne soit pas si purement post-moderne et un peu plus sincère d’une certaine manière. Quand on parle du medium, j’imagine que c’est d’une manière post-moderne classique en pensant que le medium fait partie du message. J’essaie de faire en sorte que ma musique ne sonne pas uniquement comme du son brut, tu vois, j’essaie de faire en sorte que les gens ne pensent pas tant que ça aux outils mais se focalisent plus sur le son et la mélodie. Je veux que mes mélodies soient mémorables, tu vois, comme ces chansons pop qu’il y avait quand j’étais petit,et qui étaient vraiment importantes, je veux proposer ça aux gens. Tu pouvais entendre ça à la radio, dans ta voiture, et peu importe d’où ça venait. Je pense que ça, c’est le but ultime.

 

Tu as construit ton propre univers visuel et musical, une sorte de mélange entre des éléments des années 1980 et 1990. Qu’est-ce qui t’intéressait dans l’imagerie de ces époques ?

J’ai grandi à cette époque et je pense que, quelle que soit l’époque à laquelle tu grandis, ça sera toujours formateur pour toi. Je ne peux pas dire objectivement s’il y a quelque chose de spécial qui se dégage de cette époque. Si j’avais grandi dans les années 1930 ou autre, alors j’aurais peut être eu une attirance similaire pour les années 1930. Tu ne peux jamais vraiment savoir,car tu es un produit de l’époque à laquelle tu émerges en tant qu’artiste conscient. Invoquer les trucs des années 1980 est devenu de toute évidence assez surfait alors j’essaie de m’en méfier tout en ne pouvant renier cette tendance. Ce sont des choses qui résonnent dans ma musique, car c’est l’époque où mon cerveau a pris forme et c’est tout.

À une époque où beaucoup de musiques sont complètement digitales, tu utilises toujours des bandes. Pourquoi ?

J’aime la texture qu’on peut tirer des bandes. J’utilise également des interactions entre le digital et les bandes, ce qui donne un bon contraste, c’est cool. J’enregistre moitié sur  bandes pour les textures, moitié en digital pour un son plus obtus. Utiliser des bandes t’oblige à t’engager, parce qu’une fois que tu as mis le matériel dessus, tu ne peux pas le changer, ce que je trouve vraiment sympa. Une fois que j’ai mis quelque chose sur bandes , je dois m’y engager, je ne peux plus y toucher et ça a un côté libérateur.

Tu ne fais pas souvent de live, et c’est assez neuf que tu fasses des tournées avec ton projet Torn Hawk alors que ça fait 15 ans que tu produis de la musique. Pourquoi est-ce que ça t’a pris si longtemps de monter un live pour Torn Hawk ?

En effet, ça fait longtemps que je joue avec d’autres groupes, d’autres projets. J’ai commencé à donner des concerts du projet Torn Hawk il y a seulement deux ans. Si j’ai aussi peu joué avec ce projet, c’est parce que c’est assez difficile de le présenter en live. Maintenant, je commence à jouer plus fréquemment. Je suis très minutieux en ce qui concerne le son que j’envoie en live. Je voulais vraiment retranscrire ce que je fais. Et une manière de le faire est de faire passer les morceaux sur l’ordinateur, en y touchant très peu, et ça revient au même que de passer ton disque et faire des petits bruits par-dessus,comme font beaucoup de types. Je me suis demandé « attends, est-ce que je devrais faire ça ? ». Mais ça ne s’apparente pas à une performance alors j’ai décidé de ne pas me soucier d’avoir le rendu exact de l’album,et de faire en sorte que le live soit une œuvre en soi. C’est comme essayer de faire quelque chose de nouveau, en citant beaucoup l’album, en utilisant des samples de l’album retraités par-dessus lesquels je joue évidemment de la guitare, pour que ça soit prenant pour moi comme pour le public. Le résultat du collage est meilleur lorsqu’on passe le morceau sur l’ordinateur mais ça ne m’intéresse pas vraiment. Si je faisais ça, je n’aurais pas l’impression d’avoir accompli quelque chose d’utile au sein de mon œuvre. Mais c’est bizarre, car parfois mes lives n’ont pas l’air de décoller, parce que chaque fois, c’est un peu différent. Mais heureusement, quand ça se passe bien, j’obtiens quelque chose de totalement neuf. Je me rappelle de Brian Eno qui parlait des membres de U2 qui s’énervaient dans le studio, ils disaient « comment est-ce qu’on va pouvoir jouer ces chansons en live ? », et lui répondait « ne vous inquiétez pas, vous n’aurez pas à jouer ça en live, car ce sont deux choses totalement distinctes. »

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Tu es très prolifique et tu as sorti un nombre incroyable de choses en 2013, est-ce qu’on doit s’attendre à une productivité constante dans le futur ? C’est important pour toi de sortir rapidement beaucoup de musique ?

À vrai dire, les morceaux s’empilaient et il fallait que je m’en débarrasse, ils ne sont pas tous nécessairement nouveaux alors je voulais les écarter de ma vue pour pouvoir passer à autre chose, avancer. Je vais sûrement commencer à ralentir l’année prochaine. Vu que les gens ont un peu de mal à savoir sur quoi se concentrer, je pense qu’il n’y aura que 2 LP, que je puisse me focaliser sur deux grosses sorties cohérentes plutôt qu’un paquet de choses. Je suis très content de Through Force of Will mais je ne peux pas continuer à me disperser dans tous les coins, ne serait-ce que pour captiver l’attention des gens. Et c’est plus facile pour moi de soutenir un ou deux albums plutôt que dix, les choses vont probablement commencer à ralentir maintenant.

Ton art est assez hypnotique : est-ce que tu penses que construire ton propre univers, créer un espace où tu puisses te connecter avec tes auditeurs sont des choses essentielles dans la musique ?

Oui, bien sûr. J’essaie de façonner un monde, je veux dire, par son aspect visuel, auditif, la présentation que j’en fais, comment j’en parle… Pour proposer une expérience complète, je veux envoyer toutes sortes d’invitations à entrer dans ce monde, qui est l’endroit d’où je pense que l’on devrait écouter ma musique. Je pense que la création artistique est une démarche forte, alors, quand tu as la chance d’avoir un public, pourquoi ne pas tout leur donner pour qu’ils s’immergent ? C’est plus amusant.