Imaginons l’après dé-confinement : nos habitudes de fête seront forcément chamboulées, modifiées. Radicalement peut être : comment pourrons-nous faire la fête ? Sous quels formats, dans quelles conditions, et pour quels publics ?

Après un premier état des lieux à la mi-mars, une prise de paroles d’acteurs de la scène puis une enquête sur les nouveau enjeux de l’industrie musicale, nous nous penchons aujourd’hui sur le futur de la fête, de nos nuits qui nous manquent tant.

Alors que la majorité du pays voit vert, et que, dès aujourd’hui, la plupart des bars et restaurants espèrent voir leurs habitué.e.s s’assoir à leurs terrasses pour la première fois depuis presque 80 jours, les lieux de fêtes et de vie nocturne restent fermés. Aucune date n’a été annoncée par le gouvernement : un oubli qui fait un peu tâche, au milieu d’annonces volontaristes visant à aider la culture dans son ensemble, à reprendre vie. 

En attendant un signal d’en haut, on se pose des questions. Comment, dans les semaines et mois qui suivent, allons-nous nous retrouver sur une piste, un dancefloor ? Comment allons-nous, public, recréer un espace de fête où la distanciation sociale est l’exact et fondamental opposé du pourquoi nous sommes là ? Un espace de liberté, où les corps se rapprochent et où l’on se sent plus fort.e.s ensemble – enfin, dans nos souvenirs, c’était comme ça. On s’emballe un peu et, hormis quelques lieux et surtout collectifs à la vision dégagée, la plupart des clubs étant tout d’abord des débits de boissons. Mais le problème reste le même : quand et comment, la fête telle qu’on l’a connue, sera-t’elle possible ? 

Tous les personnes interrogées restent dubitatives à l’idée d’une reprise rapide – et c’est tout à fait normal, logique même. Élodie Vitalis, rédactrice-en-chef de Beweird et journaliste, nous annonce la couleur : « sans vaccin contre le coronavirus, je vois mal comment les bars, clubs et lieux d’événements seront autorisés à réouvrir, même pour des rassemblements de moins de 100 personnes. » Maelstrom, DJ et producteur, est du même avis : « je ne vois pas comment on pourrait recommencer à rassembler des centaines ou des milliers de personnes pour danser ensemble pendant des heures … » Petits ou grands formats, tout serait donc sujets à l’apparition d’un éventuel traitement. Mais s’il fallait faire des prédictions ? Guillaume Sorge, programmateur et directeur artistique pour Red Bull France et du festival Red Bull Music Academy Paris, va plus loin : « (la reprise) me paraît bien loin. À l’heure où j’écris ces lignes (il y a quelques jours, ndr), des programmateurs de salles parisiennes re-programment en janvier les concerts qu’ils avaient reprogrammés en octobre … J’ai peur que les clubs et les salles de concerts ne ré-ouvrent pas avant début 2021. » 

Pause, re-start ?

« C’est un coup d’arrêt brutal à notre mode d’expression, sans perspective. », renchérit Maelstrom. « Même si le reste de l’activité économique redémarre bientôt, pour la culture c’est probablement inenvisageable à court ou moyen terme. » Est-ce même souhaitable ? Certes, beaucoup d’entreprises et leurs salarié.e.s sont au bord du gouffre et attendent des rentrées d’argent avec impatience. Mais est-ce qu’une ouverture (trop) rapide, avec des normes sanitaires accrues, est compatible avec les formes de rassemblement festives ? « Mon opinion ne va pas plaire à tout le monde, mais je pense que l’on doit placer l’humain avant tout, c’est-à-dire que c’est le dernier secteur qui doit être ré-ouvert. » Paul de Chabalitosse, co-fondateur du festival Les Courants Alternatifs, DJ et programmateur pour le 9b, célèbre bar bellevillois, dresse une situation plus inquiétante qu’il n’y parait. « Je sens de la précipitation de la part des pouvoirs publics. La ré-ouverture des bars début juin (aujourd’hui, donc)? Clairement pas une bonne idée, et clairement pas une mesure de soutien. » 

On peut sentir poindre, sous ces bonnes nouvelles, une envie de se désengager des programmes d’aides installés depuis plusieurs semaines. « La ré-ouverture n’a qu’un seul objectif : en finir avec le chômage partiel. Ce n’est pas une mesure de soutien, c’est un abandon du secteur. » De la même façon qu’un petit festival n’a pas la même économie et trésorerie qu’un gros rassemblement, les lieux de fêtes – un bar ou un club – ne sont pas égaux devant la crise. Paul : « c’est parfait pour donner le dernier coup de pied à un secteur au bord de la falaise ». Les plus solides s’en sortiront, comme ailleurs. Mais les autres ? « Je pense aussi aux travailleurs, c’est un milieu super précaire. Qui sera là pour vérifier que leur santé est assurée ? »

L’après, mais comment ?

L’occasion apparait alors, malheureuse ou heureuse, de faire le point et d’imaginer la suite. Penser la danse de demain. Technopol, structure derrière la Techno Parade et qui oeuvre pour les musiques électroniques en France, a lancé dans le courant du mois de mai une série de tables rondes virtuelles, sous le doux titre de « Danser Demain ». Un espace de réflexion nécessaire, comme nous indique Simon Hamel, président du collectif Make It Deep. « Il me semble important de ne pas travailler à une reprise mais plutôt à un renouveau. La scène des musiques électroniques a aujourd’hui l’occasion de se réinventer, de prendre le temps de voir ce qui ne fonctionnait pas ou plus et de se recentrer sur l’essentiel. » Un avis que partage Myako, DJ et productrice. « C’était déjà une grosse question, il y avait de gros dysfonctionnements dans le milieu de la musique. » Comprendre : à vouloir devenir une industrie comme une autre, une (bonne) partie de l’âme des musiques électroniques s’est envolée. Une bascule vers une certaine forme de profit et de rentabilité qui n’a pas évité l’écroulement. « Les événements nous prouvent qu’elle est finalement très fragile », nous dit Myako. 

Avant d’être une remise en cause de l’écosystème actuel, précipité par la crise, une prise de conscience avait déjà été eu lieu : il faut pour cela chercher du côté des collectifs, festivals et promoteurs les plus aventureux. Parmi eux, les parisiens d’Otto10 ou le festival Château Perché, comme nous le raconte Élodie. « Ils n’avaient pas besoin d’une grosse tête d’affiche pour attirer le public parce qu’ils avaient réussi à créer un véritable univers autour de leurs événements, une ambiance particulière grâce aux lieux atypiques et aux thèmes choisis, au soin porté à la décoration, aux déguisements, aux activités proposées. » Ils sont en effet de plus en plus nombreux, et depuis une demie-décennie même, qui tentent de modifier, voire casse l’équation presque immuable qui les obligent à faire venir un.e artiste superstar, au cachet très élevé, pour sécuriser les revenus d’une soirée. 

Sans réinventer la roue ni déprécier la culture club qui nous est très précieuse à Phonographe Corp, ces chemins de traverse pourraient-ils, en poussant plus loin encore les idées et les convictions, sortir le secteur de l’ornière ? Ces convictions, facteur non pas récent dans l’histoire des musiques électroniques, mais qui retrouve une place primordiale dans nos nuits – comme nous en parlions ici – serait l’élément clé. Tout un tas de combats, idéologies et envies de société, de vivre ensemble, s’infiltrent dans nos nuits, « pour répondre un peu mieux aux attentes du public mais aussi aux enjeux actuels – l’écologie et l’inclusion », poursuit Élodie. « C’est le moment », nous dit Simon. 

Plaire à qui, à quoi, pour quoi faire ?

La remise en question est sur la table, plus clairement que jamais : inscrire les soirées, nuits, afters même, festivals et rassemblements dans les problématiques actuelles. Suffisamment pour être actées ? « Toutes les idées, les déclarations, les démarches développées pendant le confinement sont très positives. », analyse Simon. « Mais il ne faudra pas les oublier dans deux ou trois ans, lorsque l’effervescence de la reprise sera retombée et que toutes ces intentions seront confrontées aux problématiques quotidiennes du producteur de spectacles. » Le naturel reviendrait au galop, et nos vielles habitudes aussi : celles d’un milieu qui a calqué sur son quotidien les usages d’une économie globalisée et ultra-compétitive. Peut être plus qu’ailleurs, même : la nuit, le spectacle, sont impitoyables. 

À l’image de nos changements dans l’alimentation, est-ce que l’on peut arriver à un modèle, des habitudes, des façons de faire, dans la culture aussi, plus justes ? Un modèle vertueux, local mais connecté, en phase avec les problématiques actuelles – écologie donc, mais aussi inclusion, représentation des minorités, économie solidaire. Comme le dit Vincent Carry, président d’Arty Farty (la structure derrière Nuits sonores, entre autres) dans Libération, tout réinventer est possible, tant qu’il n’y a pas de « massacre social ». 

Jeanne-Sophie Fort, du festival Les Siestes Électroniques, suit cette direction – festival qui est, déjà, extrêmement avancé sur la question économique. Gratuité des concerts et DJ sets, comptes et revenus publiés après chaque édition, de même qu’une harmonie de rémunération entre les artistes – un coefficient trois, maximum, entre l’artiste le moins et le/la plus rémunéré.e est appliqué. « On peut souhaiter, et c’est notre cas, que suivra à cet épisode de rupture une réflexion de fond sur les modèles économiques les plus vertueux à mettre en œuvre pour nos scènes. » Plus vertueux pour les artistes et leurs créations, au coeur des manifestations. « À mon avis, c’est l’économie du live qui va devoir changer. Parce que, demain, il y aura moins d’argent sur la table et parce que l’argent disponible devra aller prioritairement aux artistes, selon des modes de rémunération plus justes et plus sécurisants – le statut d’intermittent du spectacle plutôt que celui de micro-entrepreneur, par exemple. » Une réflexion qui rejoint les interrogations de notre enquête précédente. 

Maudit Deejay 

La question économique, première et centrale, est fortement débattue dans un milieu qui se veut progressiste, ouvert et peu porté sur les dividendes et les recettes. « C’est l’occasion de réviser la flambée des cachets de certain artistes par rapport à d’autres », insiste Myako. « Cela influence fortement les programmateurs, qui pousse à faire des choix plus financiers qu’artistiques. » Tous les événements ne sont pas dans cet optique là, mais la bulle qui gonfle depuis quelques années devient gênante. Les solutions ? « De revoir par exemple les capacités des festivals, bien souvent trop grandes pour pouvoir découvrir les artistes correctement », selon Myako. « De faire plus de local, mettre en lumière une scène existante, de privilégier les circuits courts en quelque sorte. » Jamais les questions écologique n’auront été aussi forte dans la musique.

Élodie insiste sur un autre point ; puisqu’il est question de redéfinir la nuit, autant qu’elle inclut le plus de monde possible. Selon elle, il faut continuer « à faire l’effort de ne plus booker uniquement des DJs hommes mais s’ouvrir encore plus aux DJs femmes, ainsi qu’aux DJs noirs, gays, trans. » Sous représenté.e.s dans les programmations, ces artistes forment pourtant une scène locale très vivante, trop en marge du circuit club classique. Alors, plutôt que de faire venir un DJ tout droit de Berlin, autant sonder sa propre ville. De cette façon, « chacun se sentira le bienvenu », conclue Élodie.

Plus concrètement, à quoi s’attendre, lorsque l’on poussera les portes d’un club, d’une salle de concert, d’un festival en 2020 (et au-delà) ? Simon a un début de tableau : « des jauges plus intimistes, une construction durable, moins motivée par la volonté de faire mieux et plus que les autres, des programmations d’avantage constituée avec la scène locale, la prise en compte systématique des enjeux écologiques dans les festivals mais aussi dans les clubs et salles de concert. » Un tableau idyllique, auquel on veut tous croire et qui reste possible, si les initiatives convergent.

Mais à vouloir aller trop vite, on risque de se retrouver piégé. C’est ce que nous dit Paul : « j’ai l’impression que l’on va perdre beaucoup de liberté si on veut absolument retourner faire la fête rapidement. L’exemple post-attentat le montre bien : d’un événement dramatique et traumatisant, on a généralisé pour tout reprendre au plus vite tout en essayant de se protéger. » À vouloir être plus safe, on n’aurait « pas de meilleures fêtes : plus de sécuritaire, plus de frais pour les organisateurs, plus de pouvoir répressif pour la police, plus de société du contrôle. » Avec, si des clusters et des foyers de contamination se déclarent suite à des rassemblements festifs, « la parfaite justification à l’application de mesures plus strictes et restrictives. »

Elle est où la fête ?

Alors, avec l’économie, la représentation des minorités, l’écologie et la localité, qu’est-ce qui pourrait changer, dans nos nuits et nos journées festives ? Est-ce que les formats en eux-mêmes pourraient être modifiés, ré-inventés ?

Paul est catégorique : « je ne pense pas et je n’y crois pas. La fête c’est de l’interaction sociale, si on veut proposer des formats sans interactions, je n’y crois pas du tout. » Pourtant, autre le live-streaming, on a vu plusieurs types de « concerts » – on met des guillemets, car on ne sait pas encore comment les appeler – apparaître en ligne. Guillaume Sorge, confirme à demi-mot. « Les contenus en ligne, si pertinents soient-ils, ne sont qu’un pis aller. Le concert de Travis Scott sur Fortnite est, par exemple, une activation de marketing digitale brillante mais décevante en terme d’expérience collective. »

Le physique, comme seule solution ? Oui, mais pourquoi pas à jauge très réduite ? « Nous avions envisagé plusieurs nouveaux formats possibles », détaille Jeanne-Sophie (Les Siestes) : « des séances d’écoute à 1 ou 2 personnes dans des espaces appelant plutôt à l’introspection, ou des diffusions dans la rue, en mouvement. Mais finalement, c’est en ligne que nous proposerons une « édition », ce qui ne nous serait jamais venu à l’idée auparavant. » Maelstrom, va dans le même sens d’une expérimentation. « Ça peut être l’occasion de faire de nouvelles propositions, d’essayer de nouvelles formes, de proposer notre musique autrement que par des DJ sets : installations immersives, multi-diffusion, diffusion 3D, il y a sans doute encore beaucoup de choses à inventer. » Des tentatives nouvelles sur la forme, mais le contenu aussi : peut être aurions-nous envie, ou besoin, d’autre chose. « Je n’aime pas trop faire de prédiction, mais une des possibilité serait de se tourner vers des musiques plus contemplatives, et peut être moins immédiates – peut-être aussi avec une dimension presque thérapeutique. On sait que les musiques répétitives ont été utilisées et pratiquées depuis des millénaires pour accéder au divin, à la transe, à des états modifiés de conscience, et que c’est un moyen de trouver une forme d’équilibre. »

Tous, finalement, nous dise la même chose : se rassembler, ensemble, le temps de quelques heures dans un espace à part, avec ses propres règles, ne disparaitra pas. Jeanne-Sophie : « la rivière retrouve son lit. Mais je sais que nous serons un certains nombre à explorer des chemins de traverse. »

Foule sentimentale

Le public – coeur du sujet – est attendu avec impatience. Si au début du confinement, on s’imaginait sans problème parmi une horde de fêtards se ruant sur les clubs à leurs ré-ouvertures, près de deux mois sans contact ont laissé des traces : on n’est peut être pas aussi motivé que ça à l’idée de faire la grosse fête. Et on n’est pas les seuls, apparement. Alors oui, une fête à 30 personnes dans un appartement n’est pas une nuit en club, les mécanismes et les conditions ne sont pas les mêmes. Mais la question reste la même : est-ce que l’on aura envie de se serrer dans un espace clos, pendant des heures ?

« Je n’en sais rien ! », tente Jeanne-Sophie. « À titre personnel, je ne suis pas pressée à l’idée de m’entasser dans un club et d’essuyer la sueur de mes congénères, mais peut-être qu’un matin je me réveillerai et ça sera une envie obsessionnelle. Qui sait ? » Élodie, tout comme Simon du collectif Make It Deep, imagine deux typologies ; d’un côté, les habitué.e.s, qui retourneront vite en club pour soutenir les artistes et se retrouver. Une première vague, qui précédera une seconde, plus large, qui regroupera tout le monde. De l’autre, un monde plus vaste de fêtards occasionnels, pour qui le confinement aura peut être plus pesé – mais qui aura à coeur de faire la fête, une fois les conditions sanitaires plus sûres. « Tout le monde aura envie de faire la fête et de rattraper tout le temps perdu », ajoute Élodie. Peut être même que des découvertes pourront avoir lieu. « On voudra toujours danser, se réunir pour voir des concerts, découvrir des nouveaux musiciens. », selon Jeanne-Sophie. Pour faire plus simple : « la joie de se concentrer et de se regrouper », nous dit Paul. « Je pense que l’on aura toujours besoin de grosses chouilles. » Et pour beaucoup, elle est prévue dès ce soir.