NOUVELLE RUBRIQUE ! Dans TRACK BREAKDOWN, on vous propose un plongeon en profondeur dans la mécanique d’un titre : ses composants, les rythmes utilisés, les inspirations et, à la fin, comment ça marche. Un petit travail d’exploration option geek pour mieux comprendre ce qui nous entraine tous les week-ends sur des dancefloors. Premier arrêt en Colombie via l’Espagne avec Cawd Slaydaz et son “Potato Trip” ! 

La semaine dernière sur les ondes de Rinse France, nous vous parlions d’un label singulier, Frigio Records. Basé à Valence, ce label explore des contrées a priori éloignées les unes des autres : dub et EBM, dub et reggaeton, et la liste s’allonge encore. Parmi les sorties, on distingue le projet Cawd Slaydaz, porté par Hugo van Heijningen (Red Light Radio) et Max Abysmal, et qui a sorti en 2022 TOTÁL, excellent album downtempo aux accents latins. Chaque morceau y explore et hybride des styles – dub, reggaeton, EBM, trap… et avec en toile de fond, un hommage à l’héritage musical de la Colombie. Cela nous a donné envie de rentrer dans le détail du détail et de décortiquer rythme par rythme un titre de cet album multiple et fascinant. Direction « Potato Trip » et sa (re)visite de la cumbia.

Cumbia digitale, cumbiatronica

Quelques mots de contexte, d’abord. Genre musical et danse originaire de Colombie, la cumbia est le fruit, sur la côte caribéenne, des apports culturels et musicaux croisés des esclaves africains, des populations autochtones et des colons européens ; on en fait remonter la genèse au XVIIe. Dans les siècles suivants, la cumbia a essaimé dans toute l’Amérique latine, du Panama à l’Argentine : difficile, dès lors, de circonscrire et définir précisément ce genre qui se décline en de multiples variantes régionales – sans compter ses mutations au cours de l’histoire. Disons d’abord seulement qu’il se caractérise par un rythme en 4/4 lent, l’usage d’instruments spécifiques (les flûtes kuisi, la guache, les maracas, le güiro…), et l’accentuation des 2e et 4e temps. Mais comme tout style musical vivace, la cumbia continue d’évoluer, et ses métamorphoses les plus récentes tiennent à son hybridation avec la musique électronique au point où le terme « digital cumbia » a fait son entrée dans le débordant dictionnaire imaginaire des sous-genres de musique électronique. Dans un article extensif sur le sujet (disponible ici), le chercheur Israel Vázquez Márquez rappelle les genres précurseurs de cette cumbia digitale, et cite les hybridations péruviennes de la cumbia avec le rock psychédélique, puis, plus récemment, ce qu’on appelait dans le Mexique des années 1990 la tecnocumbia, qui substituait boîtes à rythmes et synthétiseurs aux instruments traditionnels.

Depuis, la facilité d’accès aux logiciels de MAO est passée par là, et un certain mélange des genres dans les nuits de Buenos Aires aurait favorisé l’essor de cette cumbia digitale ; Israel Vázquez Márquez en situe les origines dans les soirées Zizek tenues à Buenos Aires à partir de 2006 qui faisaient se côtoyer hip-hop, reggaeton, dancehall, baile funk – et cumbia, donc : « Zizek parties quickly became a veritable laboratory of rhythms and sounds, in which the invited musicians would begin to experiment and collaborate with each other, mixing different rhythms and formats during live improvisations. A scene of digital Latin American sounds began to be defined that had not previously existed so overtly ». Les organisateurs des soirées Zizek ont poursuivi cela dans un label, ZZK Records, donnant ainsi une plateforme et une résonance internationale à la cumbia digitale, en éditant notamment des compilations (il va sans dire que le genre n’est pas exclusif à ce label ou à ces soirées : elles en ont plutôt largement favorisé le développement et la diffusion), et signant des artistes tels que El Remolón, King Coya, ou encore Fauna – sans doute avez-vous déjà croisé leur route au fil d’une playlist latino-américaine. Bref : c’est dans ce contexte, bien trop résumé ici, que s’inscrit la musique de Cawd Slaydaz et en particulier la cumbia de « Potato Trip ».

« Potato Trip » : la structure

« Potato Trip », c’est la troisième piste de l’album, poétiquement qualifiée de « Cumbia food ode » – le morceau porte en effet fort bien son nom et propose un voyage au pays des patates. Plus exactement, c’est une forme d’hommage aux multiples formes que peuvent prendre ces susdites patates, de la frite à la purée (en somme, un voyage qui touche non seulement aux types de cuisson, mais aussi aux différentes découpes – et quels climaxes ! il faut savoir savourer ces paroles).

La construction du morceau est assez typique de la musique électronique, en premier lieu parce que mis à part ce qui concerne la voix, elle est pensée par boucles, et parce que les différents éléments sont ajoutés successivement sur la base de cycles de huit mesures. Ils enrichissent peu à peu l’ossature de base pour faire monter la sauce (c’est le cas de le dire, le climax en est aux potato chips), tant pour des raisons texturales (un build-up passe souvent par l’épaississement de l’espace musical) que rythmiques (différents rythmes et grooves se superposent : ils sont détaillés plus bas) ; et malgré la présence de la voix, une partie centrale fonctionne comme un break en jouant sur l’absence de la basse. De manière générale, et comme dans l’ensemble de la musique électronique, la tension vient des jeux avec la basse : elle se fait d’abord discrète, entrant une fois toutes les huit mesures (ou quatre mesures à 80 bpm) et faisant ainsi grimper l’intensité (parce qu’on l’attend d’autant plus), puis s’installe – elle porte un rôle structurel central. En voici une représentation avec les éléments principaux (chaque case équivaut à une mesure, si l’on se place sur un référentiel à 160 bpm : entendu à 80 bpm, ce qui est plus probable, une mesure = deux cases) :

Du point de vue de la structure, donc, la cumbia se fait musique électronique de danse avec une structure build-up / break / drop, et quitte les formes strophiques ou couplet-refrain traditionnelles de la chanson  : la voix elle-même, par ses répétitions obsessionnelles, est quasiment traitée comme un instrument.

Instruments et timbres

La réinterprétation de la cumbia par Cawd Slaydaz se fait ensuite sur le terrain du timbre. Le genre musical colombien se caractérise par l’usage de certains instruments qui le rendent immédiatement reconnaissable : l’enjeu est alors d’imiter les timbres de ces instruments acoustiques, tout en tirant parti des ressources de la production électronique – toujours la même ligne de crête, évidente et pourtant difficile à décrire : imiter et transformer. Le timbre de la cumbia, ce sont les flûtes kuisi, les ocarinas, les tambours, la guache (percussion en bambou remplie de graines et utilisée comme une maracas), ou encore le güiro (percussion en forme de racloir). Cawd Slaydaz se joue de ces timbres : ainsi, 1/ les hi-hats imitent la guache par leur densité texturale, et surtout par leur durée, qui participe de l’effet laid-back et alangui du morceau, 2/ une autre percussion, qui racle, imite le timbre du güiro (plus bas, sur l’illustration de la mesure, elle est située sur la ligne « maracas »), 3/ les timbres des percussions sont aussi proches des tambours de cumbia, et 4/ on pourrait aller jusqu’à souligner la ligne mélodique du synthétiseur, qui sonne comme un envers plus sombre des flûtes kuisi.

Rythmes

De la même manière, les rythmes utilisés par les producteurs se rattachent à ceux de la cumbia, à commencer par la mesure en 4/4 très downtempo ; on l’entend à 80 bpm plus qu’à 160, en raison du peu de basses, qui soulignent les temps 1 et 3 dans une mesure à 80 – on serait davantage susceptible de l’entendre à 160 si les croches étaient marquées. À noter aussi, la présence d’un autre rythme assez typique de la cumbia :

Voici ainsi représentée ci-dessous une boucle de deux mesures de “Potato Trip”, avant l’entrée de la voix et de la basse : le “tambour 1” est figuré sur la ligne Bass Drum, le “tambour 2”, plus discret, sur la ligne Hi Conga, et le güiro sur la ligne Maracas. Le tambour 1 effectue le rythme représenté plus haut (noire / deux croches / noire / deux croches, etc.), légèrement modifié en ce que les croches ne sont que sur le deuxième temps : cela permet de laisser de l’espace au tambour 2 sur le troisième temps, dont le triolet privé de sa première croche contraste avec les deux croches du tambour 1. En d’autres termes, le deuxième temps est pensé en binaire, tandis que le tambour 2 donne un souffle ternaire au troisième temps. Parallèlement à cet effet, qui participe de l’alanguissement de la mesure et installe ce groove particulier, le güiro (ou son cousin électronique) commence par des syncopes (un temps et demi / un temps et demi / un temps) qui ralentissent encore la perception de la mesure.

La texture rythmique est ensuite enrichie comme dans le schéma qui suit : les hi-hats / guache marquent désormais toutes les croches, et, ici représentée sur la ligne Cow Bell, une autre percussion épice le pattern de base avec un rythme analogue à celui du reggaeton (qui marque la dernière double avant le 2e temps, puis la croche suivante). Cette dernière percussion ajoute un nouveau balancement au groove déjà bien installé, tandis que le hi-hat / guache joue avec des croches inégales, tant en termes de rythme (elles ne sont pas quantifiés, pour certaines un peu laid-back, et surtout, la durée propre au timbre du guache élargit la perception des temps) qu’en termes de vélocité (chaque impact n’est pas frappé avec la même force ; cela crée du mouvement). Enfin, la cerise sur le gâteau de cette superposition de grooves, c ‘est la basse, qui marque les temps 1 et 3 de chaque mesure, leur donnant davantage d’assise.

Exercice de style et hybridation entre traditions et modernité, ce “Potato Trip” est avant tout un titre dancefloor, au service de la fête et que l’on décortique avec passion – et que l’on jouera probablement à l’une de nos prochaines sauteries.