La première édition du festival London Jazz Calling a eu lieu ce mois d’avril, mettant à l’honneur la très vivace scène jazz londonienne. Au milieu d’artistes tels que Yussef Kamaal ou Get The Blessing, nous avons pu rencontrer Binker & Moses, duo londonien à la formation particulière – limitée à un saxophone ténor (Binker Golding) et une batterie (Moses Boyd). Les deux musiciens sortent ce mois-ci un album intitulé Journey to the Mountain of Forever, deuxième disque dans cette formation et témoignage de l’ébullition de la scène jazz actuelle.

Le disque se déploie en deux volets, l’un présentant exclusivement des morceaux en duo (batterie et saxophone, formation originale s’il en est : sans ligne de basse, le son est à nu, à la fois plus brut et plus épuré). Le second volet de l’album est quant à lui composé de morceaux avec musiciens invités, dont une harpiste (Tori Handsley), un joueur de tabla (Sarathy Korwar), un trompettiste (Byron Wallen), et le batteur Yussef Dayes – de Yussef Kamaal. Cette dichotomie dans la formation musicale se retrouve dans l’écriture – « sur le premier disque, tout est écrit et organisé : les mélodies sont notées, les débuts et fin des morceaux aussi, même les chorus sont encadrés », nous explique Binker. « Sur le second disque, quand les autres musiciens nous ont rejoint, on a tout improvisé d’une traite. On avait une petite idée de ce qu’on voulait faire, mais on n’a rien dit aux musiciens avant le jour même dans le studio ». D’influence free jazz, Journey to the Mountain of Forever se démarque des nombreuses sorties jazz actuelles par sa conjugaison originale d’accents funk et d’explorations tonales et free.

Saxophoniste de formation classique, Binker Golding est également compositeur et occasionnellement chef d’orchestre – indifféremment de jazz et de musique savante. Il nous confie d’ailleurs travailler en ce moment et sur la composition d’une œuvre de musique de chambre, et sur un album de jazz (« ce sera à priori un disque pour quintette – piano, saxophone, basse, batterie et guitare. Je voudrais un truc très différent de Binker & Moses »). Tous deux très virtuoses, et dans le disque comme en live, Binker et Moses témoignent d’une grande complicité et d’une capacité à jouer ensemble très frappante : alors que leur groupe n’existe officiellement que depuis environ quatre ans, ils racontent jouer ensemble depuis « le premier jour » de leur rencontre, soit depuis plus de dix ans. Moses, arrivé au jazz via son premier professeur de batterie, impressionne particulièrement par la variété de son jeu, utilisant toutes les virtualités de son instrument et des modes de jeux (aux baguettes, balais, doigts, à toutes les nuances et attaques possibles).

“Nous avons tellement écouté John et Alice Coltrane, Pharoah Sanders, Albert Ayler… C’est comme une partie de notre ADN”

Le lien intime qu’entretient un genre musical avec son lieu de naissance ou de développement n’est plus à démontrer : on en a beaucoup parlé pour la techno de Detroit, qu’il s’agisse de l’environnement musical, social ou sonore. De même, et malgré la possibilité d’avoir accès à toutes sortes de choses via internet, Binker et Moses confirment l’influence que peut avoir leur ville sur le revival actuel de la scène jazz à Londres. D’abord, d’un point de vue musical, il ne s’agit plus d’imiter les Américains : « depuis quelques années, il y a des scènes très intéressantes à Londres, que ce soit pour le jazz, la grime, le dubstep, la jungle ou le hip-hop ». Moses, également producteur, raconte ses chantiers actuels, soulignant la diversité de ceux-ci (« je produis en ce moment un album qui mélange reggae, jazz et musique électronique. Et puis j’ai un autre projet, une sorte de truc hybride entre rock et afrobeat »). Mais l’influence londonienne n’est pas uniquement musicale : « tu vois, je suis allé l’an dernier à Los Angeles, je suis un grand fan de la chaleur, du soleil. Mais à Londres, le froid t’oblige à rester authentique : tu ne peux pas trop t’amuser et faire le fou, tu restes concentré. Du coup, tu es toujours dans le game, t’essayes d’être bon dans ce que tu fais ».

Journey to The Mountain of Forever n’est pas un simple disque parmi tant d’autres – ce titre ambitieux recouvre une multitude d’influences, du Seigneur des Anneaux aux Voyages de Gulliver de Jonathan Swift (le roman favori de Binker) en passant par La Montagne Sacrée, le film de Jodorowsky. La fresque musicale du disque cache effectivement un récit loufoque imaginé par les deux musiciens, mettant en scène le périple de quelques personnages vers cette fameuse montagne. Ils n’ont pas voulu nous en dire plus, s’esclaffant lorsque nous avons voulu savoir qui était Besbunu, présent sur le titre « The Voice of Besbunu » : « Il y a un réalisateur que j’aime beaucoup, Stanley Kubrick. Tu vois son film 2001 ? Depuis sa sortie et jusqu’aujourd’hui, les gens s’écharpent pour savoir ce que signifie la fin, et lui répond qu’il ne veut pas donner une seule et unique réponse. Je suis plutôt d’accord : je préfère laisser les gens imaginer leur propre histoire, et toutes les réponses seraient correctes et fausses à la fois ». En dehors de cet aspect narratif, Journey to the Mountain of Forever est empreint d’une forme de spiritualité propre à ce type de jazz. C’est ainsi que les deux musiciens l’expliquent : « Ce côté spirituel n’est pas conscient, il vient de ce que nous écoutons et lisons. Nous avons tellement écouté John et Alice Coltrane, Pharoah Sanders, Albert Ayler… C’est comme une partie de notre ADN. Nous aurions plus d’efforts à faire si nous voulions nous dégager de cette influence ». En dehors du jazz et de ces quelques références extra-musicales, ils racontent écouter toutes sortes de choses – grand admirateur de musique française, Binker cite Couperin, Berlioz, Debussy, Ravel, mais aussi Pierre Boulez (« il est mon compositeur préféré »), Pascal Dusapin et Gérard Grisey, soit l’un des instigateurs de la musique spectrale en France, pourtant habituellement peu connu outre-Manche. Outre ces influences classiques, ils citent Tupac, le Wu-Tang Clan, Yes !, Miles Davis, Duke Ellington, Sonny Rollins, Public Ennemies, The Pharcyde, Pink Floyd ou encore Led Zeppelin.

Pour finir, Binker Golding nous expose avec humour son projet d’écrire, pour son prochain album de jazz, des « chansons d’amour » : « les chansons d’amour ont toujours été les plus populaires – l’amour est un sujet canonique dans la musique. Mais aujourd’hui, quand je regarde autour de moi, cette scène de jazz dans laquelle nous évoluons, je constate que personne n’écrit de chanson d’amour. Du coup, le truc le plus original que je puisse faire maintenant, c’est d’en écrire. La chose la plus évidente est devenue la chose la moins évidente ».