Cet article s’inscrit dans une nouvelle offre édito que nous souhaitons développer tout au long de l’année : des formats plus longs, qui prennent le temps de s’atteler à un sujet plus vaste, sans précipitation mais avec passion. Parce que les sorties s’accumulent à une vitesse indécente, il est parfois bon de faire un pas de côté : envisager un disque dans un contexte plus large par exemple, ou s’attarder sur une scène locale bouillonnante, ici comme à l’autre bout du monde. Prendre le temps. Discuter & ausculter un genre, un artiste, un sujet global, une époque, un club, une ville, hors calendrier de sorties ou d’événements. Prendre le temps, tout simplement.

C’est pourquoi nous lançons avec beaucoup de plaisir notre toute première label week ! Une semaine pour se (re)plonger dans l’univers, l’esthétique & le catalogue d’un label qui marque son temps, qui influence ses pairs & qui nous touche d’une manière ou d’une autre. Le tout, sans oeillère ni guerre de chapelle, comme toujours. Et pour cette première, nous nous sommes tournés vers l’Angleterre, plus précisément Sheffield & son fleuron musical, Central Processing Unit. Après avoir effectué un retour (presque) exhaustif de son cataloguedécorticé la dernière livraison de 96 Back, nous avons échangé avec son fondateur, Chris Smith

Parle-nous un peu de toi. Comment as-tu commencé à t’intéresser à la musique ? Qu’est-ce qui t’a poussé à monter Central Processing Unit ? Et comment gagnes-tu ta vie ?

Je travaille à plein temps à l’Université de Sheffield, et je m’occupe de CPU pendant mon temps libre. Cela faisait longtemps que je voulais monter un label, mais plus jeune, je n’en avais pas les moyens. CPU est finalement arrivé à l’issue d’un projet que j’ai fait avec Human Studio dans le cadre de mon travail à l’université – je leur ai dit que je souhaitais monter un label, et Nick Bax, qui gère Human, a des goûts musicaux similaires et a accepté de m’aider.

J’ai toujours écouté de la musique électronique grâce à mon grand frère : quand j’étais petit, il mettait The Human League, Ultravox et Gary Numan dans la maison. J’ai aussi joué à beaucoup de jeux vidéos dans les années 80 et 90, donc toutes ces choses électroniques m’ont été instillé très tôt.

Quelle est ta conception d’un label en général, et d’un label de musique électronique en particulier ? À quel point est-il important d’avoir une esthétique particulière, et comment as-tu construit la cohérence de CPU ?

Les labels sont évidemment importants dans tous les genres de musique, mais la scène de musique électronique leur donne une place particulière. Dans ma perspective, je pense que notre job est de donner aux artistes une plateforme afin qu’ils puissent être entendus par le plus d’auditeurs possibles. Dans le milieu de la dance music, il faut être très averti concernant le marketing digital, être habile et se montrer sous son meilleur aspect pour se démarquer de l’océan de labels qui existent sur internet. CPU a une cohérence conceptuelle brute, et je pense que c’est très important ; mais c’est aussi un extrême. Depuis le temps que je travaille dans ce milieu, j’ai pu voir des labels très similaires à CPU de ce point de vue ; par exemple, Nervous Records joue sur la même uniformité des pochettes de disques. Ensuite, j’essaie de garder des relations suivies avec les artistes, mais je ne veux pas les garder exclusivement, je ne peux pas sortir tous leurs sons. Après, c’est super quand un artiste comprend vraiment ce qu’est CPU et reste loyal, dans ces cas-là je fais de mon mieux pour les accommoder.

Tu as dit dans de précédentes interviews qu’avec CPU, tu souhaitais perpétuer l’héritage de Warp, un grand label de Sheffield. Malgré cela, CPU a une identité esthétique très forte, alors comment fais-tu pour articuler la continuation d’un héritage et la démarcation dudit héritage ?

Effectivement, CPU a eu pour ambition la continuation de l’héritage de Warp, mais avec le temps, le label a pris de nouveaux chemins, et a forgé sa propre trajectoire. J’ai rencontré les gens de Warp, et j’ai discuté de CPU avec eux ; et puis je pense qu’ils aiment ce que je fais dans la mesure où ils me supportent toujours sur Bleep.com, donc c’est un sentiment très agréable pour moi.

L’aspect visuel du label semble aussi jouer un rôle très important dans son esthétique …

Ayant grandi avec Warp sur le pas de la porte, leur forte identité faite par The Designers Republic est restée profondément ancrée en moi. Donc tout ce que je pouvais commencer se devait d’avoir un standard similaire. C’est peut-être aussi l’une des raisons pour lesquelles démarrer ce label m’a pris tant de temps, tant la barre était haute.

Est-ce que tu as des critères précis pour choisir les morceaux que tu souhaites sortir, ou bien c’est un processus plutôt instinctif ?

Je n’ai pas de critères musicaux précis, c’est plus une question de qualité. Il faut qu’il y ait une mélodie oui, de l’âme et surtout beaucoup de musicalité. Il y a des facteurs commerciaux aussi, parfois je dois tourner le dos à de la musique que j’aime beaucoup parce que je sais que ce n’est pas viable. Ceci dit, plus j’ai de sorties avec du succès, plus je peux prendre des risques. Le plus important, c’est de n’avoir absolument aucun doute à l’égard d’une sortie, si j’en ai le moindre, cela ne sort pas.

Est-ce que tu dois faire face à de la frustration avec CPU ? Des problèmes pratiques qui t’empêchent de mener à bien certains projets ?

Parfois, un artiste veut son propre artwork sur la pochette du disque, ce qui est compréhensible et attendu, mais je dois dire non. Je les renvoie au site internet de CPU, pour qu’ils puissent voir pourquoi. Et puis comme je l’ai dit plus tôt, il y a beaucoup de musique que je voudrais sortir mais qui n’est pas viable d’un point de vue économique ; même au niveau de la quantité, j’aimerais pouvoir sortir plus de choses, mais là encore, logistiquement, c’est trop compliqué dans la mesure où je travaille à plein temps et gère CPU depuis chez moi.

Est-ce que certaines sorties te sont particulièrement chères, ou portent une signification importante à tes yeux ?

J’ai ressorti deux classiques de techno de 1990, de Detromental. C’était mes deux morceaux préférés à l’époque, ils étaient très empreints de mystère. 20 ans après leur sortie, j’ai enfin trouvé qui les avait faits ! J’ai passé quelques années à essayer de récupérer les digital audio tapes de Dean Marriott pour que je puisse les sortir sur CPU, mais elles étaient perdues. Je voulais tellement les ressortir que je les ai reconstruites entièrement, en utilisant les mêmes machines que sur les originales. Je suis arrivé à un résultat très proche des originales, et Dean m’a donné sa bénédiction pour les sortir ; j’ai choisi de faire une pochette de couleur violette, en référence à Warp (ils ont signé Detromental dans les années 90, mais le deal n’a finalement pas marché).

Qu’envisages-tu pour le futur de CPU ?

En ce moment, je travaille sur des packs de samples electro, qui devraient sortir cet été, et être disponibles en Akai S-Series 3.5” Floppy Disks, mais aussi en digital par téléchargement. J’ai récemment remis à neuf un vieil Akai S3000XL, et ça m’a donné l’idée de faire ces packs de samples. Sinon, Human Studio travaille en ce moment sur une vidéo pour un prochain morceau de Cygnus ; et ouvrez vos oreilles pour un prochain EP assez expérimental de SDEM !

Une dernière question : pourquoi du code sur les pochettes des disques ?

Les numéros sur les pochettes de chaque sortie sont des numéros en binaire de catalogue 8-bit, ça commence à 00000000, ça se termine à 11111111. Si on fait le calcul, ça veut dire qu’il y a 256 sorties possibles (257, plutôt, puisque nous avons commencé à 0) !