Gary Gritness est dans notre viseur depuis quelques années. Après avoir sorti The Sugar Cane Chronicles, Vol. 2 sur Hypercolour en 2017 ainsi que les volontairement discrets (et épuisés) Gary G’s Custom Shop en White label et un split avec Orlando Voorn sur Body Works en 2018, il dégaine à nouveau avec son premier long format intitulé The Legend of Cherenkov Blue.

Après plusieurs EP, le passage au LP n’est pas systématique dans la musique de club. Ce n’est pas un exercice facile !

Normalement The Adventures of Gary Gritness devait être un LP, mais finalement Clone [le label, ndlr] à voulu que cela sorte en double EP, avec les Chapter 1 & 2. Avec mes dernières sorties sur Hypercolour, les Sugar Cane Chronicles, c’est plus le côté boogie/proto-house qui est mis en avant, ça ne dépasse pas les 125 bpm. Là je reviens à quelque chose de complètement electro-funk et techno, en plus abouti encore.

Il y a aussi des morceaux plus tranquilles, mais bien rythmés : à part une transition un peu cinématique, il y a toujours du beat. Je ne voulais pas m’égarer dans le piège classique de proposer des trucs planants de 10 minutes sous prétexte que je sors un LP, alors que mon blaze est surtout associé au groove. J’aime les albums sans temps morts.

Le morceau d’ouverture s’appelle Back with a vengeance, t’es plus énervé que jamais ?

Justement, en parlant de temps morts, je n’avais pas envie d’un album où quand tu poses le diamant, tu dois te farcir une intro de 1’30 genre « attention c’est un album » ! Je trouve ça bidon et ennuyeux. Là tu presses play, tu te prends un coup de fusil dans les dents et t’es direct dans le vif du sujet.  

Aussi, j’avais lié l’artwork des précédentes sorties au fait que Gary Gritness est un personnage, je voyais cela comme une BD, façon fanzine US, qui accompagne à chaque fois le concept, avec une histoire où chacun peut interpréter les choses à sa manière. Ce titre est simplement un nouveau chapitre qui commence où Adventures 1 & 2 s’étaient arrêtées, ce n’est pas un message particulier par rapport à la scène ou autre. D’ailleurs, on peut voir ce personnage stylisé sur la pochette du LP. L’électro actuelle me semble parfois un peu faceless, alors que dans certains de mes disques préférés, comme « Interstellar Fugitives » de Underground Resistance, il y a vraiment tout un univers, une identité. Le côté ego trip vient en partie du designer de Hypercolour, Lucas Lozano, qui à créé un montage à partir de photos d’un gig en Italie avec Aux88. Son idée fonctionnait, et quand je lui ai dit que j’étais pas sûr d’avoir ma tronche partout sur la pochette, il m’a répondu : « Man, you got to be arrogant at times ! ». Je me suis dit qu’au final il avait raison, c’est raccord avec mes racines hip-hop, alors autant aller à fond dans le délire.

Parlons d’esthétique. À l’écoute, avec les samples de voix façon gangster de Grand Theft Auto, je vois toute l’imagerie liée : les chaînes en or, les grosses voitures chargées de clinquant, les kg de cocaïne et les dollars sortis de la malette …

C’est drôle parce qu’il y a un sample de voix qui vient d’une des dernières missions de GTA 3 justement ! D’autres viennent de films de truands qui me faisaient kiffer, et parfois je les fais moi-même, comme sur “Enter Cherenkov Blue”, que j’ai adapté du paragraphe d’un bouquin [dont on reparle plus bas, ndlr]. 

Évidemment il y a ce coté films de genre, polar futuriste bien crade. L’influence du cinéma est fondamentale. Il faut donc que les dialogues soient liés avec le son en question. Je regarde toujours mes films en VO, et des fois je me dis « tiens, cette phrase ! ». Par exemple sur “Snitch Huntin’” j’avais déjà le morceau et le titre, qu’on pourrait traduire comme la « chasse aux balances ». En mattant True Romance je tombe sur cette scène de légende avec Christopher Walken en mafiosi terrifiant : « je sais que tu sais où ils sont… tu ferais mieux de parler, avant que je ne fasse des dégats dont tu ne pourrais te relever ». Ça collait parfaitement ! Mais après, même si tu ne comprends pas ce qui est raconté, ça peut tout de même faire son effet. Ça n’a rien de nouveau, le sample de films dans un album pour donner de l’ambiance, ça remonte au début des 90’s avec les albums du Wu-Tang par exemple.

Au final, l’album a un sens esthétique fort, mais sans qu’on sache exactement ce qu’il y a derrière, j’aime cultiver une part de mystère et de sobriété. Ce n’est pas un album-concept ampoulé où la musique se met au service d’une histoire. Là tu n’as pas besoin de livret avec des explications, parce c’est la musique qui compte avant tout.

As-tu finalement achevé le pont entre la techno à la Drexciya et le rap façon D-train, le New York des 80’s ?

J’espère que non ! si un jour je me dis ça, c’est que j’aurais grave pris le melon et qu’il vaudrait mieux que je ne fasse plus de musique (rires). Effectivement, sur cet album, on va passer d’un truc super rapide (“Laser-Sighted Smoke”) à un autre beaucoup plus chill (“Fishnets and a Nine”). Le fait d’avoir une variété de genres mais de garder une cohérence artistique vient du fait que j’utilise le même matos pour tout faire. Essentiellement une TR-606 et un synthé Juno-60 de Roland. Et ce depuis le début. Il y a quelques effets, mais très classiques. Dans certains morceaux de jazz 60’s Blue Note, on passe d’un theme swing à un bridge mambo, le rythme change complètement, sans que cela ne choque pour autant. Car les instruments restent les mêmes. Si j’avais mis de la 909 sur un morceau par exemple, ça aurait été de la techno plus ordinaire. Si tu t’en tiens uniquement à l’arrangement sans changer l’instrumentation, alors tu peux explorer plein de styles sans qu’il y ait d’effet zapping.

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Quelles ont été tes autres références pour composer cet album ?

Le nom de l’album est inspiré de la mixtape « The Legend of Harvard Blue » de Curren$y, un rappeur que j’aime beaucoup. C’est récent. Elle fait référence au cinéma blaxploitation et utilise un artwork très 70’s, sans compter que « Blue » peut être un surnom aux US. Je me suis aussi inspiré d’un livre de science-fiction, Cablé (Hardwired en version originale), de Walter Jon Williams, où il y a un mec refait en mode cyborg, une sorte de receleur très influent qui éclaire sa luxueuse villa avec de l’uranium ! Quand j’ai assemblé les deux, j’ai trouvé ce qu’allait raconter mon disque : la légende d’une sorte de truand atomique qui s’apelle Blue, si on peut dire.

Niveau musique, j’écoute plein de trucs différents tout le temps, et ça ressort naturellement quand je compose. Il y a par exemple sur “Big Marcus Knows the Score” des influences afro-cubaines qui viennent de la salsa – un style que j’ai beaucoup joué. Je peux autant m’inspirer d’un truc comme l’album Patterns de Claude Young pour les titres techno qui arrachent que du Hyphy Movement pour un titre comme “Fishnets”. Pour autant, je ne fais pas du mash up, je ne cherche pas à prouver un truc en mélangeant des styles opposés parce que ça fait cool. Ça me vient naturellement, c’est tout, et c’est pour ça que dire qu’on est éclectique n’a pour moi pas de sens, car si on est musicien ou DJ ça me semble être obligatoire et en fait, tout le monde est éclectique … Il y aura toujours une musique de film ou une pop song qu’un fan d’un style particulier appréciera. Je n’ai jamais entendu un type me dire « moi je n’écoute que de la deep house » par exemple.

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On parlait d’histoire plus tôt. Les morceaux s’enchainent sans pause, racontent quelque chose. Toi qui donnes du sens aux détails, peux-tu nous dévoiler la clef de lecture ici ?

Bien vu ! Et cela m’a demandé pas mal de travail, surtout pour faire en sorte que tout rentre parfaitement dans les limitations du format vinyle. Il a fallu que je puisse faire quatre faces tout en gardant le maximum de transitions, mais au final ça fonctionne très bien. J’ai choisi de faire cela pour avoir comme une toile, façon impressioniste, où chacun se fait son idée propre, comme je l’ai évoqué précédemment pour les visuels. Il y a une énergie qui passe d’un morceau à l’autre, et toutes les transitions sont effectuées parce que je voulais faire en sorte de pouvoir jouer une importante variété de styles. Si j’avais fini tous les morceaux avec des fade out, cela aurait fait catalogue. C’est un peu comme dans un film : tu vas voir une séquence d’action très violente suivie d’un dialogue plus tendu. Ça donne du relief. Ici, certains morceaux sont très riches et très arrangés, et d’autres sont plus brutaux et directs avec seulement quelques sons et beaucoup d’énergie.

Dans quelles conditions as-tu travaillé (enregistrement, mix, etc.) ?

Je fais cela seul et assez simplement : j’enregistre les pistes comme un musicien dans un studio classique, et je mixe moi-même sur un soft. Je suis un peu ringard, je n’utilise pas de sidechain ou autres d’effets de mix plus savants, car je n’aime pas trop leur rendu pour ce que je fais. Parfois, je me dis que le sidechain sera dans dix ans la gated reverb qu’on entendait sur beaucoup de caisses claires d’il y a trente ans : un effet dont tout le monde s’est cru obligé d’en abuser pour être dans le coup. J’essaie de faire quelque chose de direct sans trop de fioritures au niveau du mixage, c’est surtout la composition qui m’intéresse. Enfin, le label fait le mastering avec l’ingénieur Shawn Joseph, un type fabuleux qui s’était occupé par exemple des J Dilla et des Pete Rock sur BBE, ce qui encore une fois nous ramène au hip-hop. Il comprend toujours parfaitement ma volonté d’être intemporel : ni retro, ni le dernier truc hype, mais juste un putain de gros son !

En tout cas, le résultat est sincèrement à la hauteur de nos attentes. Merci à toi, je te laisse le dernier mot.

Merci beaucoup ! En faisant ce disque, j’ai voulu que les gens puissent l’écouter d’une traite et se laisser partir dans trip… ce qui n’empêche pas les DJ de s’en servir pour casser du club (rires) !