Lorsque l’on assiste au début d’une histoire, il est toujours plaisant de pouvoir porter sa pierre à l’édifice, aussi modeste soit-elle. Dino Sabatini fait partie d’une vague de producteurs italiens active depuis le début des 00’s, mais qui n’a été révélé au grand jour qu’au début de 2010 sous l’impulsion d’un label, Prologue. Auparavant, tous les artistes liés à ce mouvement étaient regroupés au sein du label romain Elettronica Romana. Parmi eux, on citera pêle-mêle Brando Lupi, Donato Dozzy ou encore Giorgio Gigli. Dino Sabatini vit depuis de nombreuses années entre Berlin et Rome. Il gère depuis quelques années son propre label au nom tout droit sorti de l’Odysée d’Ulysse, Outis. Son parcours musical singulier et sa vision de la musique a suscité notre intérêt. Nous avons eu la chance de lui poser quelques questions quant à son parcours musical et ses multiples projets.

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– Bonjour, M. Sabatini, pouvez-vous vous présenter ?

Salut je m’appelle Dino Sabatini, je viens de Rome en Italie, je produis de la musique et je suis détente.

– As-tu découvert la techno à Rome ?

Oui, à Rome. J’étais jeune, j’avais environ 19 ans. J’ai découvert cette musique grâce aux raves. Ensuite, j’ai commencé à suivre un certain genre de techno, mais pour être honnête, au début je n’étais pas du tout dans la techno. Au départ, cette musique n’était pas au premier plan. J’étais dans la drum n’ bass, par la suite la techno est devenue plus musicale, donc ça a suscité de l’intérêt chez moi, je me suis dit qu’il serait intéressant de faire de la techno et maintenant j’ai 45 ans et nous y voilà.

C’est étrange d’expliquer ça pour moi car c’est un long voyage. J’ai d’abord découvert cette musique au travers du djing. J’ai ma première chance dans un studio, car j’étais guitariste. Je suis tombé amoureux de ma première machine, un sampler S1000, le premier Akai que j’ai vu de ma vie. À cette époque, l’ordinateur n’était pas très développé. Tu ne pouvais que jouer en Midi. Le premier logiciel professionnel que j’ai utilisé c’était Cubeat (Cubase), il marchait aussi en midi. Je me souviens des 24 pochettes en plastique mou des disques d’installations.

Avant, tu pouvais juste jouer en Midi, maintenant tu peux jouer avec plein de sources sonores différentes. Au début, c’était extrêmement compliqué de faire de la techno de qualité sans un très bon studio. La meilleure chose à faire, c’était de prendre des samples d’autres vinyles, de les arranger puis parfois de rajouter par dessus quelque chose qui sorte du sampler.

Je me souviens, les premières personnes à Rome ayant fait de la techno de qualité c’étaient Lory D et Leo  Anibaldi. Ce dernier m’a dit qu’à l’époque pour produire, en plus du traditionnel sampler, ils prenaient carrément des vinyles et faisaient des puzzles.

Après les premiers synthétiseurs et le sampler, les ordinateurs sont devenus des machines accessibles à tous. La production a atteint un autre niveau. Selon moi, il faut bien comprendre qu’en Italie, les premières productions en techno n’étaient vraiment pas bonnes.

Je n’ai pas accroché à la techno du premier coup, car cela sonnait ennuyeux, facile et linéaire à mes oreilles. Après les multiples révolutions technologiques, ça a pris un tout autre tournant. Tu pouvais développer précisément un concept avec une liberté totale. Au départ, je n’avais pas les bons outils.

Dino Sabatini Akai S6000

– Est-ce donc l’absence de limites qui te motive maintenant lorsque tu produis ?

Maintenant, tu peux produire ton propre instrument, à l’ère de l’opensource, il n’y a plus de limites. C’est un environnement totalement différent. Bien sûr que j’ai besoin de limites. Tous les jours, j’ai besoin de penser d’une manière nouvelle, c’est important, donc j’expérimente. J’ai construit mon propre contrôleur avec un système de boite Midi et j’ai également modifié des synthés , des filtres et un séquenceur que j’utilise avec mes vieilles machines. J’ai toujours mon Akai S6000 et de vieux synthés que j’utilise en « digital chain », car j’ai programmé plusieurs séquenceurs et effets avec Max For Live.C’est de cette façon que mes vielles machines deviennent très utiles, mais tous les jours il faut repenser autrement pour faire avancer cette musique. Après un an, je pense qu’un concept peut devenir ennuyeux, n’est-ce pas le cas pour tout le monde ? Souvent, il est très facile d’oublier un morceau après plus de trois mois, la durée de la musique a considérablement changé, surtout lorsqu’il s’agit de djing.Dino Sabatini (Handmade Controleur)

– C’est vrai, mais lorsque tu crées, crées-tu d’abord pour toi ou te laisses-tu gouverner par d’autres raisons ?

Au départ, il est évident que je crée pour moi-même. C’est une manière d’exprimer des sentiments, dans une certaine mesure, c’est cathartique. La musique est un concept assez étrange, je ne peux décider le but de ma musique. C’est bien trop versatile, ça dépend de trop de variables, mes sentiments, mon environnement.

– Tu as commencé à produire avec Gianluca Meloni sous l’alias Modern Heads. Avant, tu étais guitariste dans un groupe. Comment es-tu passé d’un groupe à un duo ?

J’ai switché car j’avais beaucoup d’occasions d’être en studio. En studio, il y a beaucoup de machines avec lesquelles tu peux rapidement tomber amoureux. J’avais un sentiment étrange : « Qu’est-ce que c’est que cette foutue machine ». J’ai réalisé qu’avec ces machines tu pouvais créer ce que tu voulais, c’était la clé de la liberté. Tu n’avais plus besoin d’un groupe, tu avais juste besoin d’idées.

Dans un groupe, il doit y avoir une union entre les artistes. Tu dois avoir un bassiste, un batteur, c’était tout le temps un problème. Je n’aime pas non plus les chanteurs. En tant qu’ancien guitariste, je me souviens de tellement de fois où j’ai eu des problèmes avec des chanteurs. Puis, j’ai réalisé que je pouvais tout faire par moi-même avec un sampler et un petit mixer multipistes. C’était une grande révolution pour moi. J’avais le setup le plus bon marché qu’il puisse être, mais c’était un point de départ.

– Dans ce cas là, pourquoi avoir continué à travailler avec quelqu’un au lieu de travailler tout seul ?

Nous nous sommes rencontrés dans un studio à Rome. Gianluca avait tellement de synthétiseurs… C’était la première fois de ma vie que je voyais quelqu’un aussi éperdument amoureux de ses machines. J’ai décidé de jouer avec lui et nous avons fait des tracks. Je n’avais jamais rencontré quelqu’un comme lui auparavant. Il avait douze ans lorsqu’il a eu son premier Korg Ms10.

Cette rencontre a fait l’effet d’une bombe dans ma vie, c’était le coup de foudre. On a commencé à produire et s’investir sur différents projets. Le premier était un mélange entre jazz et musiques électroniques. On a fait de gros festivals de jazz avec un musicien célèbre dans ce genre, Antonello Salis. Par la suite nous avons décidé de prendre une autre orientation. Nous avons fait quelques tracks, j’ai gravé un CD et je l’ai apporté chez un disquaire à Rome qui s’appelait « Remix ». Là, j’ai rencontré pour la première fois Maria Nasonte et Alession Armeni (Freddy K), les propriétaires du magasin. Ils étaient les parrains de tout le crew d’artistes d’Elettronica Romana, ils nous ont mis en contact et ils nous ont réunis. Le premier EP de Modern Heads est sorti sur Elettronica Romana. Il s’appelait Pathology EP. C’était également notre première collaboration avec Donato Dozzy qui  avait fait l’un des deux tracks avec nous. On faisait connaissance, il a été crédité par erreur en tant que remixer.

Il y avait un studio dans le magasin de vinyle. Gianluca et moi étions ingénieurs du son pour le studio Elettronica Romana. On faisait les masterings et les mixes des artistes. Tout allait bien. Seulement un an après la création du label, il y avait beaucoup d’émulation autour d’Elettronica Romana. Notre duo a fait un autre projet sur Dozzy Records. On a fait notre première date au Panorama Bar. Ça nous ramène il y a longtemps.

Soudainement, il y a eu cette énorme crise de la distribution. Beaucoup de structures ont fait faillite, l’industrie du vinyle est partie en miette. Il fallait repartir de zéro. Presque tous les labels avaient fermé.

Deux ans plus tard, j’ai eu ma première chance avec Prologue, j’ai fait mon premier EP sur le label. J’avais fait des tracks que j’avais publiés sur Myspace et Prologue m’a contacté. Modern Heads a également fait une sortie aux débuts du label de Lucy,  Stroboscopic Artefact.

Du fait de mon déménagement à Berlin, ce n’était pas simple pour Gianluca et moi de jouer ensemble. En Italie, la réalité était dure, il n’était pas facile de survivre. Gianluca était devenu père, il avait un emploi stable. J’étais à des milliers de kilomètres et j’avais fait trop de morceaux tout seul. C’était le moment où j’ai décidé de me concentrer sur mon projet solo.

En 2010, après mon second EP sur Prologue, qui était une collaboration avec Donato Dozzy, j’ai décidé de créer mon propre label Outis. C’était un private joke à moi-même, « je vais faire un label. Je vais essayer ». J’ai pressé juste 300 copies et c’était cool parce qu’une semaine après tout était parti. Au même moment, j’ai parlé avec Prologue de ma décision de prendre un peu d’autonomie et de sortir mes tracks sur mon label mais que je voulais partager un album avec eux, Shaman Path’s.

Maintenant je travaille pour moi et sur d’autres projets de nouveau avec Gianluca. Il y a quelques années nous avons fait quelques tracks que j’apprécie beaucoup et que je voudrais sortir. Cette sortie serait également un prétexte pour d’autres artistes italiens tels que Giorgio Gigli, Brando Lupi, Donato Dozzy à remixer les morceaux. Ça serait une occasion de nous réunir tous encore une fois comme au bon vieux temps d’Elettronica Romana.

– Pourtant, Prologue avait déjà fédéré une bonne partie d’Elettronica Romana…

Tom (Bonaty), le fondateur de Prologue, aimait beaucoup le label. Il nous a aidé au développement de ce style. Pour nous, Prologue était une seconde maison, cependant, j’ai encore des idées à partager avec mes amis. Je serai donc heureux qu’on soit rassemblé de nouveau.

– Tu as cité Lory D qui était pour toi une grande référence comme pour d’autres artistes Italiens.

Oui, c’est certain, mais c’est à relativiser, il y a eu tellement de périodes différentes dans le développement de la techno à Rome. Lory est l’un des artistes les plus fous au monde en terme de techno. Les morceaux qu’il a composés il y a des années de cela vont de pair avec une autre appréhension de la fête. C’est lié à mes premiers souvenirs de fête. J’ai énormément de plaisir à me les remémorer, mais c’est également très personnel.

Concernant sa musique, il a fait un de mes tracks favoris à la fin des années 90’s sur Sound Never Seen. En tant que DJ c’était l’un des scratchers les plus géniaux que j’ai vu, il utilisait également des machines, c’était plus comme assister à un concert. C’était l’un des précurseurs du genre et il est bien évident que ce soit le premier nom qui me vienne à l’esprit quand je pense aux initiateurs de la techno en Italie.

– Ton histoire est étroitement liée à ce groupe d’artiste. Est-ce important pour la « communauté » ?

C’est primordial d’avoir un groupe de personnes avec qui travailler ensemble dans la même direction. Tout le monde est plus fort en partageant ses idées et ses émotions avec ses semblables quant à la musique. C’est de l’enrichissement mutuel. La musique c’est la voie à suivre. Si tu aimes un certain type de musique, tu trouveras toujours des gens avec qui travailler ou désireux de faire avancer ce style de musique.

– Outis vient du grec Oytis, ce qui signifie « Personne », c’est le nom d’Ulysse lorsqu’il est chez les Cyclopes. Pourquoi avoir choisi nom si symbolique pour ton label ?

J’adore l’Odysée d’Ulysse. «Personne» est le nom durant son aventure chez les cyclopes. Ce livre comporte une dimension dramaturgique très prégnante, je ne pense pas que ma musique soit fondamentalement joyeuse. Je pense que par la façon dont je l’écris, j’essaye de recréer un sentiment lié à cette dramaturgie. Maintenant je ne fais plus des morceaux si sombres. Je me suis ouvert à d’autres sons et de nouveaux éléments. Outis était le nom parfait pour mon label, car cela correspondait à mon envie de créer des liens  entre l’histoire et les artistes afin de jouer à l’intérieur du récit.

– Certes, mais pourquoi choisir un nom qui n’a pas de visages et qui est peu personnifiable à l’heure où tout est question d’étiquette et de pédigrée ? Comment gères-tu le paradoxe ?

J’aime être direct avec les gens et ne pas tourner autour du pot pour les explications. Par exemple, ma collaboration avec Donato Dozzy s’est faite lorsque je suis revenu à Rome.  On a décidé de faire ce disque en cinq minutes. C’était le résultat de retrouvailles après une longue absence. J’essaye de créer une histoire avec mon label ; je ne sais pas si je le fais correctement ou si j’y arriverai, mais ça reste beaucoup d’amusement pour moi. J’essaye de créer une histoire autour de chaque collaboration. J’espère que les gens arrivent à me suivre. Ce n’est pas tant l’histoire de la personnification qui importe, c’est plus le fait de se focaliser sur le processus narratif afin de créer une histoire avec différents éléments qui constituent un tout.

– Comment la rencontre avec Edit Select a-t-elle eu lieu ?

Je l’ai rencontré pour la première fois à Berlin dans un restaurant pendant une petite heure, après, il allait jouer au Berghain. Je l’ai rencontré pour la seconde fois à Paris, la même nuit où nous nous sommes rencontrés. Là, nous avons décidé de travailler ensemble. On a d’abord travaillé sur un morceau pour son album. Il aimait un séquenceur avec des sons de cloches que je peux faire sonner de manière très hypnotique sans pour autant perdre l’aspect harmonique de ces sonorités. Il m’a demandé de l’utiliser à certains endroits de son album et j’étais content de l’aider. De là, on a partagé des tracks pour nos labels respectifs et maintenant, nous collaborons pleinement. Je fais quelques tracks pour lui et nous préparons des morceaux pour un label suisse, Moto Guzzi.

Je me sens bien avec lui et généralement lorsque je me sens bien avec quelqu’un, j’aime jouer avec cette personne, je pense que c’est un sentiment humain. En partant de là, il est facile de comprendre ce que la personne avec qui tu travailles attend d’un track. Un autre aspect de cette collaboration est que l’on ne se connaît personnellement que depuis un an mais que nous nous connaissions déjà par notre musique. Il m’a dit exactement la même chose. C’est une connexion étrange ; tu ne peux pas mettre de mots là dessus, la musique est un langage qui se suffit à lui même.

– Maintenant quels sont tes projets en cours ?

Probablement cette sortie de Modern Heads avec des remixes. C’est une idée comme une autre afin de rassembler mes amis d’Elettronica Romana autour d’un projet. Ça sera un double vinyle. Puis, une sortie de Claudio PRC et Ness avec un remix de Nuel (Aguaplano) qui revient en tant que DJ et que producteur. D’ailleurs, cette nouvelle m’a fait très plaisir.

– Fais-tu fréquemment la navette entre Rome et Berlin ?

Je suis toujours écartelé entre les deux villes, c’est un peu stressant par moment, je travaille là-dessus. Maintenant, j’ai deux studios, un à Berlin et un à Rome, ça facilite mon organisation. J’aimerais collaborer avec beaucoup de monde mais j’ai l’impression que j’arrive à retrouver un état d’esprit similaire plus facilement avec mes amis à Rome et ça rejoint aussi ma volonté de mettre en avant des personnes spécifiques.

– Tous les gens dont tu parles dans cette interview sont dans cette industrie depuis un long moment. Y a-t-il du sang neuf en Italie ?

Pour la plupart des gens cités dans notre conversation, Elettronica Romana représente une grande partie de notre vi, mais avec le temps j’ai compris que c’était uniquement un petit événement dans l’immensité du développement de la techno.  Il y a peu de gens qui connaissent cette histoire et néanmoins il y a beaucoup de gens qui jouent ce style de techno. Ça semble nouveau pour beaucoup de gens, mais ça ne l’est pas du tout. C’est une grande satisfaction de voir l’ampleur que le phénomène a pris.

Aujourd’hui, je dirais que la nouvelle génération est représentée par Claudio PRC qui est de la nouvelle génération et qui était lui aussi un grand fan d’Elettronica Romana.