Parmi les grandes enseignes qui rythment la techno de nos jours, Token occupe une place de choix et c’est sans aucun doute grâce aux artistes qui sont venus parfaire le catalogue du label depuis 2007, mais également grâce à l’éminence grise derrière l’entité belge.

Connu pour son sens acéré du détail, Kr!z incarne sa fonction de gérant de label avec une main de fer et sans trop mettre de gants. Depuis 8 ans maintenant, le label s’est construit autour de quelques artistes phares aux travers desquels ce DJ de formation a véritablement su projeter l’esthétique de son label. Ces artistes porte-drapeau ne sont autres qu’Inigo Kennedy, Ø [Phase] ou encore CTRLS. Récemment un jeune français bien connu de nos pages, Antigone, a également intégré la famille du directeur artistique belge qui semble modeler avec maestria la vision de son label. En effet, à côté de ces artistes récurrents, de nombreux autres ont apporté leur pierre à l’édifice. Parmi eux nous citerons notamment Oscar Mulero, Mark Broom, Radial et il y en a beaucoup d’autres. En mai dernier, nous avons profité de sa visite au Rex Club pour discuter avec l’intéressé sur son travail de gérant de label et plus largement sur sa vision de la techno.

– Bonjour Kr!z peux-tu te présenter ?

Bonjour, je m’appelle Kris, je viens de Belgique et je suis DJ depuis 1997 et je gère Token depuis 2007. Je suis résident aux soirées Kozzmozz en Belgique depuis un petit moment maintenant. Je n’ai pas fait les débuts de la soirée, mais on vient de fêter les 20 ans cette année.

– Tu as commencé à mixer assez tôt.

J’avais 13 ans lorsque j’ai commencé à jouer chez moi.

– Qu’est-ce que ça fait de grandir en Belgique dans les 90’s ? Il y avait une vie très dynamique concernant les musiques électroniques ? De nombreux labels belges tels que R&S ont façonné les musiques électroniques à cette époque.

Pour être honnête, j’ai découvert tout ça plus tard. Je n’y prêtais pas attention lorsque j’ai vraiment commencé. J’avais 16 ans, j’écoutais encore beaucoup de soupe, de la house trop cheesy, de la trance de mauvais goût. J’ai commencé à découvrir la techno à la fin des 90’s au début des années 2000. Les beaux jours de R&S étaient déjà loin. Mais bien entendu, j’ai étudié l’héritage que nous avons en Belgique et c’est une belle histoire.

– Tu t’es mis à jouer de la techno lorsque la minimale arrivait. Qu’est-ce qui t’a orienté vers la techno à ce moment-là ?

J’ai débuté plus tôt, j’ai vraiment commencé au début des années 2000 et la grande époque de la minimale commence à partir 2005 ou 2006. J’ai commencé mon label en 2007  pour moi la techno c’est une histoire d’énergie, d’ambiance hypnotique. Je peux écouter une boucle de 4 mesures pendant 30 minutes si c’est une belle boucle. J’aime beaucoup cette idée de répétition. Des artistes comme Jeff Mills ou comme Robert Hood ont vraiment réussi à mettre en avant cette transe qui ressort de la répétition. À cela s’ajoute aussi l’aspect industriel que j’aime beaucoup. C’est brutal, mais quoi qu’on en dise, ça comporte toujours un peu de funk et soul. J’aime quand ces deux aspects se mélangent. C’est ce qui m’a plu lorsque j’ai découvert la techno avec les productions de Jeff Mills et de Steve Rachmad. Aujourd’hui, j’ai encore le même goût pour ces sons et j’achète le moindre disque de Jeff Mills qui sort.

– Tu étais donc avant tout inspiré par Détroit.

Je pense que c’était surtout une histoire de son, il y avait Detroit et il y avait Steve Rachmad en Hollande. J’aime également le côté hypnotique que l’on retrouve au Royaume-Uni dans la techno de James Ruskin et Steve Bicknell. Ils sont également influencés par Detroit, mais ils ont également d’autres inputs plus locaux qui font qu’ils ont vraiment un son à eux. Pour faire simple,c’est une combinaison de Détroit, Londres et Birmingham.

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– Tu cites, Blueprint, Axis, Cosmic qui sont des labels légendaires de la techno. Comment imagines-tu l’évolution de Token ?

Lorsque j’ai commencé, c’était vraiment la loose de faire de la techno. Il y avait de la minimale partout, c’était frustrant en tant que DJ, car je voulais de nouveaux disques et il y avait tous ces artistes qui produisaient de la musique, mais qui n’avaient aucun label pour les produire. C’était le calme plat et je voulais faire quelque chose pour contribuer au genre et faire en sorte que ça continue. Mais je n’ai jamais pensé à une évolution ou à où je serais dans 10 ans. L’idée, c’est de sortir de la bonne musique de gens que j’aime et avoir de bonnes relations avec eux. C’est assez simple finalement. Il y a beaucoup de gens qui comparent Token à d’anciens gros labels et qui disent que c’est la prochaine grosse enseigne … Je ne pense pas qu’on puisse faire de comparaison. On parle d’époques différentes et marchés différents. Puis au moment où les labels cités précédemment ont émergé, ils apportaient des innovations de rupture dans les musiques électroniques, c’était du jamais vu. Token se place juste dans la continuité de ce style dont les fondations ont déjà été posées.

– Penses-tu qu’aujourd’hui la techno est toujours innovante ?

Oui, mais ce n’est pas évident. Il y a des limites en musiques que les technologies repoussent sans cesse, mais en ce qui concerne le contenu lui-même c’est très calme en ce moment. Il y a beaucoup de gens qui copient des idées déjà existantes, mais il manque un petit vent de fraîcheur qui viendrait apporter quelque chose de neuf. Si l’on continue comme ça, je pense que dans quelques années ça sera mort. Une évolution est plus que nécessaire pour la survie de ce style.

– En prends-tu compte dans la manière de choisir les morceaux ou les artistes, en tant que label manager ?

J’écoute juste ce que j’aime. Je pense que j’aime des choses qui ne sont pas nécessairement ordinaires ou évidentes. Je ne dirais pas que c’est très innovant tout le temps, parfois ça peut être très classique. Je ne pense à être à la pointe de l’innovation. Parfois, peut-être que ça l’est, mais ce n’est pas une philosophie de vie pour moi. Je veux juste que la musique que l’on sort soit encore pertinente 10 ans plus tard. Parfois, on entend un disque et on se dit « c’est le son de maintenant ». On sait d’où ça vient, pourquoi c’est ici, et pourquoi ça sera peut-être culte dans 20 ans. J’essaye de partir de l’héritage de la techno classique et de l’emmener ailleurs. L’idée c’est qu’on comprenne les influences pour lesquelles les artistes du label et moi-même avons beaucoup de respects, mais également de se les approprier et d’en faire quelque chose d’autre.

– Tu ne produis pas de musique ?

Je devrais, mais je ne le fais pas vraiment activement. J’aimerais beaucoup, mais je n’ai pas de temps libre pour faire quoi que ce soit. Je travaille déjà sur la musique de tous les artistes du label et j’ai du mal à trouver du temps et de l’espace pour travailler sur mes propres idées et mon son. J’ai fait beaucoup de musique auparavant, mais je trouvais que ça sonnait souvent comme des morceaux que je venais d’écouter. Ça prend beaucoup de temps et de discipline de développer sa propre signature.

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– Ne penses-tu pas que faire la musique te permettrait de gagner en profondeur dans ton travail de direction artistique ?

Je ne sais pas, pour l’instant ce n’est pas ma priorité. Le label fonctionne bien, mais il nécessite beaucoup d’attention et j’ai beaucoup de dates. Une fois de temps en temps je peux aller au studio, mais c’est compliqué. Longtemps je me suis gargarisé de promesse du type « Cette année je fais mon premier disque », mais depuis quelque temps j’ai arrêté de le faire. Ça arrivera quand ça arrivera.

– Que penses-tu de l’archaïsme de la techno quant à cet attachement pour le vinyle ? Aujourd’hui on voit de plus en plus de DJ techno produire des vinyles, mais qui ne sont pas en mesure de les jouer en club ou en festival du fait des configurations techniques. Le vinyle aujourd’hui ne s’adresse-t-il pas surtout au collectionneur ?

Je vois le vinyle comme un objet artistique. C’est un artefact, c’est tangible, c’est un format noble et il y a une esthétique derrière. J’essaye de jouer avec mes vinyles autant que je le peux, mais parfois je suis paresseux et je prends juste des clés USB.

– Mais est-ce important pour un label de produire quelque chose de tangible qui reste dans le temps ?

C’est important pour Token, mais je ne pense pas que ça soit important en tant que DJ. Je joue plein de tracks qui ne sont pas sortis en vinyles. La musique reste le plus important dans tout ça, mais si c’est de la bonne musique, généralement je veux l’avoir en vinyle et dans ma collection.

– Qu’est-ce qui t’a fait changer d’avis concernant le digital ?

J’ai eu beaucoup de demandes et j’ai trouvé énormément d’enregistrements illégaux. Je me suis dit que ce n’était pas vraiment une question de format. Il y a des gens qui font des choses créatives en mixant uniquement de manière digitale. Peu importe le moyen, si le résultat est là, c’est cool. Il faut juste conserver son identité et sa différence, ce n’est pas une question de format.

– La notion de famille est-elle importante dans ta façon de gérer Token ? Tous les artistes avec qui tu as commencé sont encore là et la famille s’agrandit.

Oui, au début j’essayais de convaincre les artistes de me faire confiance pour sortir de la musique. Aujourd’hui, le label a grandi, beaucoup de gens m’envoient leurs musiques, car sortir un EP sur Token c’est cool sur un CV. Par conséquent, je suis beaucoup plus difficile. Je dois avoir des affinités avec les personnes et bien sûr avec leurs musiques. Si j’investis mon temps, mon énergie et mes compétences pour des gens à l’égo démesuré ou des gens désagréables, c’est trop fatigant. Je ne fais pas ça pour l’argent et vu ce que ça rapporte je préfère faire ça pour des gens que j’apprécie et dans une énergie positive. C’est peut-être cliché, mais c’est en travaillant ensemble qu’on devient une famille. Les artistes du label sont très loyaux et j’ai beaucoup de chance avec ça.

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– C’est important pour toi cette notion d’exclusivité ?

Ce n’est pas la plus importante des notions, mais comme je mets beaucoup d’énergie et de temps dans la façon de construire les profils de mes artistes. J’ai une vision claire de où un artiste doit aller, de là où il devrait aller. S’ils ne sont pas d’accord, ce n’est pas un souci, on dialogue, on trouve un terrain d’entente.

Lorsqu’on m’envoie 10 morceaux par exemple, il y a parfois des morceaux pas assez bons, d’autres pas finis ou certains pas assez travaillés. Dans ce cas-là je propose que l’on se concentre sur juste une partie des travaux. Parfois, il s’est avéré que je me sois concentré sur juste une partie des tracks et que l’artiste ait envoyé le reste à d’autres labels. Je n’ai pas la science infuse et je ne fais pas des miracles, mais je pense avoir déjà prouvé par le passé que j’avais assez de discernement pour faire de la direction artistique. « Less Is More », dans le cadre de Token, le label passe énormément de temps sur les artistes et donc qu’il est normal que les artistes restent sur le label. C’est un tout, les deux entités se complètent mutuellement. Le label grossit et c’est bon pour tout le monde de rester uni sinon le résultat pourrait être disparate.

Je pense avoir une opinion très claire là dessus. Je sais que beaucoup de gens ne sont pas d’accord avec ça, mais je pense qu’il faudrait toujours demander à un artiste « Pourquoi veux-tu sortir sur ce label ? » Si tu viens de Token et qu’il y a un label qui te contacte pour sortir un disque, il me semble normal de se demander « Pourquoi, devrais-je sortir ces morceaux sur ce label plutôt que sur Token ? » Pour moi ce n’est pas un problème si cela a une vraie valeur ajoutée pour la carrière de l’artiste, il y a de meilleurs labels et de plus gros labels. Mais si c’est pour sortir quelque chose sur un petit label, ça me laisse perplexe.

– Mais Token a également été un petit label pourtant.

C’est vrai, et j’ai probablement été à cette place également. Je suis très heureux qu’Inigo Kennedy m’ait fait confiance. J’étais là au bon moment, au bon endroit. J’ai réussi à le convaincre. Il y a eu une très bonne connexion. Ce n’est pas la seule manière de fonctionner, mais pour Token, elle fonctionne. Ça ne fonctionne pas non plus avec tous les artistes. Cependant, j’ai remarqué au fil de mes expériences que ma manière de travailler m’a souvent donné raison, et ce surtout pour le plus grand bénéfice des artistes.

– Mais lorsque tu reçois des artistes tels que Surgeon ou James Ruskin sur le label. C’est plus une histoire d’hommage, ou un caprice de fan.

Oui, je suis un très grand fan de leurs travaux, la seconde année de Token, ils avaient fait des remixes et par la suite nous nous sommes rencontrés. J’ai fait leur connaissance et de fait, je me devais de demander. Je m’attendais à ce que tout le monde dise non, mais tout le monde a dit oui. Tout a fonctionné très naturellement, je leur ai parlé de mon idée de compilation sur les influences de Token et ils ont regardé s’ils avaient le temps de faire de la musique pour le label et ça collait.

– Es-tu auto-distribué ?

Non, j’ai un distributeur, c’est un autre métier très différent de celui de la gestion de label. Je ne vois pas l’utilité de le faire moi-même, je n’ai pas le temps. Ça reviendrait à avoir un magasin moi-même et j’ai déjà trop de travail. Je faisais la promotion tout seul avant, mais maintenant j’ai une agence qui s’en charge. Je n’ai pas le réseau pour. J’ai également un graphiste qui s’occupe des pochettes, j’ai toujours une vague idée de ce que je veux, mais je n’y connais vraiment rien. L’artwork c’est toujours le plus dur, je suis très content de ma graphiste, car elle sait ce que j’aime et ce que j’imagine pour le label. Je n’ai pas la créativité pour cet aspect du label. Je suis content de l’identité visuelle actuelle.

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– Tu viens du Hip Hop non ?

Pas vraiment, mais j’écoute toujours du Hip Hop en effet.

– C’est intéressant, car en tant que personne qui écoute du Hip Hop, et achète des vinyles, il y a toujours eu des pochettes intéressantes. La techno semble être l’un des rares genres pour qui l’art de la pochette soit passé à la trappe.

J’aime le design graphique à titre personnel, mais je ne pense pas que ça soit une composante fondamentale pour Token, l’apparence reste toujours secondaire, c’est la musique qui importe. J’espère toujours que mon graphiste va faire mouche du premier coup. Si l’on regarde l’esthétique d’Axis, de Cosmic ou de Blueprint, c’est toujours très épuré ça va uniquement à l’essentiel, mais il y a une recherche et une singularité. J’aimerai que Token trouve sa voie comme ces labels. Nous avons un logo, mais nos artworks n’ont pas cette constance. C’est avant tout une histoire de musique, mais c’est toujours mieux d’avoir une forte identité visuelle. On y arrivera avec le temps. C’est la partie la plus laborieuse de la gestion du label.

– Vous avez également des personnages locaux, de nombreux DJ’s belges qui sont connus uniquement en Belgique comme Deg.

Je ne crois pas qu’il soit connu en dehors de nos frontières, mais c’est mon favori, c’est le meilleur DJ Belge de tous les temps et c’est un mec génial. Je ne me concentre plus vraiment sur la Belgique. J’aimerai beaucoup soutenir plus la techno belge et avoir un ancrage local, mais je n’en vois pas trop. Il a un super artiste qui s’appelle Sagat qui a beaucoup de talent, il est vraiment original. Mais si l’on met en perspective l’histoire des musiques électroniques belges, notre scène et nos fêtes aujourd’hui, il n’y a plus grand-chose. Ça s’améliore, mais en comparaison à ce qui se passe en France et en Hollande c’est très calme.

– Vous avez l’un des plus gros héritages en terme de labels, en terme de fêtes et de festivals et vous disposez d’une certaine liberté pour faire la fête. Qu’est-ce qui fait que ça soit si calme ?

Il n’y a plus aucune liberté concernant la fête. Ma copine organise des fêtes, je sais ce que cela représente comme travail et comme contraintes de trouver des lieux aux normes, c’est extrêmement compliqué. Il y a bien trop de restrictions. Je ne pense pas que la France soit mieux là-dessus, mais la Hollande a 20 ans d’avance. Aujourd’hui, c’est encore trop petit et décevant comparé à ce que ça pourrait être. Il ne s’y passe pas grand-chose, on a encore le Fuse, on a encore Kozzmozz puis on a quelques festivals comme I Love Techno et Tomorrow Land mais ça serait mentir que de dire que le paysage n’a pas changé.