Pour ses 10 ans, la JAW Family avait vu les choses en grand : plusieurs dates réunissant le meilleur de la scène groove contemporaine dont une à Paris programmant les newcomers du jazz anglais, Yussef Kamaal. Nous avons rencontré ces derniers au détour de l’Entrée des Artistes, peu de temps avant leur performance.

La Machine du Moulin Rouge accueillait un plateau ambitieux en ce 17 novembre : Yussef Kamaal se produisait en amont d’un all night long de Theo Parrish, le tout porté par un warm up funky de Jim Irie. Yussef Kamaal est une formation née de la volonté de Kamaal Williams (également producteur et DJ sous le nom d’Henry Wu) et Yussef Daye (batteur de talent) de jammer ensemble. Boiler Room a plus tard fait filtrer une session mi-live, mi-studio du duo où il étalait son savoir-faire sur une vingtaine de minutes : une belle mise en bouche. Depuis, Gilles Peterson a annoncé qu’il produirait Black Focus, le premier album du groupe via son label Brownswood. Ce premier bel essai ne nous était pas passé à côté (lire notre chronique ici) et a été playlisté par toutes les pontes de cette scène (Steven Julien, Bradley Zero…). Nous avons eu la chance de rencontrer les deux piliers du groupe juste avant qu’il ne monte sur scène.

Pour commencer, pouvez-vous rapidement vous présenter pour ceux qui ne vous connaissent pas ?

Yussef : Je suis Yussef Dayes, le batteur de Yussef Kamaal.

Kamaal : Je suis Kamaal Williams, claviériste et investisseur financier du groupe. Et nous avons aussi Tom Driessler, aka Wolfgang Jr, notre bassiste.

Depuis combien de temps jouez-vous ensemble ?

Yussef : Quinze ans ?

Kamaal : Non, on se connaît depuis dix ans, mais ça fait seulement cinq ans qu’on joue ensemble. Cela dit, il y a toujours eu une sorte de connexion entre nous.

Comment en êtes-vous arrivés au jazz ?

Kamaal : C’est juste que nous écoutons tous types de musique. D’ailleurs je n’appellerais même pas cela du jazz, j’appellerais ça de la musique, tout simplement. Nos influences viennent de partout, du hip-hop au grime, du funk au jazz. C’est plutôt une mixture.

À quel moment avez-vous décidé de faire de la musique ?

Yussef : Je n’ai pas vraiment eu le choix. On m’a dit « toi, tu vas jouer de la batterie ! ». J’avais trois ans et je n’ai pas arrêté depuis.

Kamaal : J’étais fasciné par la musique quand j’étais à l’école, donc j’ai décidé que je devais essayer. Oui, c’est vraiment à l’école que j’ai commencé à m’investir dans la musique.

Y a-t-il un artiste ou une figure particulière qui vous a marqué dans votre jeunesse ?

Kamaal : Tu connais ce groupe, les Spice Girls ? C’était un groupe génial, je me souviens de les avoir écouté et pensé « ça sonne vraiment bien ». Je devais avoir quelque chose comme huit ans à l’époque.

Et dans le domaine du jazz en particulier, qui vous a inspiré ?

Kamaal : Horace Silver, Herbie Hancock, Wynton Kelly, Bill Evans, George Duke, tous ces grands pianistes. Il y en a bien trop pour les citer tous.

Ce soir, vous jouez avant Theo Parrish. Pourquoi n’évoluez-vous pas dans la sphère classique des musiciens de jazz ? Pourquoi, par exemple, jouez-vous à la Machine du Moulin-Rouge et non au New Morning ?

Kamaal : Cela a plus à voir avec ce que les promoteurs ont décidé. Ces gars de Jaw Family sont supers, ils ont pensé que ce serait approprié de nous mettre sur le même line-up que Theo. C’est ça qui est beau avec ce projet : on peut jouer à la fois dans un club de jazz et une boîte de nuit. C’est aussi cela, la variété de cette musique ! Et je crois que nous avons beaucoup de chance de jouer avec cette légende qu’est Theo Parrish.

De façon générale, que pensez-vous de la situation du jazz aujourd’hui ?

Yussef : Pour moi, c’est la bande-son de Londres en ce moment. Ce jazz se nourrit de toutes sortes d’influences, de ce qui se passe. Je pense à la scène grime par exemple : finalement, on fait la même chose avec des instruments. L’essence de la musique est la même, je vois cela comme une énergie, une certaine spontanéité.

Revenons à l’album. Comment l’avez-vous composé ? Était-ce très écrit, ou plutôt improvisé ?

Kamaal : Je pense que la meilleure façon de l’exprimer, c’est de dire que le disque s’est composé tout seul. La musique se compose toute seule. Ce que je veux dire, c’est que nous n’avons pas décidé de créer ce que ça a fini par être. C’est juste une période pendant laquelle on s’est réuni pour faire de la musique, et voilà le résultat. Et pendant le processus de création, tout était très libre et improvisé : on ne s’est pas assis pour écrire de la musique. D’ailleurs je ne sais ni lire ni écrire la musique. Je fais tout visuellement avec mon instrument. Pour moi, cet album, c’est juste ce qui est sorti d’une rencontre de quatre ou cinq musiciens qui se réunissent et passent du temps ensemble.

Vous n’avez aucune partition ?

Yussef : Non, c’est interdit (rires)

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John Coltrane a dit un jour que ce qui l’intéressait dans la musique n’était pas les notes, mais le son. Qu’en pensez-vous ?

Kamaal : Le son ou le feeling ! Pour moi, ce qui fait vraiment la musique c’est aussi ce que tu as envie de faire ressentir à l’auditeur – et ce que tu ressens. Faire ce disque m’a fait éprouver beaucoup d’émotions. Il est né de notre état esprit et de ce que nous ressentions à ce moment particulier. Oui, je crois que John Coltrane a bien raison.

Kamaal, tu es aussi DJ (Henry Wu). Penses-tu qu’il y ait un lien particulier entre le jazz et la house ? Et qu’est-ce que cela change dans ton approche de ces deux genres ?

Kamaal : Il y a bien sûr un lien, qui vient de tout ce qui s’est passé durant ces dernières décennies. La funk a évolué en disco, le disco en house. Il y a incontestablement un lignage, un héritage de la musique afro-américaine, du blues et du jazz jusqu’à aujourd’hui. C’est aussi une question de groove : il y a du groove dans le rock, dans le punk, dans le jazz, dans la soul…Je vois ça comme un feeling.

Yussef : De mon côté, je vois Kamaal avant tout comme un instrumentiste, claviériste et producteur. Dans les deux cas, son approche est la même : il joue d’un instrument. Il n’utilise pas de samples, c’est lui qui fait tous les accords au synthé. Écoute ses disques : même dans ses morceaux house il joue d’un instrument. Ça fait partie du geste instrumental, et je pense qu’on peut lier ça au jazz.

Kamaal : Oui, c’est la même chose. D’ailleurs, j’ai commencé par jouer du synthé avant de me mettre à produire. Les platines sont un instrument, et quand tu es producteur ton ordinateur l’est aussi. Je pense que tout ça n’est qu’une question d’instrumentarium.

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Yussef Kamaal est donc un parti pris, d’une certaine façon.

Kamaal : C’est incontestablement un parti pris. C’est de la musique née de la ville de Londres. J’espère que ça encourage les gens à jouer et que ça donne de l’inspiration à la jeune génération.

Quels sont vos projets pour la suite ?

Yussef : Nous allons écrire de la musique pour un court métrage, une BO.

Kamaal : Oui ! Et je veux me faire deux millions de dollars l’an prochain (rires). Le plus important, c’est de faire ce qu’on veut faire et de ne pas penser aux résultats. On s’implique dans un projet et on s’amuse, on voit ce qui se passe. Ce projet est né de Yussef et moi, d’une envie de s’amuser, de prendre plaisir à jouer. On va juste continuer comme on l’a fait jusqu’à maintenant, et on verra ce qui se passera !