Les experts

“Rien n’est permanent sauf le changement” : voilà bien une phrase qui pourrait correspondre à ces dernières semaines comme à l’année 2014. Récemment, le Trouw (Amsterdam) et le légendaire Plastic People (Londres) fermaient leurs portes. Autant dire, la fin d’une époque pour toute une génération de clubbers, mais également la naissance d’une autre, plus jeune, plus versatile, plus difficile à cerner, celle du public du Weather Festival par exemple, symbole sensible d’une césure que nul ne peut désormais ignorer.

En effet, 2014, plus qu’une année funeste, fut une année d’intense créativité. Et d’ailleurs, c’est le plus souvent dans ces périodes de transitions que les plus grands élans trouvent l’écho nécessaire pour rencontrer leurs publics. Il ne se passe plus un jour sans que l’on découvre un nouveau collectif excitant, un nouveau label légendaire obscur d’une scène oubliée ou que l’on soulève un caillou cachant un club de poche que personne, au demeurant, ne connaissait il y a encore une demi-heure. Si 2014 fut ainsi une année de profusion et de découvertes pour un nouveau public, ce fut aussi une année de surabondance (de confusion ?) dont il nous est apparu nécessaire d’interroger les innovations, celles qui ont eu lieu et celles qui n’ont justement pas eu lieu, ainsi que les glissements de terrain qui ont transformé le paysage de l’auditeur contemporain, la scène, son public, en commençant par ses critiques.

L’année précédente ne fut certainement pas celle du blogging. Avec la baisse du “reach naturel”, c’est-à-dire le nombre de fois où les articles publiés sur une page apparaissent dans un fil d’actualité sans que l’on ait à investir de l’argent, la notion de lectorat a pris un autre visage pour tous les acteurs du web, obligeant à de nouvelles stratégies. Tant du point de vue des pratiques de lecture que de la recherche d’informations, on sent bien à notre propre niveau et au travers de notre expérience utilisateur que les comportements ont changé. Le lecteur régulier qui tape le nom d’un blog dans une barre d’adresse a laissé place à un public plus anonyme qui clique au gré de ses envies et des besoins du moment, mais surtout si l’article apparaît ou non sur son profil Facebook. Dans une industrie où s’inscrire dans la  durée avec une démarche artistique cohérente apparaît comme un pari de plus en plus difficile à relever, le culte de l’éphémère et du court-termisme apparaît comme un danger pour la chronique musicale.

Dès lors, il semble impératif de garder le cap même s’il est certain qu’un jour, il faudra probablement mettre la main au porte-monnaie pour un peu de visibilité. De cette grande bataille pour le reach, tous les blogs ne sortiront pas vivants. Cependant est-ce un combat méritant d’être livré ? Quelle est la valeur du webzinat aujourd’hui pour un nouveau public toujours plus nombreux et inondé de house et de techno sur tous les réseaux ? L’enfer est pavé de bonnes intentions et si l’on ne peut que saluer l’émergence et la création de groupes aussi fédérateurs que Weather Festival Music, on se demande s’il reste une place pour un média spécialisé tant dans son rôle de filtre que dans son rôle critique. Le raisonnement en nombre de likes ou de places à faire gagner chaque weekend n’est-il pas préjudiciable à la qualité du contenu ? Nous défendrons toujours à la fois le fait d’avoir de nombreux moyens pour découvrir par soi-même des disques et des artistes, mais nous défendrons aussi une approche de long terme concernant une musique qui se consomme de manière toujours plus fonctionnelle, mais qui reste, selon nous, bel et bien un art avant d’être un moyen de faire tourner le bar ou un lien YouTube – “la pépite” comme on dit.

Du côté de la presse écrite, les grands acteurs traditionnels de la presse spécialisée subissent depuis longtemps une crise économique  (mais aussi identitaire) et ont amorcé leur transition vers le web. Du point de vue des contenus, on attend encore beaucoup d’eux malgré les bons revirements de certaines entités. On note de plus en plus d’articles sensationnalistes, mais on se demande si c’est vraiment le rôle de la chronique musicale. En même temps que notre génération découvre les chroniques de Dider Lestrade, on se surprend à liker les vidéos de Richie Hawtin balançant des enceintes sur un public à son image – un téléphone à la main, un verre dans l’autre, un pied sur le dancefloor, une main sur Tinder…

Du point de vue éditorial, il apparaît toujours complexe de trouver un équilibre entre international et local, entre des artistes plus connus capables de fédérer des lecteurs au niveau national et une scène locale de mieux en mieux développée et organisée, dont les Français peinent encore à valoriser les artistes talentueux dont ils pourraient être plus que fiers. Par exemple, la scène hollandaise a réussi le pari de s’auto-entretenir depuis plus de 25 ans. Si l’herbe apparaît toujours plus verte chez le voisin, la multiplication des publics pourrait être une opportunité de se donner les moyens de ces ambitions – et certains l’ont bien compris : pas un club n’est prêt aujourd’hui à boucler un line-up sans avoir réfléchi à y mettre une caution locale. Il faudrait que cela soit encore plus le cas, pour les programmateurs comme pour la presse écrite.

L’engouement actuel pour la house et la techno n’est pas sans conséquence sur l’industrie du spectacle vivant. On note qu’aujourd’hui plus que jamais, être DJ n’est plus un métier ou les compétences techniques servent à mettre en avant un goût ou une vision, mais un métier de communicant. Être DJ aujourd’hui relève beaucoup de l’affirmation sociale et du community management. Ce changement notable se profile notamment dans le comportement de certains booker qui, loin d’apporter une valeur ajoutée, s’empresse d’augmenter les prix et gesticulent à la moindre critique sur RA. Si le phénomène reste anecdotique, on se demande si le prix des cachets n’est pas parfois un peu déconnecté de la réalité économique des promoteurs et des clubs de plus petite envergure. La valeur ajoutée du booker doit-elle forcément se mesurer au bénéfice sonnant et trébuchant qu’il apporte à l’artiste ou à sa capacité à faciliter la coordination entre le promoteur et l’artiste ?

Cette hausse globale des prix et cette spéculation peuvent être compréhensibles d’un point de vue du économique – les artistes doivent bien manger – mais il est déplorable de constater que les gens consommeront bientôt la musique électronique comme l’on consomme un concert de rock. La distance entre l’auditeur et l’artiste ne doit pas empiéter sur le confort du public. Si une bonne soirée se construit autour d’une ambiance et que  le DJ booth ne se trouve historiquement pas sur un piédestal, c’est peut-être parce que cette musique n’avait pas vocation à être personnifiée. Aujourd’hui, elle l’est plus que jamais et cela ne servira à rien de ressasser un sempiternel “c’était mieux avant”.

Il faut en être conscient et comprendre que les montant des cachets et les côtes ne se fixent pas sur des critères artistiques et sur les prestations scéniques, mais sur des variables concrètes et mesurables : nombre de productions, visibilité du producteur, nombre de likes et mise en scène sur les réseaux sociaux etc etc. Conscient de cela, le discours de certains bookers peu consciencieux s’apparente parfois à celui du négociant de bétail ou celui du VRP à la petite semaine, ce qui manque souvent cruellement de pudeur. Quitte à appliquer les lois du marchés, autant le faire de façon distinguée.

Pour être plus optimiste, cette polarisation des bookings en deux catégories, les headliner et les artistes à petit cachet et à notoriété de niche ou intermédiaires, est une bénédiction pour les petits promoteurs. Ils peuvent aujourd’hui plus que jamais prendre des risques qu’il ne pouvaient se permettre auparavant. Néanmoins, chez les grandes institutions du divertissement nocturne et les festivals, cela entraîne parfois un certain conformisme et une homogénéisation, on retrouve souvent les mêmes headliners partout. Il faut bien remplir ses différentes scènes.

Si beaucoup de line-up sont alléchants sur le papier, il reste encore beaucoup à faire du point de vue de l’expérience club. Il n’y a qu’à voir comment certaines fêtes sont devenues en un rien de temps des institutions : celles du Mamie’s Crew à la Ferme du Bonheur, l’après-midi roller-disco au Sucre à Lyon ou les initiatives de la joyeuse bande de Microclimat pour ne pas citer l’expérience claustropobique des crayères d’Issy, Alter Paname ou le désormais traditionnel 6B, squat d’artistes de Saint-Denis. Leurs succès sont un signe évident qui ne cesse de confirmer qu’il y a bien une demande pour un autre clubbing.

Mais si l’on savait que faire la fête était déjà une sorte d’obligation sociale, il faudra désormais compter avec l’idée qu’il faille tout autant “bien” faire la fête : on sort de Paris pour aller en after, on sort des clubs pour découvrir de nouveaux espaces éphémères, on veut de la décoration, on veut de l’Entertainment, on veut vivre un truc qui sorte de l’ordinaire. Car bien faire la fête est devenue une expérience à part entière dont les dimensions à maîtriser pour les organisateurs englobent à peu près tout : de la phase de promotion à la sortie du club, les pieds usés par ce qui s’est voulu être une rupture dans le temps et l’existence, il s’agit de faire sentir au public qu’il y a bien, au moins le temps d’une soirée ou d’une après-midi, une possibilité de “changer la vie”.

On ne “berlinera” jamais Paris et il vaut mieux qu’il en soit ainsi. La culture de la fête en France, à l’image de notre pays et de nos traditions, ne s’adaptera pas d’un coup d’un seul aux impératifs de fête sans fin, dernière révolte dont semble encore capable l’individu moderne. L’hégémonie de certains clubs germaniques a clairement influencé les standards aux quatre coins du mondes, entraînant de nombreux plagiats. Loin d’être une critique, on louera tous le confort de ces quelques établissements allemands ayant servi de modèles. Il est peut-être le temps de réfléchir à un clubbing à la française. Si le référentiel historique français en termes de clubbing n’est malheureusement pas le Tresor ou le Berghain, mais peut-être plus les Le Palace, il semble primordial de penser à un mode de clubbing ayant plus trait à nos spécificités culturelles. Si aujourd’hui, le référentiel est plutôt Concrete, qui a largement puisé dans le clubbing berlinois, on ne saurait dire ce qu’il sera demain. On espère juste que l’on saura tirer parti de notre environnement et que l’on n’aura plus à chercher ailleurs ce que les Français sont capables d’inventer ici et maintenant.

On note en tout cas une amélioration qualitative et quantitative dans l’offre proposée (clubs, line-up) : développement et expansion pourraient en effet être les mots qui résumeraient l’année. En province, quelques irréductibles se battent toujours et encore pour que cette culture s’étende, avec des programmations osées, qu’il s’agisse des clubs ou des promoteurs. Il est encore regrettable – mais est-ce étonnant – que les institutions publiques ne soient pas toujours très tolérantes. On saluera les petits collectifs qui, partout en France, prêchent une musique de qualité. Ce sont aussi eux qui font l’histoire de la musique électronique.

Des scènes comme la scène afro, disco/funk, new-wave et industrielle ou expérimentale ont toujours existé, mais s’il y a bien une chose à noter en 2014, c’est que la house et la techno se sont décloisonnées et on clairement puisé dans ces genres. Ils ont investi, par capillarité, les productions, les DJ sets et les clubs, permettant à un plus grand nombre de personnes de découvrir de nouveaux horizons. La scène house et techno accueillent à bras ouverts les edits de Sofrito, les DJ sets éclectiques d’Antal ou de Mr. Ties ou les épopées industrialo–new-wave d’un Traxx ou d’un Mick Wills. Les clubs et le public semblent avoir de moins en moins d’œillères et cela se ressent par conséquent du côté de la production.

“Outsider house” ou “raw techno” sont plus présents que jamais en club et dans les charts, cependant bien des producteurs semblent confondre raw et chaud. Ce n’est pas parce tous les morceaux sont enregistrés sur des cassettes qu’ils sonneront bien une fois pressés sur vinyle. Ce n’est pas non plus parce qu’il est possible de disposer d’une 303 et d’une 707 qu’il faille immortaliser dans le microsillon le moindre pet “analogic” qui s’en dégage. Si les producteurs de l’époque disposaient de moyens réduits pour produire, ce qui sonne bien dans l’absolu sonnera toujours bien, mais ce qui sonne mal même si le grain est vintage, sonnera toujours mal. Vivons avec notre temps.

Aujourd’hui des artistes comme MCDE, artiste phare de la scène house, joue des sets exclusivement disco, peut-être faut-il y voir phénomène transversal de retour aux sources. Cela montre bien que certaines avancées ont été faites, du point de vue de l’héritage musical de la house et de la techno. Maintenant que tout est en train d’être repressé, n’en déplaise à certains, il ne faudrait pas s’enfermer dans une vision passéiste : peut-être qu’après le devoir de mémoire viendra à nouveau le temps de l’innovation. On le souhaite, même si ce regard vers le passé n’a rien pour nous déplaire.

En conclusion, on espère que 2015 permettra de pérenniser les ouvertures et progrès de 2014 tout comme de faire apparaître quelques surprises inattendues dont on a été trop peu gâté cette année. On espère que vous serez toujours plus nombreux à nous lire, à venir festoyer avec ou sans nous, bref, à partager cette passion qui nous anime.

La rédaction

En supplément, un petit photomontage avec toute notre équipe. En avant 2015 ! D’ici, là, rendez-vous le 27 février au Batofar pour Hodge, DMX Krew et notre résident Pur Sim.

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