« Mais il s’agit de faire l’âme monstrueuse » Rimbaud, Lettre dite « du Voyant » à Paul Demeny, 15/05/1871

James Holden vient, après sept ans, de sortir son nouvel album. L’approche est résolument expérimentale, dans le meilleur sens du terme. Petites réflexions à l’écoute du prodige et de son nouveau coup d’éclat, “The Inheritors”.

Il est des exercices d’admiration qui sont des passages obligés, des albums qu’il serait immoral de ne pas chroniquer, et ce parce qu’il s’agit là de pèlerinages critiques qui n’appellent aucun ascétisme, qui sont au contraire du côté de la jouissance ou de l’attente enfin déchargée. En clair, des albums qu’on espérait et vers lesquels on se dirige plein d’attentes. C’est personnellement dans cette « catégorie » que je classe les sorties de James Holden et de son désormais célèbre label Border Community qu’il dirige. Les producteurs qui s’y trouvent réunis – Nathan Fake, Ricardo Tobar, Fairmont, Luke Abott… – y sont aussi jeunes que talentueux et désormais aguerris dans l’art d’outrepasser les limites que s’impose elle-même la musique électronique. Des sorties comme The Idiots Are Winning ou le fabuleux remix de son compère Nathan Fake sont de celles qui ont fait basculer des âmes vers les frontières floues de la poésie qui ne s’écrit pas, celle qui s’entend imperceptiblement entre deux kicks décalés sous un soleil rose, champignon atomique à l’horizon – The Sky Was Pink. Quelle meilleure introduction ?

 

ILLUMINATIONS.

Chroniquer un disque, c’est forcément louvoyer entre objectivité et subjectivité. Mais chroniquer un disque d’IDM (Intelligent Dance Music), c’est se heurter au risque de n’accumuler qu’impressions sensibles et envolées lyriques où se mélangent pêle-mêle un brin de philosophie, l’espoir d’une révélation ou de multiples variations sur la drogue. “Peut-on seulement en dire plus ?” C’est probablement parce que la musique électronique expérimentale, comme sous-champ artistique, est d’emblée catégorisée (à juste titre) comme déconstruction des catégories habituelles de composition et de réception que l’on est si prompt à évoquer la déglingue accumulée, déconstruction de la perception, qui a pu servir de sous-couche radioactive à la rédaction de ces odes épiques. Au-delà, il y a pourtant bien une identité de procédé entre l’IDM et l’aventure récréative chimicomoderne disponible dans toute « bonne soirée », qu’on le veuille ou non.

En effet, James Holden, comme Michaux (dont je vous avais déjà parlé) dans Misérables Miracles, produit là un “artefact” qui offre une expérience à la limite, l’opportunité d’apercevoir les conditions de possibilité de l’apparaître, les structures formelles de l’écoute attentive et ce par simple effet de décentrement – comme l’autorise en un certain sens toute démarche ethnologique par exemple (un Européen chez les aborigènes). Comme les psychotropes ou Montesquieu, la musique de Holden est un morceau de réalité vécue et entendue qui n’a plus la forme de la réalité perçue au quotidien. Surgit à l’écoute, en creux, le décalage infime qui sépare un mode d’être d’un autre, une réalité sociale d’une autre, une fréquence d’une autre…

On pourrait dire la même chose d’Aphex Twin ou Autechre pour ne citer que ces deux figures dominantes du champ. Ce qui est plus original, ici comme dans ses productions précédentes, c’est la façon qu’a le jeune producteur d’aciduler et sucrer le tout : plus qu’une déconstruction, Holden offre un paysage irisé où faire l’amour, une géographie onirique qui fait instamment signe vers sa concrétisation, sa réalisation. Pour caricaturer, Autechre ressemble le plus souvent à du Pollock… et Holden au Kandinsky encore romantique, prêt à basculer dans l’ésotérisme de la métaphysique et de la synesthésie.

 

OSMOSE, PERSPECTIVES ET COUP DE PINCEAU.

Le personnage a ses racines (psyché, trance, kraut, electronica) et a pu se diriger dans ses productions vers un certain revival d’influences bien digérées là où l’impératif esthétique du champ est justement de s’en éloigner. À mi-chemin, Holden joue avec les codes, peut-être inconsciemment – on fera l’hypothèse qu’il est une sorte de « grand aspirateur » capable de recracher des mutants sonores hybrides et dégoulinants d’amour. Et Holden a beau avoir été nourri à la trance acidulée (comme celle que l’on entend dans Solstice, une ancienne sortie), l’album emprunte plutôt des sonorités et des rythmiques au krautrock, aux amérindiens ou aborigènes… Il n’y a qu’à voir l’artwork : Holden est devenu ce grand catalyseur d’énergies musicales à laquelle il insuffle ce « je ne sais quoi », le début d’une interrogation.

Ce multiple positionnement n’est ni bon ni mauvais – c’est la sphère de la réception qui tranche le plus souvent de toute manière – mais il a de quoi surprendre ou évoquer une confusion. Il s’agit seulement de comprendre qu’en musique comme en politique, l’identité est le fruit d’une interaction et d’une construction, que chaque position est déjà une prise de position. Et à ce propos, l’ivresse des avant-gardes a quelque chose de réactionnaire lorsqu’elle se veut radicale (tout ou rien) : on saura gré à Holden de nous écarter des subtils débats qui peuplent les pages de commentaires haineux produits par une clique d’audiophiles avertis et qui pensent par conséquent peser doublement dans le débat.

Ce n’est pas tant qu’il a la possibilité de mettre tout le monde d’accord, mais son esthétique de la polyvalence et de la synthèse, unifiée par sa patte et son éthique de la composition, est bien au-dessus des nazis musicaux de l’IDM qui se veulent pourtant les plus fervents défenseurs de la liberté. James Holden voit plus grand : il compose avec passion. Il parle aux hommes avec le langage de la machine. Osons : il est le nouvel Adam qui veut nous montrer comment, lui, nomme les choses – les appelle à lui. Quitte à parler plusieurs langues et les enchevêtrer…

Holden cisèle les samples comme un sculpteur fou ou un orfèvre, réinjecte le tout dans un pandémonium fluorescent et produit cet album qui, sans manquer d’unité, reste assez difficile à cerner. Si j’ai pu parler de peinture, c’est parce que celui-ci peut être vu comme une suite de tableaux, de paysages à n dimensions allongées sur l’infini et recouvertes d’un désuet voile d’or liquide qui s’écoule au va-et-vient des arpeggiators déments que les mains triturent, tripotent. On retrouve, dans ce patchwork grand format, des incantations d’Indiens ivres d’espérances et d’ayahuasca s’articulant aux textures sonores les plus abouties : il n’est en effet pas question seulement de couleurs et de tons. Holden est un maître du relief et de la perspective, un peintre hollandais de l’âge d’or s’accouplant avec un surréaliste comme Max Ernst.

 

DE LA MUSIQUE POUR (MIEUX) VIVRE : ÉTHIQUE ET ESTHÉTIQUE.

Il se fait par exemple grand incantateur numérico-analogique comme à la grande époque dans A Circle Inside A Circle Inside, passant des vocaux à l’envers   – on l’imagine bien les enregistrer en brûlant les bandes pour voir si cela rend mieux – ou dans le héroïque The Caterpillar’s Intervention où le free jazz guette – on croirait entendre des réminiscences de The Man With The Red Face de Laurent Garnier.

Jamais  Holden ne perd pas pour autant son auditoire. À ce titre, je pense que tout album d’IDM demande l’instauration d’une confiance, l’ouverture d’un espace où dialoguer et écouter. Et The Inheritors mélange la fois ce côté nécessairement intimiste et, en plus de cela, cet optimisme tout romantique et presque rimbaldien – ce n’est pas pour rien qu’une track s’appelle « The Illuminations » – dont la marque est l’universel et le précepte « changer la vie », celui qui fait vibrer au-delà des seuls initiés et autres happy few. The Inheritors est un musée dans les airs où chacun est convié s’il fait l’effort de réapprendre à écouter. Au bout du compte, s’il est clairement difficile de maîtriser l’album (nous manquons encore de recul, je pense, face à une œuvre aussi hallucinatoire), on n’est jamais totalement largué.

En effet, ici, pas de hits qui permettraient de marquer le coup mais des présences plutôt, quitte à ce que celles-ci soient inquiétantes comme dans Sky Burial où l’on aimerait conclure par un Ite missa est tant tout est dit et qu’en même temps rien n’est dit, car tout reste à faire… Si chaque œuvre d’art est ainsi en quelque sorte un peu décevante, on comprendra aisément pourquoi The Inheritors finit, peut-être à force de se consumer au fil des tracks, par avoir le goût du souffre.

 

TROP AMBITIEUX ?

Tout n’est cependant pas excellent et aussi extatique et l’on regrette parfois un bon vieil anthem qui mettrait tout le monde d’accord comme sur l’excellent Hard Islands de Nathan Fake. Surtout, les envolées de Holden exigent une attention constante mise à mal par le manque de trame narrative entre les différentes pistes qui, prises isolément, sont des « opéras fabuleux » dont il ne faut pas rater une miette – l’album s’écoute définitivement seul. On est loin de la rêverie-abandon d’un Boards of Canada ou d’un Saycet. On est plutôt du côté du «  long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens » (Rimbaud). Proposer seize titres expérimentaux n’est jamais tâche aisée, on le concèdera facilement, tout comme l’on concèdera que la moins intéressante des tracks a toujours un petit quelque chose (une nappe, une rythmique…).

Pour tout dire, à la fin, on ressort un peu moins ou un peu plus aliéné, en tout cas exténué, plein de bonnes résolutions qu’on ne tiendra pas, comme d’habitude. Surtout, on se dit que l’époque dans laquelle on vit n’est pas si dégueulasse que ça et que 2013 s’annonce définitivement comme un bon cru pour la musique électronique.

 James Holden - The Inheritors

James Holden – The Inheritors

Disponible sur Beatport / iTunes