Crédité sur un nombre faramineux de productions assimilés au genre broken beat qui naît à la fin des années 1990 en Angleterre, Kaidi Tatham, multi-instrumentiste et véritable virtuose, a définitivement imprimé sa patte au mouvement et constitue encore aujourd’hui l’un de ses piliers. Avec une telle discographie, difficile de s’y retrouver. Quelques alias ou collaborations nous semblent cependant essentiels : 2000Black (avec Dego), Bugz in The Attic (vaste collectif de producteurs londoniens), Agent K, Silhouette Brown (encore avec Dego), Shokazulu… Et ce n’est là que la partie émergée de l’iceberg. Retour sur sa carrière à l’aune des évolutions du broken beat.
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Le terme de broken beat recoupe un ensemble de productions aux tempos variés et à la croisée de plusieurs genres : jazz-funk, jazz fusion, hip-hop, afrofunk, funk, house, jungle, electro, boogie… La signature rythmique reste bien souvent 4/4 mais les temps forts sont peu marqués et le rythme syncopé ce qui donne cet effet caractéristique de roulement. La scène émergea d’abord à West London et avait pour point de ralliement feu le Plastic People et notamment les soirées Co-Op marquées par leur mixité sociale et leur fréquentation par des danseurs passionnés.
L’influence du broken beat s’est par la suite propagée jusqu’en Allemagne avec par exemple les labels Compost Records, Sonar Kollektiv et la formation Jazzanova, en Italie avec par exemple Archive, le label de Volcov, et, jusqu’au Japon avec par exemple la formation Kyoto Jazz Massive ou le label Jazzy Sport. D’une manière générale, le son broken beat a eu de larges conséquences sur la dance music et le son UK. C’est du moins la position défendue récemment par Alexander Nut, fondateur du label Eglo Records qu’il dirige avec Floating Points et qui perpétue cet héritage. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si Dego et Kaidi en font partie. Autre héritier, K15, qui ne s’en cache pas et dont l’excellent EP “Bordeaux” comportait un remix de Kaidi.
À travers le broken beat, le son anglais se particularise encore plus qu’il ne s’était déjà transformé dans la jungle ou la drum’n’bass – même si le broken beat ne connut jamais un tel succès en termes quantitatifs. Les breaks de batterie triturés à l’extrême ont fait place à des percussions exotiques ou électroniques. Les hoover, ce son si caractéristique des années 1990, du hardcore à l’eurodance, sont remplacés par des instruments acoustiques : flûte, piano, basse, contrebasse, violons, violoncelle, trompette, saxophone, …
Néanmoins, selon le critique anglais Simon Reynolds, on peut retracer l’évolution d’un même son anglais, un “hardcore continuum”, des tracks early rave/hardcore au dubstep en passant par la jungle, la drum’n’bass, le UK garage et enfin le broken beat. De fait, pas mal d’artistes ont vécu cette évolution à la première personne durant leur carrière. C’est ainsi le cas de Dego qui participa activement au mouvement rave à travers 4hero et son label Reinforced, avant de devenir l’un des fers de lance de la scène broken beat, ce encore aujourd’hui via ses collaborations avec Kaidi.
Au sein de ce continuum, le broken beat fait toutefois rupture car il est profondément ouvert aux influences extérieures et parce qu’il pourrait être interprété comme un virage plus conservateur en termes de sonorités et ce parce qu’il se rapproche du jazz, forme plus institutionnalisée de radicalité esthétique. Ce serait cependant oublier tout un versant des productions de cette époque, où les solos de synthétiseurs laissent place à des sonorités de synthé plus percussives qui évoquent plus Détroit que Londres. La radicalité est toujours là.
Avec 4hero, Dego faisait partie de l’avant-garde esthétique du mouvement rave. Mais c’est une avant-garde dont les protagonistes n’ont ni les ressources, ni les moyens, ni même le but de s’étendre au-delà des clubs, des raves et des charts. Mais Dego vieillit, tout comme les autres membres issus de cette scène et cette radicalité s’étoffe de connaissances musicales. Elle viendra finalement s’exprimer dans des sonorités certes moins révoltées – et encore – mais sous une forme inédite. Le broken beat est bien un pont jeté entre le club et le jazz, entre improvisation et répétition, bref, une savante alchimie où se déploie une tension entre héritage et futurisme. Dans une telle configuration, c’est peu dire que Kaidi sera un élément central en tant que musicien hors-pair, que ce soit au piano, au synthé, au chant, à la flûte… Il ne cessera ainsi de collaborer à plusieurs projets, notamment avec IG Culture, Alex Phountzi ou Seiji tout en continuant à se produire live avec des formations jazz.
À partir de la seconde moitié des années 2000, le genre décline. Les rangs des aficionados se dispersent et c’est pour certains le début d’une traversée du désert. Cependant, ce dont a peut-être le plus souffert le broken beat, c’est l’oubli relatif quant à son apport à tant de genres musicaux dont il est venu renouveler l’approche de l’extérieur – c’est à dire de l’intérieur du club. La presse généraliste ne s’y est jamais vraiment intéressée et encore aujourd’hui le genre reste méconnu. L’influence et la longévité de labels comme Sonar Kollectiv ou Compost Records sont pourtant là pour témoigner qu’à Londres s’était opérée une petite révolution qui ouvrit la porte à de nouveaux genres perpétuant cet état d’esprit éclectique. Si tout n’a pas très bien vieilli, il semble important de replacer ces productions dans ce contexte.
Ces dix dernières années, il y a pourtant eu un certain renouveau. Le meilleur album de Kaidi Tatham, In Search of Hope, sort ainsi en 2008 – mais sur un label japonais, signe que les labels européens étaient devenus trop frileux ? Les sorties plus récentes de Kaidi et Dego sur Eglo Records, Rush Hour, Sound Signature, Neroli ou 2000Black, le label fondé par Dego, sont aussi là pour le démontrer. De la même manière, on trouve ainsi sur 2000Black un très bon album de Kaidi sorti en 2013 sous l’alias Shokazulu.
A l’heure où sortait récemment une compilation célébrant les 15 ans du label Archive, il apparaît toutefois clairement que l’heure n’est plus à la radicalité et que l’effervescence de ces années a disparu . Les productions de Dego et Kaidi se sont progressivement orientés vers des sonorités plus boogie, typiquement anglaises mais bien loin des envolées électroniques de Bugz In The Attic par exemple. Il n’empêche que les EP en question sont très bons, démontrant encore une fois, que Kaidi n’a rien perdu de sa superbe et que surtout, le broken beat apparaît toujours d’actualité. Sans aller jusqu’au revival évoqué carrément en septembre dernier par un journaliste de The Guardian, il nous semble plutôt que le genre n’a jamais cessé d’exister, du moins entre les doigts de Kaidi Tatham…