ernst_3Naissance d’une galaxie, Max Ernst

À écouter les artistes et ceux qui font vivre la scène des musiques électroniques versant house et techno, underground, mais pas seulement, cela ferait bien longtemps que toute cette histoire n’aurait plus rien de politique. Des revendications primordiales de la part des premiers acteurs du mouvement à l’établissement d’un format de consommation standard – club ou festival, lorsque ce n’est pas à domicile – et transposable à l’échelle planétaire, il semble qu’aujourd’hui les musiques électroniques liées à la dance soient en grande partie dépourvues de valeurs affirmées. Certaines études ont même pu parler d’un “art du vide”. Qu’il s’agisse, au mieux, pour certains producteurs ou DJ’s, d’un rejet du politique en vertu de l’énième refrain formaliste d’un « Art pour l’Art » tendant à extraire la musique de son cadre de production ou, au pire, d’un rejet de certaines tentatives d’instrumentalisations politiques, plus personne n’ose aborder le sujet à l’heure où le renouveau des publics et de l’offre musical apporte cependant un inévitable vent de fraîcheur. Alors que les soirées se multiplient et que des festivals rassemblent de plus en plus de personnes, ne serait-il pas judicieux de questionner à nouveau le caractère fédérateur des musiques électroniques ?

Dans le cas présent, la musique doit être abordée comme pratique artistique, mais également comme une pratique sociale qui crée des communautés : la musique est politique, car elle amène à fréquenter l’Autre. Elle crée une communauté d’intérêts comme il peut y en avoir une dans le public jazz, le public rap ou bien chez les numismates ou les philatélistes… En quoi la musique électronique serait-elle différente ? Quels sont les dispositifs qui mettent en place l’émergence de cette dimension politique ?

Ce caractère fédérateur n’est pas qu’un effet de circonstances : retrouver ce qui unit, c’est chercher non pas ce qui se présente épisodiquement, mais ce qui a toujours été là, ce qui permet justement l’union, c’est-à-dire le fonds implicite et l’esthétique qui permettraient, c’est la thèse ici présentée, le rassemblement. Tout comme il existe un ensemble de valeurs et de démarcations métaphysiques dans un système politique comme la démocratie où tous sont par exemple proclamés égaux en droit, je ferai ainsi l’hypothèse qu’il en va de même en ce qui concerne les musiques électroniques.

Il faut avant tout dissiper un malentendu quant à la définition du politique. Dans ce texte, ce qui est appelé politique n’est pas l’action politique traditionnelle, du militantisme à la manifestation, ni  même l’activité institutionnelle de lobbying auprès de décideurs publics. Ces exemples illustrent ce que l’on pourrait appeler la partie politicienne du politique. C’est-à-dire des activités très codifiées, encastrées dans des relations de pouvoir échappant à la grande majorité des acteurs de la scène ou à nous en tant que citoyens. Celles-ci s’imposent de manière tellement impersonnelle que tout le monde ou presque fait avec sans vraiment s’en soucier, sans se sentir concernés. En un mot, sans que cela n’ait de résonance existentielle particulière pour qui devrait être un citoyen engagé.
Il faut entendre le terme politique d’une manière plus large, comme la rencontre de plusieurs existences. Par le choix du terme existence, on affirme que chacun n’est pas une donnée ou un vivant type, un individu abstrait, mais bien un monde qu’il déploie par son existence même. Et ce monde est constitué de valeurs, de repères, de relations de toutes sortes. C’est le monde dans lequel j’évolue, c’est ce que ma conscience ne cesse de viser et d’atteindre, c’est ce qui s’offre à moi, mon vécu subjectif, c’est considérer les choses non plus sous leurs aspects objectifs, mais dans un retour “aux choses mêmes”. Le politique prend ainsi une ampleur beaucoup plus vaste puisque notre existence est d’emblée politique. Les rassemblements de musique électronique, au même titre que d’autres rassemblements, sont éminemment politiques car ils mettent en jeu des communautés avec des rites, des pratiques, des codes, des valeurs, des normes…
La politique, ce n’est donc pas les élections, même si tout porte à nous le faire croire, ce dispositif ponctuel et narratif où nous élisons des représentants qui ne nous représentent pas, qui deviennent gestionnaires d’un espace commun dans lequel, paradoxe, personne ne s’y retrouve, n’y habite. On habite son quartier ou sa maison où l’on y dispose des repères, où l’on s’y retrouve. C’est justement ce dont il est question dans la musique électronique dans laquelle aujourd’hui, jeunes et plus âgés, couches sociales confondues ou presque, disent se retrouver. Là est en effet le caractère principalement politique de la musique électronique. Ma thèse est que ce caractère de rassemblement trouve un écho dans certains éléments esthétiques transversvaux au domaine des musiques électroniques et que l’on rassemblera sous le nom “d’esthétique du neutre”. Alors que le caractère de neutralité, prédominant dans l’aménagement de la ville moderne, dessert des objectifs de plus grande productivité (par exemple, le quartier de la Défense à Paris), cette même neutralité sert ici de socle permettant la rencontre effective d’existences singulières, dessinant une vraie “utopie sociale”, un lieu aux allures de non-lieu, un espace encore espace et pourtant déjà territoire. Qu’est-ce que cela signifie ?

Formellement, la musique électronique est placée sous l’esthétique du neutre dès lors qu’elle s’est constituée comme musique futuriste. On pense aux premiers essais en laboratoire, qu’il s’agisse justement d’une musique électronique, qu’elle ait pu être liée aux idées de progrès technologique et qu’elle incorpore des sonorités inédites ou qu’y soit valorisé un mode de consommation anonyme. Toutes ces caractéristiques, en plus du fait qu’on établit là une distinction entre musiques traditionnelles et musique futuriste par la simple revendication du terme, tracent à leur tour une ligne de partage. Les musiques traditionnelles sont en effet bien plus attachées à un socle ou sol culturel*. La musique électronique n’a pas ce “handicap” : en d’autres termes, l’effort cognitif à faire pour s’approprier cette musique est sensiblement le même dans tout le monde occidental. En clair, l’esthétique du neutre rendrait plus aisée la constitution d’une communauté en puissance, et ce en fournissant un socle disponible au plus grand nombre : c’est un avantage formel par rapport d’autres esthétiques. C’est un fonds plus ou moins implicite du point de vue de l’esthétique des musiques électroniques (esthétique de consommation, de production …), souvent revendiqué d’un point de vue explicite dans les discours qui la soutiennent.

MAX ERNSTLa Forêt embaumée, Max Ernst

On pourra faire cependant au minimum trois objections.

Premièrement, les musiques futuristes ont bien évidemment leurs communautés, leurs scènes et leurs rites spécifiques, en un mot des barrières à l’entrée : elles possèdent également une pesanteur culturelle, un jeu social par-dessus cette trame accessible au plus grand nombre. La différence est cependant dans le fait qu’est sans cesse affirmé – ou du moins cela a été beaucoup le cas – et mis en avant l’espoir de la communauté universelle : on retrouve ceci dans le projet d’utopie sociale au sein de la scène rave, dans les titres des chansons ou slogans autoréférentiels (“My house is your house”, “One nation under a groove”…), le manifeste de Underground Resistance… Dans la mesure où elle repose sur des motifs universels (rythmes répétitifs, utilisation de machines aux sonorités détachées de toute reproduction acoustique, de tout instrument existant…), les musiques électroniques et les discours qui la portent évoquent sans cesse la tentation de l’universel contre la pesanteur figée du sol culturel dans lequel s’ancrent les autres genres musicaux. Par exemple, le discours afro-futuriste que tenaient les pionniers de Detroit n’était pas si éloigné de ce caractère du neutre lorsqu’ils évoquaient la possibilité offerte aux hommes par les machines d’inverser la domination subie alors par les Afro-Américains : la techno pouvait être perçue comme un espace où les anciens rapports de force n’avaient plus de valeur (principe d’apesanteur culturelle) dès lors que cette musique peut être produite par tous et, en droit, appartient à tous, car chacun peut se l’approprier (principe de disponibilité) — la machine et son timbre n’ont pas cette pesanteur culturelle qu’a la musique traditionnelle. Presque tous les citoyens du monde occidental sont familiers avec les bruits d’une ville, les bruits des machines : ces sons habitent nos vies comme l’avait prédit Luigi Russolo. La domination s’efface alors quand s’éteignent les voix. Les revendications se taisent pour laisser place au rassemblement. Les machines prennent le relais pour faire danser les hommes et ceux-ci établissent alors des communautés de l’instant dans un plus petit dénominateur commun perçu alors comme un universel. Enfin, ce n’est pas parce que cette communauté politique reste fondamentalement une communauté en puissance, capable un jour de se mobiliser, qu’elle n’est en pas moins politique : on pourrait penser qu’une communauté ne devient politique qu’à partir du moment où elle émet des revendications claires et rentre dans le jeu de la politique politicienne. Mais là où certains penseront qu’il faut d’abord qu’une communauté se réunisse autour de revendications pour exister, on objectera qu’ici, la communauté existe comme a priori, qu’elle est déjà un rassemblement qui, peut-être, un jour, deviendra une force politique dans le jeu de la politique politicienne. C’est comme si le schéma traditionnel du rassemblement autour de valeurs était inversé : il n’y a pas à avoir de rassemblement puisque celui-ci existe déjà et que les valeurs qui instaurent des lignes de partage entre “eux” et “nous” comme dans chaque communauté sont, au contraire, présentes d’emblée dans cette “esthétique du neutre” et non plus sous la forme de valeurs qui séparent, mais sous la forme de valeurs qui réunissent. La communauté fermée est ainsi devenue une communauté ouverte.

Deuxièmement, on pourra objecter que la techno ou la house ont eu, dans leurs développements historiques, beaucoup à voir avec une logique territoriale éloignée de ces prétentions à l’universalité qu’aurait une esthétique de la neutralité : Detroit, Chicago, Manchester ou Berlin sont autant de villes qui ont façonné cette histoire. Même aujourd’hui, chacun sent bien à son propre niveau comment la scène musicale est structurée au niveau de son quartier, de sa ville, de sa région, de son pays ou de son continent. À cette pesanteur du local, on opposera l’exemple du DJ itinérant, le partage mondialisé des méthodes de production, des contenus musicaux, l’organisation de rassemblements festifs ralliant, au-delà des frontières géographiques divers groupes habituellement fracturés par des frontières sociales. L’espace continue d’être structuré, musicalement et sur la piste de danse, mais les débordements entre chaque séparation se font aussi sur de nombreux plans. La musique électronique serait cette abolition des frontières traditionnelles — quitte à ce que de nouvelles frontières apparaissent (entre publics mainstream et underground, entre publics de différents genres …)

Enfin, ce n’est pas parce que des processus sociaux comme la domination masculine (comme cela a pu être soulevé à l’occasion de la « photo de classe » de Trax Magazine) continuent d’exercer leur emprise sur cet espace dont on a relevé la neutralité que ce caractère de neutralité en devient inopérant : la musique électronique a été historiquement l’espace d’expression des minorités noires, latino-américaines et homosexuelles. L’espace du neutre n’est pas un espace à part dans la société, il est traversé par les tensions qui la structurent, mais il offre tout de même la possibilité d’une rencontre autour de valeurs partagées universellement, ou du moins voulues comme telles. Aussi, on peut dire que la musique électronique est futuriste car elle offre la possibilité de se détacher du poids de l’histoire, du poids du sol sur lequel nous nous sommes construits. Mieux encore, elle est ce socle neutre sur lequel édifier…

Mais qu’est-ce que cela signifie au niveau individuel, à ce niveau où se joue la politique, la rencontre de différents mondes ? Les témoignages et les travaux scientifiques sur les fêtes techno désignent souvent un même phénomène que chacun a pu connaître. Un rassemblement de musique électronique, en club ou en festival, est souvent vécu comme une expérience éminemment subjective, souvent sous l’aspect de la réappropriation de son corps ou de ses capacités propres, à travers la transe et la danse.
Ces éléments cristallisent un rapport à soi-même qui s’encastre dans le vécu collectif, dans la communauté. Tout le paradoxe est que cette expérience subjective soit partagée par plus des milliers de personnes simultanément chaque weekend, les corps vacillants et les cœurs enthousiastes. Chacun vit sa propre expérience et tous ensemble ont en partage cette expérience, les valeurs qui la légitiment et la soutiennent (dans le discours et dans certains éléments esthétiques), les pratiques qui la rendent possible, les normes qui l’encadrent. Des solidarités naissent dans cette communauté politique : on surveille les affaires de l’autre, on partage sa boisson, on sourit et l’on rigole, on échange, on revient à soi pour mieux partager son vécu ensuite, on se sent unique et multiple et l’étranger est susceptible de devenir un ami car nous sommes déjà dans une situation de partage. Là réside définitivement le politique : le neutre permet à chacun d’être soi tout en permettant à chacun d’être partie d’un « nous », il est cette disponibilité de se détacher qui se concrétise le temps d’un instant ou d’une soirée… Peu d’activités sont autant le lieu d’une telle tolérance ou de l’acceptation de la différence, qu’elles soient artistiques ou pas. D’une certaine manière, une certaine conception du sport pourrait s’en rapprocher dans son rapport au corps et dans l’éthique de la tolérance qu’elle contiendrait.

 

*Cette réflexion s’origine d’abord dans la lecture d’un texte du philosophe E. Levinas intitulé “Heidegger, Gagarine et nous” in Difficile liberté, Essais sur le judaïsme, deuxième édition refondue et complétée, Paris, Albin Michel, 1976, pp. 299-303. Le texte évoque justement l’espoir d’avoir enfin “quitté le Lieu”, la possibilité d’échapper à la pesanteur et à la lourdeur qu’ont aussi les mondes que nous déployons. Le texte est disponible ici.