L’aigle et le serpent, c’est le titre évocateur du premier album de Machka, sorti le 2 juin dernier : un aigle et un serpent, comme un titre de fable ou deux rapports antagonistes à la gravité qui s’incarnent musicalement par un fin entrelacs de rythmes breakés et d’atmosphères énigmatiques. Au coeur de ce disque, six morceaux déploient influences anglaises, trip-hop, ambient, jazz ; et les instruments acoustiques ou électroniques voient leurs frontières brouillées au fil de la traversée, du crépuscule cuivré – « Copper Dusk » – à l’aube d’éther – « Ether Dawn ».
« Ça a commencé dans la montagne, dans une maison totalement perdue dans les Pyrénées-Orientales : au loin on voit l’Espagne »
L’aigle et le serpent a éclos en montagne, prenant forme en partie à partir d’ébauches existantes, pour certaines nées du live : de là l’organicité de l’album, né dans la conjugaison du geste improvisé de la musicienne et de l’inspiration sonore et visuelle d’une vallée pyrénéenne. Car Machka nous le confie, cette inspiration est multimodale, en ce qu’elle émane de tous les sens ; il y a le visuel, « ce même paysage qui est pourtant toujours différent, qui à chaque moment de la journée forme un nouveau décor » ; il y a le sonore, « ce sont toujours plein d’oiseaux qui chantent le matin et le soir, jamais les mêmes », et puis « une vallée c’est très contenant, l’acoustique est contenante, avec un retour d’écho » ; et il y a le tactile, « je pense beaucoup au toucher, certaines personnes par exemple me font un effet velours : c’est pour ça que j’ai associé avec des matériaux ». Mais au-delà des sens, c’est aussi d’une certaine confrontation entre la réalité physique de la montagne et l’imaginaire qu’elle charrie que naît l’album : « à la fois il y a la réalité, la terre, les oiseaux, le froid de l’hiver, cette réalité-là, en prise avec les éléments, mais il y a aussi l’imaginaire, les territoires inconnus, cette idée de quête… aller au sommet de la montagne, c’est dangereux, mais peut-être qu’il y a quelque chose… ». Et de fait, L’aigle et le serpent évoque chez l’auditeurice une foule d’images, d’éclairages et d’ambiances – cela vient de ce que le disque est presque exclusivement instrumental, et de ce que la musique figure évidemment plus librement sans support textuel, mais aussi d’une inspiration elle-même nourrie d’atmosphères diverses (et surtout, de la conscience de leur diversité). Deux perceptions de fond de vallée humide ne sont pas identiques, et c’est le petit interstice qui les sépare, traduisible par les ressources instrumentales, qui donne à cette musique sa richesse, sa nuance, et son mouvement – son mouvement, précisément par le passage fugace entre deux atmosphères presque similaires et toujours différentes.
« J’ai fait plusieurs chemins »
De ce qui ressort de notre entretien, il y a aussi l’idée de cycle, notamment en ce qui concerne la construction de l’album : l’ordre des morceaux n’est pas innocent ; et ouvrir avec « L’aigle et le serpent », c’est « manifester l’intention qu’il y a dans l’album ». Machka y voit une lutte ou une danse, comme deux modalités de jeux avec la gravité, car « autant l’aigle peut aller au sol, autant le serpent peut sauter ». Musicalement, le morceau joue de l’écart entre d’épais synthétiseurs (à contempler) et de l’ancrage solide des patterns rythmiques breakés, écart résolu en un épilogue inattendu en 2-step. Inattendu, car la forme obtenue est peu commune : « si je réfléchis trop aux structures, je ne vais pas essayer des choses qui seront peut-être plus intuitives et instinctives sur le moment, mais en dehors des codes », répond Machka. Et ce qui est « instinctif sur le moment », c’est peut-être ce que nous dit le corps dansé – « se concentrer sur le corps, c’est un des meilleurs outils, pour sentir vraiment où est-ce que chaque élément, dans son individualité, va pouvoir trouver sa résolution ».
L’album se poursuit avec « Copper Dusk », un morceau plus club d’une efficacité certaine : basses et hats breakés roulent et claquent, mais on profite du break pour l’émergence d’un chant d’oiseau – derrière, il y a toujours cette idée d’un chemin qui avance (les fréquences UK sont là pour le rappeler), mais qui parfois s’arrête, pour contempler. Et puis « on repart dans la quête », nous dit-on. On repart, avec « Silver Night », le morceau clipé du disque :
L’occasion de rappeler à quel point la beauté d’un album, de l’objet, vient tout autant de la rencontre entre différents arts, visuels et sonores ; et à cela, Machka ajoute la « rencontre entre différents corps de métier », notamment dans le travail du clip car chaque décision fait l’objet d’un dialogue. Une manière, aussi, de rendre l’objet vivant, à l’image de l’échange public / artiste sur scène.
L’aigle et le serpent enchaîne avec « Gold Day », un morceau plus lumineux, stylistiquement proche du jazz fusion, avec drums acoustiques, basse presque funk, et surtout une certaine énergie improvisationnelle qui jubile (improvisation totale, improvisation écrite, peu importe, ou un peu des deux : « la musique électronique », nous dit Machka, « j’ai l’impression que même si c’est improvisé c’est toujours écrit : le processus de composition est proche d’un processus d’improvisation avec moi-même. J’ai une mélodie en tête, je vais la jouer, l’enregistrer, ça va faire une première couche, puis je vais réimproviser dessus… ». Et l’on en revient au rapport à l’image, qui traverse tout le disque : littéralement, d’ailleurs, parce que « la lumière dans « Gold Day », elle est en puissance dans les morceaux d’avant. Je vois des faisceaux de lumière, c’est l’été et tu as fermé tes volets, mais il y a toujours ces faisceaux qui rentrent. ». Des faisceaux en biais, avec cette qualité lumineuse qui leur est propre.
L’avant-dernier morceau est intitulé « Luciel », et à cette question classique qui s’interroge sur l’aspect énigmatique du titre, Machka répond en parlant tout aussi bien de musique : « Luciel c’est un personnage. C’est un petit garçon. J’aime beaucoup les comptines, les berceuses et les comptines. C’est une ballade lo-fi, qui finalement part en quelque chose d’assez breaké, mais ça reste doux… Il y a cette énergie-là de la comptine, de la berceuse ». On en revient à la vallée, loin de la crête ; « c’est lié à ce qu’il y a de contenant dans une vallée, de rassurant ».
L’album se clôt avec le très bel et apaisé « Ether Dawn », morceau qui aurait pu figurer au début du voyage, pour ainsi dire : il s’ouvre sur la voix du père de Machka, il y est question de la musicalité des sons, ceux de la forêt, et ceux de la ville, de leur diversité. En creux se dessine une attitude d’écoute face au monde, une posture d’attention particulière, qui porte aussi en elle quelque chose de politique. « Ether Dawn », ensuite, c’est aussi la flûte de la musicienne, toujours dans cette énergie organique de l’improvisation, et dont la rondeur contraste avec la tactilité des sons qui l’entourent.
Sur Bandcamp, un auditeur a écrit « Damn, what a nice journey » – nous ne saurions mieux le dire. L’album est disponible ici.