Conte mythologique ou aventure sous-marine ? Rarement un disque de musiques électroniques s’est autant aventuré, et c’est le cas de le dire, sur des contrées fantastiques. Cuspide des Sirènes, premier album de Simo Cell, nous embarque dans un monde chimérique, entre monstres sous-marin et musique abyssale. Une histoire dans l’histoire, celle d’un producteur et DJ qui passe le cap d’un long format et qui, sous couvert d’une épopée magique, nous en dit beaucoup sur lui-même.
La sortie d’un premier album, ça se fête. Et Simo Cell l’a bien fêtée : une tournée à (presque) guichets fermés s’étalant d’août à la mi-octobre et qui l’a emmené de Londres à Nantes, de Bordeaux à Amsterdam avant un final à Paris. On y était, à ce final dans les murs sombres de La Station, et le sentiment de célébration était dans l’air. « Le résultat est incroyable », nous lâche Simo Cell autour d’un thé, l’avant-veille de cette dernière date où il allait croiser ses clés USB avec Mad Miran, entre autres. Il rembobine un peu : « il y a eu un esprit de famille, avec des DJs que j’apprécie, des ami.e.s… Ce qui m’a le plus comblé, c’est que les gens soient venus. La réalité du terrain. » Car le Nantais a emporté avec lui quelques DJs « résidents » sur plusieurs dates : Mad Miran donc, mais aussi Zohar ou Less-O, sans compter les invitations ponctuelles. Un esprit de troupe, de rassemblement, propre aux fêtes et aux événements spéciaux qui « rajoute au bonheur de la sortie du disque. » Être ensemble, une « team », ça « fait du bien, le studio est tellement solitaire. » Deux temps bien définis et très différents dans la vie d’un producteur et DJ, qui s’entrechoquent parfois durement. Et dans son studio, Simo Cell y a passé quelques heures avant de dévoiler ce long format. Un retour en arrière s’impose.
« Au début, je faisais juste de la musique. Je ne me suis pas dit qu’un album allait venir. Faire de la musique, essayer d’oublier le stress de la Covid et des insécurités qui remontent. » Nous voici donc début 2020, période que l’on peut décrire sans trop se tromper comme anxiogène. Comme la plupart des DJs à l’arrêt, Simo – Simon, dans le civil – s’est attelé à la création pour oublier la situation, et même combattre ses démons. « Est-ce que je vais disparaître ? Est-ce que les gens vont m’oublier ? » Loin d’être une crise d’ego, ses questions le travaillent régulièrement, ou plutôt dès qu’il n’est pas en action – en studio ou en tournée. « Je me suis rendu compte que j’avais besoin d’être en action, tout le temps » nous explique-t-il. « Sinon, je me mets à surinterpréter des choses et des situations, comme le statut d’artiste. Tourner tous les week-ends te nourrit, t’inspire et nourrit ton ego, aussi. Cela te donne une confiance qui est dépendante du monde extérieur et des retours que tu as. C’est super, tu es au centre de l’attention. Mais quand cela s’arrête, tu te mets à perdre confiance parce que tu t’es construit autour de ça. Elle est superficielle et pas durable cette confiance, parce qu’elle dépend des autres. » La musique comme refuge donc, ou comme moyen d’occulter ses questionnements le temps d’une session devant Ableton. Puis deux, puis dix et puis, rapidement, l’inspiration folle, « le feu sacré ». « Un flot d’idées qui ne s’est jamais vraiment arrêté » nous raconte Simon. « Quasiment non-stop », avec une méthode bien à lui de composition pour ne pas tourner en rond et surtout, de ne pas s’arrêter sur une idée trop longtemps. En détail, cela donne : « pas plus que 45 minutes sur un morceau, et toujours trois à quatre morceaux en même temps ». De quoi switcher d’une idée à une autre, d’une inspiration à l’autre puisqu’il s’agit de ça, expérimenter sans aller trop loin dans une direction qui peut s’avérer ne pas être bonne. Ce qu’il appelle la « spirale de l’engagement » : « plus tu passes du temps sur un projet, plus tu as envie d’aller au bout pour rentabiliser le temps passé dessus. Parfois, il y a des idées qu’il faut juste lâcher et c’est un crève cœur si l’on a mis trop de charges émotionnelles dedans. » D’où cette orthodoxie dans la composition, s’obliger à changer rapidement de sujets avec un minuteur pour ne pas tricher. Cette explosion d’idées et de recherches, d’expérimentations même, dure encore et encore, pendant de longs mois. « Je bossais tout le temps, tout le temps. J’en devenais boulimique. Je n’arrivais plus à dormir ni à m’arrêter. »
On touche du doigt un autre trait de caractère du producteur : celui d’un passionné parfois excessif tant il met d’énergie dans ce qu’il fait, au point de friser l’overdose, la « frénésie ». Une sorte d’obsession intégrée aux questionnements sur son statut d’artiste et d’une carrière qui l’oblige à « délivrer quelque chose pour tourner, par peur de (la) perdre. » Une obsession « extrême » à laquelle il pense beaucoup et qui, à travers une anecdote, n’est finalement pas seulement liée à sa musique. « Un Noël chez mes parents, j’ai eu des Kapla, trois ou quatre boites. Je me suis mis à faire des structures, des châteaux… J’ai commencé à carrément faire une ville et je ne suis pas sorti de la maison pendant une semaine. Tous mes potes étaient là et non, je faisais des Kapla. Ça m’a rendu fou ! » Fou, et relativiser, aussi. Cette passion folle, ce feu dévorant, est finalement « un état d’être, une obsession intérieure. Une énergie qui te pousse et qui peut aussi te consumer » et pas forcément lié à la musique.
Un monde à l’arrêt, une série de questionnements et un feu sacré qui brûle deux années durant : une suite d’événements qui mène Simo(n) Cell sur le chemin d’une sirène, d’un monde sous-marin et surtout, d’une exploration sans précédent de ses envies et obsessions musicales. Un chemin vers des « interstices » comme il l’aime à la dire, entre recherche et expérimentation. « Il n’y avait plus d’idées de sortir de la musique : juste de faire de la musique. » nous explique-t-il. « Je prenais mon temps, le temps d’expérimenter et d’ouvrir plein de nouvelles portes, de couleurs ou des idées que je ne m’étais pas autorisé avant. » L’idée d’album est donc venue « après » cet incessant travail de composition, de recherches et de demi-tours : une fois une belle somme d’idée et de débuts de morceaux sur la table, le producteur installé à Nantes à commencer à « défricher, et à faire écouter autour de moi. À quelques amis surtout, à qui je fais totalement confiance et qui m’ont vraiment aidé. » À partir de là, une « moelle », un centre, a commencé à se détacher du reste. « Trois ou quatre morceaux évidents », dit-il. Mais à quel instant la narration autour du disque a-t-elle fait surface ? « J’ai réfléchi à une histoire – une histoire de sirènes et de créatures, qui m’a aidé à faire la sélection. » Mais un disque reste « de la musique bien sûr, c’est primordial même. » Une façon de dire que l’histoire, l’imaginaire développé autour n’est qu’un enrobage, un « plus » et que le vrai cœur du sujet est et reste la musique. Allons-y, d’ailleurs, dans cette musique.
« Il n’y a pas de messages dans ma musique, je ne fais pas de prosélytisme » nous dit Simo Cell. Sa musique en effet, n’a pas d’opinion définie, de message clair ou revendicatif. Cela ne veut pas dire qu’elle n’a pas de sens. « Quand on écoute ma musique, on y entend plein de choses différentes, de styles différents : dub, trap, techno, ghetto-tech… » Et sur Cuspide des Sirènes, la liste s’allonge encore un petit peu plus. Laboratoire sous-marin, on y trouve des inclinations IDM, des plages ambient et des mélodies presque pop qui le rapprocherait d’une hyper-pop sophistiquée et contemplative, quelque part entre Oneothrix Point Never et Caroline Polachek. Des versions acapella viennent même compléter, en bonus, l’objet : preuve s’il en est que les vocaux, utilisés généralement comme gimmicks, prennent une place plus large ici. Et c’est une nouveauté certaine dans le parcours de Simo Cell que de mettre en avant non seulement une narration au long cours, mais aussi des vocaux, des voix. Une histoire de nouveauté donc, d’expérimentations et d’hybridation musicales. Il a à cœur de mélanger les genres musicaux pour tout d’abord créer « son » son, sa patte sonore. Et mélanger ensuite les idées entre elles : c’est là que l’on revient à son système de composition et à sa discipline, « pas plus que 45 minutes sur un morceau, et toujours trois à quatre morceaux en même temps. » Il détaille un peu plus : « avec ce process, j’avais plein de matière, d’idées. Il y a des sessions où il n’y avait qu’une idée forte, que je mélangeais avec d’autres. Jusqu’à la dernière minute, j’ai pu continuer à mélanger. »
Revient alors l’idée d’hybridation. Une idée que Simon infuse donc dans sa création : « derrière l’hybridation, il y a l’idée de renaître, de se réinventer. Mon identité se définit par ma signature sonore mais j’expérimente beaucoup de style différent. Pour chaque projet je choisis une couleur spécifique ou un thème. » Une réflexion qu’il a découvert dans la littérature et l’oeuvre d’Emanuele Coccia, philosophe italien qui, dans son livre Métamorphoses, décrit – pour la nature et non la musique, il s’entend – des phénomènes d’hybridations, de mélanges, de renouveaux aussi. « La vie cherche des nouvelles formes et elle cherche à s’exprimer ; elle ne peut s’arrêter de s’hybrider » développe Simon. « Nous sommes constitués d’une pluralité d’humeur, de phases qui évoluent en fonction des contextes. J’ai l’impression d’évoluer constamment. Le simple fait d’être marqué par une pensée est déjà une hybridation. La pensée de l’autre entre en nous et nous fait évoluer, penser différemment. » Son premier long format, Cuspide des Sirènes, s’inscrit parfaitement dans cette idée : de la musique à l’univers visuel, en passant par l’histoire et même les à côtés du disque – ici, un jeu vidéo développé spécialement. Partout, l’hybridation s’invite : entre les genres musicaux, entre les créatures, monstres et chimères invoquées par la narration (dont la sirène en est un parfait exemple, mi-femme mi-poisson) ou entre les images et illustrations accompagnant magnifiquement le disque. Réalisées par Riniifish, artiste chinoise à l’univers étrange, onirique et coloré, elle met ici en scène des poissons avec des jambes, des étoiles de mers fluo et des sirènes cartoonesque – le tout, sur fond de psychédélisme. « J’avais envie que la pochette ressorte comme le disque ressort de par son format » nous dit Simon, un peu à l’écart du formatage et des codes habituels des musiques électroniques, plus minimalistes et froides.
Reste à aborder un sujet, plutôt insolite quand on envisage la sortie d’un disque de musiques électroniques : le jeu vidéo qui l’accompagne. Une aventure sur GameBoy, quelque part entre Zelda, Mario et une boite de nuit virtuelle où l’on doit « sauver la princesse du monstre et collecter des tickets boissons » (rires) Car dans un autre monde, Simon a posté sur son Instagram une incroyable collection de tickets boissons des clubs, festivals et soirées auxquelles il a joué. Une mine d’or. Mais revenons au jeu : « c’est un monde imaginaire avec des sirènes et des monstres. Il faut collecter tous les tickets boissons pour arriver à rentrer dans un club sous-marin, et y commander un cocktail spécial. » Une idée un peu folle de son manager et qui, depuis, l’a lancé dans une « course contre la montre. Réussir le challenge technique, mais aussi transposer les morceaux en 8-bit, écrire l’histoire… » Car oui, l’entièreté du disque a été transposé pour être écouté quand on y joue. Simon a pu découvrir l’album d’une autre manière, nous raconte-t-il. « C’était fun : allez deux fois par semaine chez mes potes à Nantes pour avancer sur le jeu, j’avais l’impression de me retrouver adolescent pour nos sessions jeux vidéos, avec des potes tous dans une même pièce… C’est une expérience que tu partages, ça change la lecture que tu as de ton propre disque. Il y a les trois ans d’écriture – le process que j’ai eu était très intense. C’est tellement solitaire la composition, tu passes d’un extrême à l’autre. Le fait de le finir par ça, par un jeu avec d’autres personnes impliquées change la lecture que j’en ai et j’en suis encore plus content. C’est un bonheur fou. »
Simo Cell, Cuspide des Sirènes
TemeT
photos: Gregg Bréhin
artwork: Riniifish