Depuis sa création en 2003, le label dénicheur de trésors oubliés Numero Group ne cesse de prouver son exigence qualitative à travers entre autres sa série Eccentric Soul. Eyes of Love, unique disque du groupe The Edge of Daybreak qui vient d’y être réédité ne déroge pas à la règle. Composé et enregistré en 1979 par des prisonniers dans leur lieu de villégiature même, un centre pénitencier de Virginie, cet album est un vibrant témoignage de la capacité de création dans un espace carcéral et un atypique bijou soul / funk qui devrait ravir bon nombre d’amateurs du genre.

Rares sont les disques à se targuer d’avoir une histoire à la hauteur de leur contenu. Pour Eyes of Love, celle-ci débute en même temps que l’incarcération de ses futurs créateurs pour des peines d’emprisonnement comprises entre 6 et 60 ans. Le Powhatan Correctional Center, prison perdue au beau milieu de l’état de Virginie, sera leur lieu de rencontre. The Edge of Daybreak naît à partir d’une première formation, Cosmic Conception, déjà installée en 1976 au sein de la prison et articulée autour du chanteur et batteur Jamal Jaha Nubi, à laquelle se sont par la suite greffé James Carrington (claviériste), Cornelius Cade (guitariste), McEvoy Robinson (bassite) et Willie Williams (percussions).

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Bénéficiant d’une institution favorable à l’utilisation d’instruments de musique (et permettant de facto au groupe d’exister), les musiciens, prêts à écrire sur bandes du matériel original, après avoir sollicité le label Bohannon’s Records, essuient néanmoins un refus du personnel carcéral pour enregistrer un disque dans un studio hors de la prison pour des raisons de sécurité. L’enregistrement devra être réalisé au sein même de celle-ci et sera rendu possible par l’unité mobile du studio Alpha. La date du 14 septembre 1979 est cochée pour l’effectuer. En résulte un disque né dans des conditions ubuesques, par faute de temps d’abord : 5 heures seulement ont été accordées au groupe par l’administration pénitentiaire pour l’enregistrement ; par faute de moyens ensuite : outre la prise de son difficile dans un environnement non isolé, le matériel d’enregistrement, trop limité, ne permettait pas l’utilisation du mulitpiste (qui n’aurait de toute façon pas été possible en si peu temps). Chaque morceau du disque a ainsi été enregistré dès la première prise, dans des conditions live, leur conférant des allures brutes de jam session. Représentant des barreaux, la pochette est vite réalisée à partir de croquis des musiciens et l’album sort dans la foulée. Mais malgré la couverture du disque par quelques médias locaux, l’album, pressé à seulement 1000 exemplaires, restera dans l’ombre, bien mal aidé en prime par une inondation du stock où étaient entreposés les invendus.

Si l’histoire qui entoure ce disque le rend d’emblée intéressant, celui-ci est surtout intrinsèquement de très bonne facture. Eyes of Love s’ouvre par le morceau éponyme qui annonce d’entrée la couleur de l’album : au groove marqué par les percussions et la basse s’ajoutent un chant déchirant porté par des chœurs, une guitare funky et un subtil piano électrique s’émancipant ici le temps d’un solo. L’optimisme qui ressort de la composition tranche avec le statut des musiciens et montre leur volonté de s’affranchir de leur simple condition de prisonnier. Une note inscrite sur la pochette de l’album précise ainsi : “Our bodies are in prison, but we want our hearts and minds to be with the free world”.

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Aux ballades “Let Us” et “Let’s Be Friends” permettant au mieux d’apprécier la palette vocale des différents chanteurs du groupe se répondent des dancers à la rythmique exacerbée avec en tête de file “Edge of Daybreak” – compilé en 2010 sur le label BBE par Kon & Amir – et “Bring Me You” qui nous cueille à froid après une sublime intro. Armé d’une flûte endiablée et d’emblée présenté comme une invitation littérale à danser, “I Wanna Dance With You” démontre en outre la faculté du groupe à procurer des frissons comme à nous arracher des pas de danse. “Our Love”, perle soul, clôt tout en finesse l’album en même temps que les 5 heures allouées à l’enregistrement. Tandis que les musiciens terminent d’interpréter le morceau, les gardiens font signe que le temps est écoulé et bientôt les membres du groupe devront troquer leur costume de musicien contre celui d’incarcéré et rentrer dans leur cellule sans même célébrer l’aboutissement de leur œuvre discographique qui s’avérera testamentaire : alors qu’un second album était envisagé, l’idée est rendue impossible par les transferts successifs vers d’autres prisons des membres du groupe dès l’année suivante. Ironiquement, c’est en étant communément dans ce qui constitue peut-être l’espace le plus symbolique du confinement qu’ils auront, par le biais de la musique, réussi à goûter le temps d’un instant à la liberté.

Il est compliqué de sélectionner un morceau  favori voire même de déceler le moindre faux pas dans cet album tant la qualité est présente tout au long des quelques 36 minutes qui le composent. On en vient cependant inéluctablement à se demander quel aurait été le rendu si l’enregistrement s’était effectué dans de meilleures conditions : les arrangements de chaque morceau sont au final très similaires et donnent à l’album une presque trop  grande cohérence d’ensemble, rendant peut-être difficile à digérer son écoute d’un trait. C’est néanmoins le lot d’imperfections et la naïveté qui émanent de ces compostions qui donnent à Eyes of Love sa beauté si singulière.

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