Faire vivre une scène n’est pas seulement l’apanage de grands noms ou de superstars : c’est aussi, et surtout, le fait d’artistes qui demeurent, entretenant patiemment leur rapport à la musique, et par là-même entretenant leur scène – car une scène n’est pas une somme d’individualités, mais surtout un réseau ou un faisceau de personnes, de l’ombre à la lumière, qui nourrissent tout un système dont on n’éclaire trop souvent que la partie émergée. Parmi les producteurs et les DJs, certains sont donc prolixes et ont leur moment de gloire ; d’autres préfèrent une constance régulière, et un rapport peut-être plus modéré, mais une présence fidèle, au fil des ans, au sein d’un genre qu’ils contribuent à faire. Alan Johnson appartient à ceux-là.

Ce duo, composé de Gareth Kirby (Elsewhere) et de Tom Neilan, est actif dans le milieu de la bass et du dubstep depuis 2013. Outre leurs activités individuelles – Elsewhere produit de la jungle – et l’EP que nous présentons aujourd’hui, ils ont sorti, depuis leur existence en tant que duo, quatre EPs, sur différents labels UK : Goron Sound sur Blank Mind en 2013, Operator/The Poet sur Rain Cloud Records en 2017 (dont c’est la première sortie), Material World sur Art-E-Fax en 2020, et The Stillness EP sur Sneaker Social Club en 2022 – avant leur sortie de 2023. Cinq EPs en dix ans : production constante, régulière, toujours d’excellente qualité, sans remous, qui témoigne d’un attachement profond et durable à la scène dont ils font partie. Il va donc de soi qu’ils sont bien implantés dans le paysage UK, au vu des labels qui les accueillent, mais ils présentent ce visage d’artistes fidèles, qu’on retrouve comme on retrouve de vieux amis.

Alan Johnson a toujours su naviguer, comme tant d’autres anglais, entre les différents genres qui forment la bass music, du dubstep (“Duppy Season”, leur remix de “No Prisoners” de Sandman) à la techno UK (“Goron Sound”, “Fickle”), en passant par des hybrides plus déconstruits (“New Girl”) ; mais, à la différence d’autres artistes, qui explorent parfois comme des excursions momentanées, ce sont bien les franges expérimentales de ces domaines qui constituent le cœur de leur production. Casser le rythme (“Step Inna War”), aller jusqu’au bout du travail de sample en le déconnectant de la ligne directrice (“The Poet”), ne pas hésiter à interrompre le mouvement : voilà ce qui leur est caractéristique.

L’EP Ten Year Tonnage reprend ces deux traits : la fidélité de l’artiste, et le panorama de la bass. Le nom de l’EP peut d’ailleurs se comprendre comme la récapitulation de cette fidélité (ce qu’on peut livrer, après 10 ans de présence). Jouant tout autour de la bass, les quatre morceaux se rejoignent par leur goût de l’hybridation et de la déconstruction ; mais chacun a une identité bien définie, de sorte qu’ensemble ils parcourent une grande partie, sinon le tout, du spectre autour du genre. Alors que le morceau éponyme, “Ten Year Tonnage“, est une track de dubstep avec des influences grime, “Shapeshifter” est un morceau qui annonce (un drop, une explosion), sans jamais totalement donner suite à cette annonce – ce qui, loin d’être un défaut, est une grande qualité de gestion de l’énergie -, et “People of the World” dessine l’extrême limite du genre, tiraillé entre un emprunt analogique (le sample de trompette) et la rythmique endiablée, totalement déconstruite. Resterait, pour compléter le circuit, à donner une track plus orientée dancefloor : c’est justement là le rôle de celle que nous présentons, “Muay Size”.

“Muay Size” est construite en deux parties, qui ont la particularité de ne pas se ressembler – ce qui est rare. La première partie est centrée autour d’un premier drop, syncopé et puissant, qui a été attendu par une mise en appétit de percussions. Les sons sont lourds, profonds, sombres, jusqu’à ce qu’un mélodie de trois notes, presque aguicheuse, mais efficace et typique d’un morceau de dance-floor, ne vienne les relever et les colorer. Sur cette base, l’ajout de différents éléments développe l’ensemble, dans une perspective club : sample vocal et percussions roulantes en arrière-plan. Mais, sans puis avec la mélodie, la rythmique reste statique : à cause du rythme de la basse et du kick, l’énergie monte dans la mesure pour retomber entre le 4e temps et le 1ere temps de la mesure suivante (à cause de la syncope, n’a pas de kick entre ces deux temps). Il faut en fait attendre le pont vers la deuxième partie pour que l’énergie change : d’un premier drop puissant, lourd, mais encore statique, on passe désormais à un roulement continu et progressivement enrichi de percussions dans les médiums, qui contrecarre enfin les syncopes des kicks, en emmenant du 4e temps au 1er temps ; cet long passage est à la fois un pont et un second drop, à la lignée projective et non plus statique, qui dynamise le mouvement. Le morceau se conclut par la reprise du tout premier drop, pour finir en beauté. On voit donc, dans l’union de ces deux parties bien distinctes, une gestion fine de l’énergie : il s’agit, tout à la fois, de donner la force d’un drop, d’en contenir l’explosion, et d’entretenir la dynamique musicale.

Acheter ici l’EP.