Dans cette nouvelle série d’articles, l’idée est de proposer des bibliographies sélectives sur certains sujets touchant à la musique électronique. Car les mythes ont la peau dure et les ouvrages de qualité sont encore rares – du moins difficiles d’accès. Pour ce premier thème, logiquement, attaquons-nous aux origines : la techno de Detroit.

Quand il s’agit d’évoquer les origines d’un genre musical, la tendance est bien souvent à la romance : le souvenir flou se laisse facilement embellir, quelques phrases chocs surnagent dans les mémoires, les artistes interviewés n’ont bien souvent qu’une connaissance lacunaire de la musique qu’ils jouent, et les musiciens eux-mêmes à l’aune dudit style tendent – souvent inconsciemment – à romancer la chose. On prend la parole des artistes pour une parole d’autorité, mais l’interview d’un jeune producteur de techno qui n’a jamais mis les pieds à Detroit, rappelons-le, n’a pas valeur de vérité absolue. Pour un genre aussi neuf que la techno, une histoire un tant soit peu rigoureuse des événements fait souvent défaut ; ou plutôt, disons que les textes bénéficiant d’une certaine visibilité sont ceux des journalistes, dont le rôle n’est pas d’effectuer un travail d’historien. Bref : voilà une petite sélection d’ouvrages de qualité, journalistiques et académiques, pour se plonger plus sérieusement dans le Détroit des années 80.

Dan Sicko, Techno Rebels : The Renegades of Electronic funk

Techno Rebels est indiqué à qui souhaite acquérir une connaissance historique qui soit la plus exhaustive possible sur la techno de Détroit. Premier ouvrage de référence pour qui souhaite travailler sur cette musique, le déroulé des événements est précis, étoffé, davantage que tout ce que vous pourrez trouver sur internet ou dans des documentaires. Des petites choses, cela dit, sont à revoir : paru en 1999, Techno Rebels pâtit un peu de son manque de recul ; il ne s’agit pas non plus d’un travail d’historien, et certaines analyses et conclusions un peu hâtives seraient à revoir. Mais comme le dit justement la préface de Bill Brewster, l’ouvrage de Dan Sicko eut le mérite, à sa sortie, d’arracher l’histoire de la techno “from its European pillagers and handed the history back to its rightful owner : Detroit, the Motor City.”

Mathieu Guillien, La techno minimale

Sans nul doute, La Techno Minimale est le meilleur ouvrage que vous trouverez sur le sujet – et c’est en français. Son auteur, Mathieu Guillien, est musicologue, et ne s’arrête jamais à un pur exposé de faits historiques : l’intérêt de son livre – qui fut sa thèse –, c’est précisément qu’il est problématisé. Ces faits sont analysés, interprétés, toujours avec justesse, et se doublent d’un excellent travail musicologique. L’ouvrage a ainsi le mérite de tordre le cou à certaines idées reçues sur la techno : notamment, l’auteur récuse très justement sa parenté présupposée à tort avec la musique des minimalistes américains (Steve Reich, Philipp Glass, La Monte Young). Bref : s’il y a un investissement à faire, c’est bien dans cette lecture, pointue et pourtant très accessible, même à un non-musicien.

Sean Albiez, Post-Soul Futurama : African American cultural politics and early Detroit techno

Dans la série des auteurs universitaires à ne pas rater sur le sujet : Sean Albiez. Cet article, en l’occurrence, est une bonne porte d’entrée vers ses écrits, et surtout vers Detroit. De même, loin d’un simple exposé de faits historiques un peu indigeste, la recherche est ici bien problématisée. Ci-dessous un petit extrait de l’abstract, pour se mettre en jambe et comprendre de quoi il est question : “This study will consider the cultural context of early techno, its relationship to European electronic music, the birth of the ‘techno’ genre in the UK, the founding myths and histories of techno, and its potential for helping us understand transformations in African American cultural politics in the ‘postsoul’”. Autre chose importante, l’auteur ne se laisse pas avoir par la mythification classique de la techno : “In examining techno’s origins, it is important we move beyond utopian claims for new colour-blind social formations or communities that weremade in the European rave scene, so that we can analyse more effectively the socio-economic and cultural dimensions of the US origins of techno in Detroit”.
Sean Albiez est aussi l’auteur, avec David Pattie, d’un ouvrage sur Kraftwerk : Kraftwerk : Music non stop.

Pierre Evil, Detroit Sampler

Detroit Sampler, publié en 2014, retrace toute l’histoire musicale de la ville de Detroit, sans se cantonner à la techno. Il ne se place donc pas sur le même créneau que les ouvrages cités plus haut, et les complète avantageusement en remontant bien avant dans l’histoire de la ville – ce qui est nécessaire pour en comprendre le contexte. Vous en apprendrez sur les émeutes de juillet ’67, les mouvements de grève de ’43, le golden age de l’industrie automobile dans les temples de Chrysler, la figure ambiguë d’Henry Ford, les premiers syndicats … Pierre Evil – qui n’est autre que Pierre-Yves Bocquet, plume de François Hollande – n’est pas historien, mais journaliste : en cela, Detroit Sampler se lit très facilement, presque comme un roman (le corollaire, bien sûr, c’est que l’on peut reprocher au livre un manque de rigueur historique dans l’analyse de certains faits), et s’attache à dévoiler « le mystère d’une ville aux contradictions grandioses et tragiques, le mystère de l’extraordinaire persistance des chansons et des musiques qui s’y sont enregistrées ».

Carleton S. Gholz, Where the mix is perfect : Voices from the Post-Motown Soundscape

Cette thèse de doctorat ne s’arrête pas à la techno, et se centre sur le paysage sonore du Detroit post-Motown, après la relocalisation de Berry Gordy à Los Angeles, travaillant autant sur des documents d’archives que des entretiens. On y parle de musique, mais aussi et surtout de la ville en soi, et de l’“émergence of a new soundscape in the 1970s with a new set of heroes—club DJs—and an audience that both reflected and resisted the racial, sexual, and class hierarchies of the period”. Très bon travail, précis, documenté, pour comprendre le contexte d’émergence de la techno.

Modulations, une histoire de la musique électronique

Il y est question de techno, certes, mais plus largement de toute la musique électronique : Modulations dresse un panorama historique de tous les genres de musique électronique – ou presque –, le tout étayé par de nombreux exemples et entretiens avec les figures tutélaires. Utile pour se bâtir une solide culture générale : mais puisqu’il s’agit de retracer l’histoire de tous les styles (jusqu’aux années 2000, environ), le livre souffre forcément d’un certain manque de précision.

Mathias Kilian Hanf, Detroit techno : Transfer of the Soul through the Machine

Attention : à prendre avec des pincettes. Qui souhaite en apprendre plus sur la techno de Détroit tombera certainement sur ce petit opus, qui contient des bonnes choses, certes, mais aussi beaucoup d’approximations, et se base sur une théorie un peu naïve, pour laquelle le genre techno serait «the expression of the human soul », sous-entendu que « The machine – the synthetizer – reflected the soul – the condition of a decayed and dangerous, futuristic and fertile city and the people living in it ». Pas forcément très brillant, donc, mais tout de même assez intéressant si l’on aiguise son sens critique.

Kodwo Eshun, More brilliant than the sun : Adventures in Sonic Fiction

Dans la série des auteurs un peu illuminés, maintenant, il faut citer Kodwo Eshun, dont le livre est pourtant devenu une référence, notamment pour les études sur l’afrofuturisme. En tentant de conceptualiser l’idée de « sonic fiction », il explore l’intersection entre science-fiction et musique noire : il y est question de techno, mais aussi de funk, de hip-hop et de jungle. Extrêmement original, ce livre se distingue par sa veine poétique, et parfois presque militante ; si l’on tient compte de cet aspect, on peut tirer beaucoup de ce livre absolument unique à l’écriture si particulière, lui-même « adventure in Sonic Fiction », si l’on veut.

Alvin Toffler, The Third Wave

Pour finir, un roman : on s’éloigne de l’histoire et de la musicologie pour ce petit opus, classique de science-fiction. Les premiers producteurs de techno de Détroit, en effet, témoignent avoir été profondément influencés par ce livre, et vous reconnaîtrez sans nul doute nombre de références au fil de l’histoire, source d’inspiration pour les musiciens.