Depuis deux ans, le label Grid insuffle un vent de nouveauté sur la scène bass française avec, à la clé, un catalogue oscillant entre compilations éclectiques, signatures locales et artistes worldwide méconnus, le tout enrobé d’une identité graphique unique signée Unités Services, le studio de création d’E-Unity, l’un des artistes phares du label.

Derrière Grid, son fondateur Clad retranscrit sa vision singulière d’une esthétique expérimentale et leftfield aux multiples facettes, sans prétention et toujours inattendue. Un univers d’avant-garde pourrait-on dire. Tel un prolongement des sélections du GDN Show sur Rinse France, le label continue de creuser son sillon et semble se démarquer par sa force de proposition et son éclectisme.

Après une première discussion avec Doline à l’occasion de la sortie de son dernier album sur Grid, rencontre cette fois-ci avec sa tête pensante, Clad.

Revenons aux origines du projet : comment est né le label ?

À la base, ce n’était même pas pensé comme un label solo. C’est parti d’une idée commune avec Loïc (E-Unity, ndr) à l’époque de notre GDN Show sur Rinse. J’avais envie de mettre en lumière des genres et des artistes qui ne sont pas assez visibles sur la scène française. Des gars qui tournent bien en Angleterre ou dans d’autres pays, mais pas forcément en France. J’écoute plein de genres, pas mal de trucs bizarres, que ce soit de l’expérimental ou de la techno UK, et naturellement l’envie de sortir de nouvelles choses s’est fait sentir.

C’était la période de la Covid, et comme je travaille dans la musique, mes projets étaient mis en stand-by. Je me suis dit que c’était le moment idéal pour lancer le label. Finalement, Loïc s’est concentré sur d’autres projets, notamment sa sortie sur TemeT, le label de Simo Cell (que l’on avait suivi lors d’une longue interview, ndr), mais c’est lui qui dirige toute l’identité visuelle.

Côté artiste, Doline a été le premier à qui j’ai pensé. Il m’avait déjà envoyé plusieurs démos. J’ai contacté d’autres amis dans le projet de créer une compile comme Christian Coiffure, Théo Muller… En France, il y avait déjà des choses de proposées avec des labels comme (Re)sources et Paradoxe Club – mais c’est encore une autre esthétique. J’avais envie de créer quelque chose de plus froid, que je ne retrouvais pas forcément.

Grid” c’est “la grille” en anglais : quelle est sa signification ?

Comme j’ai fait de la musique, je voulais trouver un lien avec ce côté musique « de partition ». Je viens du jazz : quand tu fais de l’impro, il y a toujours des phases dans les morceaux que l’on appelle des grilles. Ce sont des mesures qui sont répétées, avec des changements de tonalité. En gros, cela te dit juste que sur cette partie-là du morceau, tu fais de l’impro. Je trouvais intéressant l’idée de création sur quelque chose de préexistant, d’imprévu : l’idée de l’impro sur un style musical que les gens connaissent plus ou moins. Apporter quelque chose d’inattendu, d’improvisé, de nouveau sur ce qui est déjà préexistant. La première compile s’appelait Improvisation et pour le coup, cela traduit bien ce premier travail.

Justement, quelle a été ton éducation musicale ?

Je viens d’une famille de musiciens, j’ai toujours baigné dans la musique : mon grand-père était chef d’orchestre, ma grand-mère et ma mère faisaient du chant et de la harpe. J’ai commencé la musique à l’âge de quatre ans, à faire de l’éveil avec des xylophones (rires) puis l’apprentissage du saxophone. Au début avec une formation classique – mais comme j’en avais marre du côté strict du conservatoire, j’ai décidé de me tourner vers le jazz à jouer dans un band et à faire de l’improvisation.

À côté de ça, mes parents me faisaient écouter plein de trucs, mon père venait plus du côté hard rock et ma mère du classique mais les deux écoutaient un peu d’électronique. C’est comme ça que j’ai pu écouter assez jeune des albums des Chemical Brothers, Fatboy Slim, Massive Attack, les compilations Café Del Mar et Hôtel Costes, des choses en peu chill et trip-hop. Par la suite, comme beaucoup j’ai pris Daft Punk dans la tronche quand j’avais six ans. Mes premières influences.

Je me souviens de tous ces CDs gravés qu’on écoutait dans la voiture. Des choses qui te font de véritables chocs sonores, alors que tu n’as même pas 10 ans. Je traînais à la FNAC au rayon indé à écouter et à noter tous les disques que je pouvais écouter. Plus tard, j’ai découvert Burial qui a été une énorme claque. Je ne savais même pas ce que c’était, ce gars avec son café – la pochette ne donne même pas envie. Je pense que ça été mon second choc musical. À ce moment-là en France, c’était la grande époque d’Institubes, Ed Banger, Justice… et je me souviens que via Sound Pellegrino, Teki Latex a fait venir des Anglais comme L-Vis1990, Zombie Disco Squad, Renaissance Man et sans s’en rendre compte, ça nous faisait faire des ponts avec des scènes anglaises. Je pense que c’est à ce moment-là que j’ai fait le rapprochement avec Burial et toute la scène post-dubstep avec Joy Orbison. Enfin, Hessle Audio est arrivé, et ça a mis tout le monde d’accord.

Comment définirais-tu l’empreinte du label ?

Ce serait mentir que de dire que cela ne s’inscrit pas dans ce que j’écoute, dans la continuité de tout ce qui est UK Techno. Je ne sais pas comment on peut appeler ça – on parle souvent d’hardcore continuum ou de UK Bass. Disons que le propre de ce courant oscille entre techno et expérimental.

C’est un peu comme lorsque le dubstep est arrivé, il y a eu toute cette phase sound system – l’héritage jamaïcain, le reggae et le dub – incorporé à de la musique électronique. Et aujourd’hui, tu vois le dancehall s’incorporer dans la musique électronique. Je ne sais pas comment définir toute cette scène, et c’est ça qui m’a toujours plu, c’est un courant en perpétuel renouvellement.
Bien sûr, ce qui m’intéresse est de pouvoir retranscrire cette identité de la bass music en France. J’ai l’impression que l’on est un peu sur une île, c’est étrange. Certaines choses marchent bien, mais plein de groupes en France ne tournent jamais. Je sais que Simon (Simo Cell), typiquement joue souvent en Angleterre ou aux États-Unis, aux Pays-Bas mais finalement assez rarement en France. C’est vraiment dommage, c’est un style musical qui lie plein d’influence et d’identités différentes. Cela pourrait plaire au public français.

Ça reste donc une scène de niche ?

Une scène de niche pour la fête, peut-être. J’avais essayé de faire venir Pearson Sound pour un Rex Club et ce n’était pas suffisant – même en rajoutant des locaux, ce n’était pas assez gros pour remplir le club. Alors que Pearson Sound reste une grosse référence dans son genre ! Donc en France, c’est compliqué. Aujourd’hui ce qui fonctionne, c’est ce qu’est sur-vitaminé, la techno ultra-rapide, un peu trance. On est un peu passé à de l’indus à de la trans. Il y a une accélération du BPM, c’est une question de tendance.

Revenons à ton rôle de manager, peux-tu m’expliquer comment ça se passe au niveau du processus du label ?

Lorsque j’ai créé le label, j’avais déjà mon statut d’autoentrepreneur donc ça été relativement simple. J’ai demandé quelques conseils à Underscope (Brice, Gboï et Jean-Mi, ndr) pour voir ce que je pouvais faire à mon niveau. Ensuite, je pars clairement à la pêche aux artistes. Parfois, ides mecs m’envoient des démos et ça prend. Sinon, c’est moi qui propose. Des fois, ça mord et des fois non. C’est plus ou moins fluide. Une fois que l’artiste a un peu travaillé sur les morceaux, j’envoie tout à Loïc qui m’envoie ses propositions. Cela peut prendre parfois beaucoup de temps, notamment pour les compilations. Ou pas – l’EP de Lolito et Doline, c’était ultra-express. Ensuite, c’est le mastering, je travaille avec Krikor Kouchian qui vit entre la France et le Japon, et qui fait des trucs hyper nets et précis.

Et concernant les artistes, comment les accompagnes-tu ?

C’est variable, quand c’est Max (Doline) c’est en français, on se voit, c’est simple. Mais pour le reste, c’est via internet – Instagram, e-mails. J’aime bien l’idée d’avoir des artistes qui viennent d’un peu partout même si ce n’est pas quelque chose que je me fixe sauf peut-être pour les compiles. Cela reste donc principalement digital.

Et justement par rapport au format, c’est principalement digital.

Je ne suis pas attaché au physique, à l’objet, contrairement à Loïc. Au-delà de l’objet, je savais que c’était plus simple de lancer les sorties en digital car cela coute moins cher. En plus, il y a beaucoup de problèmes de fabrication, que ce soit sur la livraison et le pressage des vinyles donc ça m’a conforté dans l’idée de ne pas me diriger vers une sortie vinyle. Il y a juste eu une exception pour Doline, le CD coutait moins cher et le format le faisait marrer !

E-Unity et Clad (lors du GDN Show chez Rinse)

Concernant les artworks, comment ça se passe ?

Avec Loïc, on s’est toujours dit qu’on ne se donnait pas trop de limites. Il teste des trucs à chaque fois, qui lui parle et en lien avec la demande de l’artiste. Je lui envoie mes idées et j’essaye de fixer une deadline. Sur tous les artworks, il y a toujours une sorte de flou derrière, et un premier plan net. Il y a toujours ces deux éléments qui cohabitent – plus ou moins. La ligne directrice s’est développée au fur et à mesure. Cela reste assez organique, il explore différentes choses sur chaque nouveau projet. Par exemple, pour Lolito et Doline, on a essayé d’utiliser de l’IA et comme ce sont des frères jumeaux, il a travaillé autour de cette idée. Ça lui a sorti deux jumeaux, comme des personnages de Dragon Ball Z !

LTD Colors, il y avait cette idée de polyrythmie dans la musique de l’EP, des sons qui se répercutent. Il voulait quelque chose d’un peu fractal avec différentes facettes. Il a répété le motif de la fleur, l’EP s’appelle Patterns et il a créé cette idée de petits cerceaux qui se répètent et se réfléchissent. Pour les Various, les compiles, il s’agissait de regrouper plusieurs idées ensemble. Sur le premier, tu retrouves un pissenlit derrière un cyclone, quelque chose de fragile et en même de plusieurs idées rassemblées. Sur le second, cette idée de tourbillon revient et sur la dernière aussi, cette fois-ci si je ne me trompe pas, réalisé à partir d’une image météorologique. Il y avait ce souhait de répéter le même concept afin de garder une unité globale, une certaine cohérence.

Tu nous parles un peu du dernier Various ?

Alors le miracle de cette compile, c’est le morceau de Clara! et Basile3, car ce n’était clairement pas prévu. Je lui avais déjà proposé de sortir des morceaux, j’avais aussi eu envie d’inviter Basile3. On s’était rencontré rapidement et par hasard ils se sont retrouvés tous les deux à Bruxelles. C’est à ce moment-là qu’ils m’ont sorti le morceau !

J’ai décidé de le placer en single de la compile pour qu’il puisse ressortir et proposer un morceau qui sonne pop, un peu dancehall, un peu bizarre. Ça me plaisait l’idée de sortir un peu de ce que j’ai l’habitude de faire. J’étais ravi de pouvoir sortir des tracks avec des productrices ; sur la compile il y a Sister Zo avec son morceau « EMP », l’un des morceaux qui marchent le mieux. Je l’ai appelé Sans Relâche car elle a pris beaucoup de temps (rires)

Je ne voulais pas avoir trop de morceaux mais garder une unité globale, pour que les gens n’écoutent pas les tracks en diagonale. Pour chaque sortie, il faut que tout le monde ait fini pour la deadline, tu en as qui te mettent des faux plans, d’autres qui mettent des mois et des mois, il y a beaucoup d’aller-retour. Chacun a sa manière de travailler, c’est variable et vu que tu as une douzaine de morceaux à sortir, finalement (très) long. On devait terminer en décembre, ça s’est finalement fait en mars !

Quels sont les futurs projets ?

Si ça se termine enfin (rires) C’est un peu un running gag sur lequel je suis depuis cet hiver ! Si tout se passe normalement, je vais sortir un 2-titres avec peut-être des remixes. À la base, j’ai proposé à Sputnik One et DJ Polo de faire un EP ensemble. Le point de départ était de faire des morceaux avec la voix de Swordman Kitala, un chanteur ougandais que je trouve génial. Ils ont fait deux morceaux, et Sputnik One nous a lâché ! DJ Polo a remplacé les morceaux, avec un track réalisé avec Breaka. Il y aura aussi peut-être Mafou, Hydro8 et un proche de DJ Polo. Ce sont des projets en stand-by, je ne sais pas encore où cela va. J’ai envie de sortir des trucs un peu expé/ambient un peu dans le même esprit que le dernier projet de Kincaid. Beaucoup de choses sont sorties en seulement deux ans donc cela va me permettre cette fois-ci de prendre un peu plus le temps. Pourquoi pas faire une compile de Noël avec des remixes ou une sorte de best-of avec juste les B-sides !

Grid
VA, Sans Relâche