Si l’on associe souvent le studio comme lieu fondateur d’une oeuvre musicale, on oublie l’importance de la scène et son lien privilégié à la création. Un espace-temps où l’écriture musicale, l’improvisation et la performance scénique sont indissociables. L’ensemble de l’oeuvre prend alors un caractère pluri-disciplinaire.

Parfois difficile à retranscrire pour l’écoute, sans les images et la performance, cette particularité se retrouve souvent dans les arts sonores (poésie, expérimentions sonores, cinéma expérimental…) où musique et performance ne font plus qu’un. De cette manière, l’artiste et compositrice sonore Johana Beaussart s’affranchit du classique lien studio/production et produit ses projets au sein de lieux de créations (Lavoir Numérique, Une cuve à vin). Des espaces souvent chargés d’histoire et en électroacoustique.

Bien que nous n’avons pas encore eu la chance de la voir sur scène – elle était dernièrement aux Instant Chavirés avec Editions Gravat et Opéra Mort – l’écoute de ses disques s’imagine sans l’image et laisse place à notre imaginaire. Avec le voyage interstellaire Kolokoksta et Légendes de chiens hirsutes sorti sur le label Standard In-fi, elle nous invite aussi bien vers des pérégrinations en studio que sur scène. Lyrisme et spoken-word, ses compositions empruntent autant aux musiques électroniques qu’à la pop expérimentale. Alors une fois n’est pas coutume, éloignons-nous un temps des musiques dites de club pour s’aventurer dans l’univers sonore hybride de l’artiste, entre scène et studio.

Si je me réfère à ton parcours, tu expliques que tu as d’abord commencé avec la poésie sonore et la fiction radiophonique avant la production musicale ?

À l’origine, je ne viens pas de la musique, j’ai fait les Beaux-Arts de Lyon avec une spécialisation art sonore et pratique radiophonique que j’ai poursuivi en post diplôme à Bourges. À la fin de ma formation, j’ai participé à plusieurs évènements dans le milieu du cinéma et de la poésie sonore. En 2020, le collectif Jeune Cinéma m’a invité pour écrire une performance, une sorte de commande à partir de leurs archives de films. J’ai découvert beaucoup de films expérimentaux des années 70 qui traitaient de l’histoire de la voix, de la parole et de la performance filmée. À partir de certaines pièces vidéos, j’ai commencé à écrire des formes très musicales qui sont aujourd’hui des morceaux que je joue et performe en live.

J’ai vraiment composé et pensé ma musique de manière sérieuse après une résidence avec le collectif Silo et la violoniste Anaïs Ponty. Pendant une semaine, nous avons travaillé dans une cuve à vin à explorer les possibilités acoustiques entre voix et violon, et leurs similitudes : illusions, dissonances, harmonies… Un mélange entre la matière plastique de la voix et du violon. Nous avons sorti un premier disque ensemble, Otium.

Tes études aux Beaux-Arts ont-elles influencées la création de ces albums ?

D’une certaine manière oui, de par mon lien au cinéma. Avec Gilles Grand, compositeur et enseignant aux Beaux-Arts de Lyon, on écoutait beaucoup de sound designer et de compositeurs de films et d’électroacoustiques (Walter Murch, Luc Ferrari, etc).

 

On passait beaucoup de temps à regarder des films, ou plutôt à les écouter. On a appris à fermer les yeux durant le film : juste à écouter le son, mais aussi comprendre et saisir comment marche le mixage. Comment on peut révéler des choses par le sound design et l’illusion, parce le bruitage au cinéma c’est que du faux, c’est du faux pour paraître du vrai.

Ton travail se base sur l’oralité et le travail de la voix, comment en es-tu arrivée à cette pratique ?

Depuis toute petite, j’ai toujours eu ce goût pour faire des imitations, parlée ou chantée. J’essaye de créer des personnages qui me font penser à des personnages ; sans en faire une réelle imitation, je m’en inspire en récupérant des timbres, des styles avec une narration particulière, souvent dans une langue inventée car cela me permet de ne pas me limiter et d’avoir tout un imaginaire à explorer. La pratique du chant s’est faite un peu plus tard.

Avec tes deux sorties Kolokoksta et Légendes de chiens hirsutes, tu commences la composition.

Les outils sont arrivés un peu par hasard : on m’a mis un synthé dans les mains, et c’est devenu instinctif. J’ai appris à faire aussi une partie du mixage, du pré-mixage dans chacun de mes projets, de manière autodidacte en tâtonnant, sans passer par une éducation musicale d’apprentissage classique. Je pense que ma formation aux Beaux-Arts m’a appris à aborder différemment la musique.

Quel set-up utilises-tu ?

Il y a un peu de synthés qui figurent comme des plages en arrière fond. J’utilise principalement des pédales d’effets sur ma voix avec lesquelles je produis parfois des mélodies (avec l’autotune par exemple), parfois du bruitage (avec du vocoder qui fait de la distorsion (par exemple quand je reproduis des bruit de vaisseaux spatiaux). Je me dis “ça c’est très magnétique” et ça me renvoie à telle image d’un trou noir par exemple, “ça c’est très épique” et ça me fait penser à un hélicoptère…

 

Kolokoksta emprunte au space opera et fantasy. Comment l’as-tu réfléchi ?

Pour revenir à leurs définitions, le space opera c’est un sous-genre du cinéma de science-fiction (2001, l’Odyssée de l’espace est un classique de la science fiction, Star Trek est plutôt un Space Opera) avec des récits épiques et dramatiques dans l’espace – il n’y a pas forcément de lien spécial avec l’opéra. Le Space fantasy quant à lui raconte des récits fantastiques. Ces deux sous-genres se réflètent bien dans l’album, et mon souhait était de créer plusieurs mondes interstellaires dans chaque morceau.
Les titres de Kolokoksta se divisent en deux parties ; une première partie en langue inventée et une deuxième partie de sous-titres qui empruntent à la littérature de science fiction et qui donne quelques indices aux morceaux. (Mooni – les marées de la petite Lune… etc). L’album a été écrit sur plusieurs années et la majorité des morceaux ont été produit durant ma résidence au Lavoir Numérique. Le Lavoir possède sa propre salle de cinéma, et j’avais vraiment l’envie d’intégrer cet espace dans mon projet. J’ai donc travaillé avec une spatialisation en multi-dif 5.1 pour présenter la sortie de Kolokoksta.

Ensuite vient la sortie de “Légendes de chiens hirsutes”. Comment s’est fait la rencontre avec le label Standard in-Fi ?

J’ai rencontré Jérémie Sauvage “maître standard in-Fiaprès mon live. Il m’a demandé si j’avais un disque de ce projet. À ce moment là, je ne me posais même pas la question car c’était très performé, il y a un vraie relation à l’image. Je me suis donc questionné sur la possibilité d’en sortir un enregistrement uniquement dédié à l’écoute. Comment mettre ça sur un disque ? Est-ce que ça se joue sans ma performance ? J’accepte la proposition à condition de réfléchir à une narration pour le disque, au récit à retravailler. Après lui avoir envoyé une première maquette, il m’a rassuré en me disant que ça faisait 15min/15min, c’était donc possible de faire deux faces.

Justement, parle-nous des morceaux de transitions.

La plupart des morceaux sont issus de mon live, j’ai ensuite ajouté 3 morceaux de transitions, produit en studio. On retrouve «Cavalcade Coco » et son effet chevaleresque et médiévale avec un field-recording de mes pas dans la neige. “Le carton”, où tu m’entends manger devant la télé et ranger des affaires. Le bruitage du magnétoscope et de la VHS, c’est un peu une référence à mon enfance passée à regarder des cassettes, avec mon père qui en enregistrait. Du cinéma à la maison. En plus de manger, en arrière-fond tu m’entends jouer des faux films avec des imitations de soucoupes volantes, d’extra-terrestres et de batailles d’épées.

Enfin il y a cette espèce d’outro de la face A ou de désintro “Le rêve d’un dictaphone” avec un effet ralenti de mon dictaphone, j’y raconte un rêve dans lequel j’avale de la bande magnétique, qui ouvre la face B et laisse place à l’imaginaire de chacun.

 

Et qu’en est-il des morceaux performés ?

Le morceau “La mue” est pensé comme une transformation, une métamorphose du chant lyrique vers quelque chose de monstrueux, il se rapproche du dragon, comme une hybridation d’homme-animal. Il y a cette figure de l’opéra qui me fascine et en même temps j’adore jouer avec l’auto-tune pour alterner entre le beau et le monstrueux. J’avais bossé un peu sur les delays des synthés pour essayer de mettre en avant un effet vraiment électroacoustique, plus que simplement électronique.

Sur “Shaggy dog story“, cela commence par une intro avec des vieux plugs-in de voix presque piquantes que j’adore et qui annoncent la suite de l’histoire – celle d’une voisine anglaise imaginaire, de son jardin tout propre et de ses chiens. Un étrange personnage, doux au départ, qui contrariée, se transforme en une sorte de Cruella des 101 Dalmatiens, ça ça m’est venu clairement des mes inspirations cartoon.

“Shaggy dog story” signifie en anglais « histoire sans queues ni têtes », et sa traduction littérale de l’anglais vers le français donne le titre à l’album “Légendes de chiens hirsutes”.

Venons-en justement à la pochette, vraiment superbe ! Raconte nous ta collaboration avec Brigade Cynophile.

Jérémie Sauvage de Standard In-Fi avait déjà collaboré avec Felicité Landrivon de Brigade Cynophile pour plusieurs des covers du label. Il m’a présenté son travail dans le milieu de la musique alternative, en particulier à Lyon : un univers très graphique entre BD et illustrations, avec beaucoup de récupérations.

Felicité m’a demandé de lui envoyer un story-board pour mieux comprendre comment j’avais pensé mes morceaux. J’ai partagé mes inspirations de cinéma, les références qui m’ont plongé dans ces univers – par exemple : L’Histoire sans fin – les images de mes histoires comme cette voisine dans sa maison et son jardin. Il fallait que cela reste énigmatique. On a parlé de science-fiction, de chevaux, de paysages enneigés (mon field-recording dans la neige sur “Cavalcade Coco”).

On retrouve cette idée de collages, de superposition de matières, les références aux contes des années 70-80’s. On a ensuite eu la chance de collaborer avec Olivier Bral pour réaliser la pochette en sérigraphie. Une base grise argentée et un bleu stylo Bic qui m’a rappelé quelques souvenirs de ma pratique du dessin quand j’étais ado. Bref, la pochette est pleine de petites trouvailles qui flirtent avec des détails sonores de l’album, sans trop être illustratifs.

Johana Beaussart
Standard In-Fi
SILO

crédits photo : Manon Dupeyrat