C’est l’une des rencontres les plus singulières, inattendue et très addictive de cet automne. Le producteur et DJ Simo Cell invite Abdullah Miniawy, musicien, poète et activiste égyptien sur Kill Me Or Negociate. À moins que cela ne soit l’inverse et que le Nantais d’adoption ne soit accueilli les bras ouverts par le producteur, trompettiste et écrivain. L’un comme l’autre ne serait nous le dire, et qu’importe. Ils nous racontent autre chose : un processus de création à quatre mains et deux voix, une rencontre, du compromis et de la liberté de créer.

On pourrait disserter pendant de longues minutes sur le hasard des choses et des rencontres entre plusieurs artistes qui mènent à la création d’un album, d’une peinture, d’un film ou bien d’une série. À ces objets sonores ou visuels qui nous arrivent un peu par surprises, et aux échanges parfois inattendus dont ils sont le fruit et pour lesquels on se pose mille questions. Comment les personnes se sont-elles rencontrées ? Comment, où, voire pourquoi leurs chemins se sont-ils croisés pour obtenir ce que je suis en train de lire, d’écouter, de regarder ? 

De toutes ces rencontres insoupçonnées, belles car singulières, l’association entre Simo Cell et Abdullah Miniawy est certainement à retenir. Car de notre côté, de notre point de vue, rien ne prédisposait vraiment le DJ et producteur (anciennement résident de Phonographe Corp) à modeler une dentelle électronique sophistiquée pour Abdullah Miniawy, poète, artiste et musicien dont le statut s’est fait à coup de textes engagés et épris de liberté lors de la révolution égyptienne. 

Il ne s’agit que de notre point de vue, car il en est tout autrement pour les protagonistes de Kill Me Or Negociate, magma six-titres sorti sur le label lyonnais toujours dans les bons coups Brother From Different Mothers. Là où l’on aura pu croire à un disque issu d’échanges lors du (premier) confinement, il est en réalité dans les tuyaux depuis trois ans. « L’attente a été longue… » nous confie Simo Cell. « C’est un énorme accomplissement, presque un accouchement » renchérit-il. Quant à la rencontre, ils éludent tous les deux la question. C’est, au choix, sur un « forum Skyrock » pour Simo Cell ou un « super golden match sur Tinder » pour Abdullah. À nous d’y rechercher le vrai du faux. Toujours est-il que le processus de création a semblé long et que parfois, les contraintes pratiques et techniques ou bien la crise sanitaire ont pu retarder les choses. « J’ai changé de peau plusieurs fois depuis » nous détaille Abdullah qui depuis avoue se sentir « comme une nouvelle personne. »

Simon, derrière Simo Cell, vit à Paris – tout comme Abdullah. Ils se sont naturellement retrouvés dans le studio de Simon, à Pantin. « On se retrouvait là-bas pour faire de la musique ou refaire le monde », se souvient Simon. « Abdullah venait avec sa trompette et son micro, et je branchais ma 808 et quelques synthés. » Une rencontre à marche forcée entre un monde analogique, instrumental et vivant, versus un univers numérique, reproductible et calibré. Loin d’être une collision, les deux sonorités se trouvent, se cherchent, s’entrelacent et se fondent ensemble. « J’avoue que je n’étais pas hyper sûr de moi quand je l’ai vu arrivé avec sa trompette au studio la première fois » nous dit Simon. « Je me demandais comment on allait bien pouvoir mélanger mes sonorités assez futuristes et digitales avec ce son très organique. Mais la collaboration a vite été une évidence. » Une évidence partagée par Abdullah, routier de l’exercice et de la collaboration, notamment avec le trio munichois Carl Gari sur The Act Of Falling From The 8th Floor, sorti sur AD 93 (ex-Whities) l’année passée. « Simon me donne un beat, une ébauche ou parfois des bouts complets et je pense à une variation. Je lui laisse une sorte de pack de sons de ma voix ou de ma trompette, puis il écrit librement les arrangements et on en discute après. » Décris comme cela, la création parait simple, limpide. Simon : « c’était un process assez fluide et spontané. Abdullah fait toujours mouche, il a mille idées, trouve toujours la bonne mélodie. C’était impressionnant de le voir travailler en studio. » 

Il en ressort six titres, touchant à un ambient mélancolique et douloureux sur l’introduction « Sama (Learning How To Fly) », aux plus abrasifs et breakés « Music Gene » et « Caged In Aly’s Body » jusqu’au très bass lorgnant sur la trap « Pending In The Pattern » ou « Locked In Syndrome ». Bien aidés par les scansions d’Abdullah sur ces deux titres cités, Simon creuse et modèle une rythmique qui nous colle au plus près de sa voix – et, la force des beats aidant, au sol. Triturée, projetée dans un océan d’effets, le chant de l’artiste égyptien, en arabe, soulève les titres. Une autre dimension aussitôt ouverte et qui nous laisse voir des merveilles d’arrangements, d’effets sonores délirants, des ajouts incongrus (au hasard, un rewind et des hurlements de loup), le tout sans perdre sa cohérence. 

Car Kill Me Or Negociate reste, bien aidée par la posture de son interprète, un disque que l’on pourrait qualifier d’engagé. Presque malgré lui : on ne sait si c’était le propos de Simon, toujours est-il que la présence vocale d’Abdullah permet au disque de dépasser le simple cadre de l’écoute, et de devenir une musique électronique forte musicalement, mais aussi textuellement, qui a un sens et porte des mots. Une musique vers laquelle le producteur et musicien égyptien semble être attiré depuis ses débuts où il pouvait se saisir d’un micro et « enregistrer quelque chose ». « La musique électronique est pour moi le langage d’aujourd’hui », continue Abdullah. « Je me sens libre de m’y exprimer. » Pourtant, selon lui, il ne s’agit pas « de la musique en elle-même en tant qu’object ou genre » nous explique-t-il. « C’est l’un des moyens que j’ai entre mes mains. » Un moyen, une forme de communication pas comme une autre, mais qui remplit son rôle. Il conclut : « pour moi, le message est toujours devant, à l’avant, à la pointe du stylo. »

« J’aime beaucoup ce pied enfoui dans le sable, il y a quelque chose de très poétique derrière ce visuel. » Quand on demande aux deux artistes les idées et les inspirations pour la pochette du disque, ils citent la marche, l’autonomie, le mouvement. Le fait de se déplacer. Pourtant, le pied synonyme de mouvement est à l’arrêt, sur le point d’être enseveli par le sable. « On a eu ce compromis à la fin avec nos amis de BFDM, Clément Bertrand et Julien Humbert » (respectivement graphiste du label et artiste 3D ayant travaillé sur le pied, ndr) nous dévoile Abdullah. « On peut se demander comment il s’est retrouvé ici », intrigue Simon. « Est-ce une relique perdue ? À qui a-t-il pu appartenir ? »

Un compromis. Le mot est lâché, et on imagine bien qu’une collaboration nécessite des compromis, c’est inhérent et obligatoire à tout échange créatif. Pourtant, le titre, Kill Me Or Negociate, laisse songeur. Le choix offert est pour ainsi dire très limité. On ne fait pas de compromis avec l’Art ? « C’est une invitation ouverte aux auditeurs ou aux lecteurs à trouver un deuxième ou un troisième sens à ce titre », détaille Abdullah. « L’idée du titre est inspirée par la question de l’existence, qui était la grande discussion entre Simon et moi chaque fois que nous nous promenions pendant une pause. Le « Kill Me » est fixé ici, la négociation est toujours ouverte. Cela pourrait aussi être le miroir des politiciens sourds sous lesquels nous vivons aujourd’hui, une absence de vision… C’est un titre ouvert, j’adore. Je suis heureux que vous l’ayez vu comme “nous ne faisons pas de compromis avec l’art”. Je veux dire, pourquoi pas ? »

Simo Cell & Abdullah Miniawy, Kill Me Or Negociate
BFDM