King Tubby

Dub meets Dub Techno. Le choix de cette transversalité pour aborder le sujet du Dub est subjectif et partial. Le Punk n’a pas attendu la techno pour s’essayer au Dub dans les années 70. Et dans la sphère des musiques électroniques, depuis le début des années 80 jusqu’à aujourd’hui, nombreux sont les artistes à s’être frottés au genre ou à s’y être consacrés entièrement.

Il est impossible d’être exhaustif tant les courants influencés sont nombreux : le Krautrock (CAN sort Soon Over Babaluma dès 1974, marqué par la passion qu’avait Holger Czukay pour le Dub), l’Electronic Body Music (EBM) en général (une décennie avant les débuts de la Dub Techno, Moritz Von Oswald évoluait au sein de différents groupes New-Wave) puis la Jungle, l’Ambient, la Bass, pour ne citer que ceux-là, il est même possible d’étendre jusqu’à la micro-House roumaine très en vogue aujourd’hui. Et comment ne pas parler du Dubstep, marqueur clef des années 2000, se situant quelque part entre 2-step et Neo-Dub, sa pertinence artistique s’est vite envolée mais son aura initiale est immuable, à l’image de ce Goron Sound d’Alan Johnson, frais de septembre 2013.

Le Dub est donc de fait un éternel marginal, souvent présenté comme le sous-genre, l’auxiliaire ou encore l’extension de certains courant musicaux. Marginal il l’est aussi historiquement, à la fois par l’avant-gardisme et les expérimentations des pionniers jamaïquains, et également par le positionnement des fondateurs allemands de la Dub Techno. C’est pourquoi le parallèle entre Dub originel et Dub Techno peut être intéressant, musicalement et contextuellement.

Il faut revenir à la fin des années 60 pour cerner la genèse du Dub, dans le berceau de la Dance Music, Kingston. La capitale jamaïquaine fut probablement la première ville du monde à évoluer à ce point avec la musique. Les premiers DJs sont jamaïquains, les premiers rappeurs sont jamaïquains, les premiers soundsystems sont jamaïquains, dans les années 60 le foisonnement artistique et festif est immense. Les producteurs, les musiciens et les arrangeurs sont partout, ils échangent, se côtoient, parfois se détestent mais façonnent ensemble le terreau propice à l’innovation. C’est ainsi que nait le remix, puis les versions instrumentales, puis grâce au génie d’un homme, le Dub.

Osbourne Ruddock, alias King Tubby était un producteur de Reggae et ingénieur du son passionné d’appareils électroniques et de bidouilles en tout genre. Etant témoin du succès des versions instrumentales dans les dancehalls, il explora avec génie cette voix en repoussant sans cesse les possibilités de mixage et de modifications des dubplates (littéralement « disques copiés » de l’époque, avant le pressage vinyle).

De façon unique et marginale, King Tubby expérimente, il torture des morceaux reggae pour en extraire l’essentiel. Les potentiomètres deviennent des outils primordiaux, les vocaux sont étouffés par des effets de reverb’, le tandem basse/batterie devient majeur, des échos sont ajoutés, des drums supprimées, des basses accentuées, des pistes sont découpées puis gavées d’effets, puis replacées, la musique devient électronique, le futur est en marche.



Vingt ans après les débuts du Dub jamaïquain, nait Basic Channel, duo et label allemand composé de Moritz Von Oswald et Mark Ernestus. Eux aussi n’ont eu cesse d’expérimenter, de la New-Wave à la Techno, leurs contributions furent considérables. Mais leur génie s’est véritablement exprimé vers le milieu des années 90. On retrouve alors les caractéristiques Dub avec une autre dimension, la chaleur jamaïquaine heurte le froid germanique. La collision est superbe.

A une époque où la Techno se durcissait et s’accélérait, MVO et Mark Ernestus explorent à la marge, des sentiers différents. Le bpm est ralenti et l’épuration est au cœur du processus créatif. On découvre alors un univers sonore plein de souffle et de respiration, les patterns sont cycliques, géométriques et emportent l’auditeur dans une léthargie magnifique et totalement nouvelle pour l’époque. Avec, entre autres, les labels Basic Channel, Chain Reaction et Rythm & Sound, le disquaire HardWax et leurs comparses Peter Kuschnereit et Robert Henke (pour ne citer qu’eux), le duo ne cessera d’innover tout en regardant  sans cesse vers Kingston et son passé.

Les symétries entre Dub originel et Dub Techno sont saisissantes et parfois même surprenantes. On retrouve bien sûr cette épuration hypnotique incroyable qui nous permet d’entendre ce qui ailleurs ne serait qu’ossature. On retrouve également la reverb’, le skunk, les échos, le rythme cardiaque, le grossissement des détails et toutes les caractéristiques qui donnent au Dub cette saveur si particulière. Mais les correspondances ne s’arrêtent pas là et sont parfois plus profondes. Malgré les décennies d’écart entre les deux mouvements, on retrouve également  l’appropriation de l’environnement, ce qui est appelé aujourd’hui « field recording » mais qui n’était, du temps des pionniers jamaïquains, seulement qu’un ajout intuitif et novateur. Il est fréquent en effet d’entendre des fragments de bruits extérieurs dans les productions des années 70 de King Tubby, de Lee Perry, ou comme dans cette réalisation de George Boswell, “One Train Load Of Dub“, dans laquelle résonne l’essieu d’un train, telle une réminiscence mécanique en synergie avec le groove.

Le travail de « field recording » de Rod Modell, pilier de la Dub Techno aux Etats-Unis (fondateur de Deepchord avec Mike Schommer et du label éponyme) parait alors aujourd’hui d’autant plus percutant :

 

Historiquement et musicalement, ces deux mouvements démontrent une fois encore à quel point l’innovation, la prise de risque et l’exploitation de la marge peuvent être bénéfiques pour la création. A l’instar du Roi Tubby, de Lee “Scratch” Perry ou de Peter Kuschnereit dans ce dernier morceau, souhaitons à nos artistes de repousser, encore et toujours, les frontières artistiques et techniques.