Parmi les personnages emblématiques de Detroit, Anthony Shakir dispose d’une place toute particulière.

Il a commencé juste après les piliers fondateurs locaux que l’on connaît mais il n’a jamais vraiment collé au grand mythe de Detroit et à cette fascination pour le cosmos et l’échappée vers un monde meilleur. Ce qui guide sa carrière c’est un amour profond pour le vinyle et la musique en général. Si vous avez eu la chance de l’écouter jouer, vous comprenez d’ailleurs que la musique qu’il sélectionne prend place dans un spectre large qui ne se limite pas simplement à la Techno mais jouxte  la culture pop et le hip hop. Bien qu’il provienne du même environnement que les Derrick May, Juan Atkins et consort, « Shake », comme les gens l’appelle, a choisi une route bien singulière. Son label Frictional compte dix-sept disques sur un peu plus de 16 ans et la plupart sont de son fait. Ça ne l’a pas empêché de sortir de la musique sur presque tous les labels légendaires du Michigan et ses environs. Ses projets collaboratifs, Urban Tribe et Instincs, sont cultes pour les initiés et son projet Da Sampla qui s’oriente plus vers le hip hop et la musique ghetto est également brillant. Si l’artiste jouit d’une réputation plus discrète, la réédition de son travail sur le label hollandais Rush Hour a contribué fortement à redonner à César le mérite qui lui revient. C’était un honneur pour nous de l’inviter en décembre dernier pour jouer dans la cale du Batofar. On a gardé le contact avec lui et on a pensé à vous. On a posé quelques questions à l’un des meilleurs producteurs de Detroit !

– Bonjour Anthony Peux-tu te présenter ?

Salut, je m’appelle Anthony Shakir, je suis impliqué dans la techno de Detroit depuis son commencement.

– Shakir est un nom à consonance arabe d’où cela vient-il ?

En effet, c’est un nom arabe, cela signifie « le reconnaissant ». Mes parents ont changé leur nom de famille de Coleman à Shakir en 1978.

– Etait-ce facile de grandir à Detroit à ton époque?

C’était cool de grandir à DEtroit. A cette époque, il y avait du travail et les gens pouvaient aller au boulot et élever leurs familles.

– Musicalement parlant, lorsque tu es un enfant, qu’est-ce que cela signifie de grandir là bas ?

Détroit est une ville familiale du Midwest où l’on pouvait écouter de nombreuses musiques différentes que ce soit de la soul music de Chicago ou de Detroit en passant par les sons de Nashville et de Miami. Les radios noires américaines jouaient de la soul de tout les Etats-Unis d’Amerique (EUA).

– Tu as grandis à l’époque du jazz dans une famille qui s’intéressait beaucoup à la musique. Finalement qu’est-ce qui ta poussé à te concentrer plus sur les disques que sur la pratique d’un instrument ?

J’ai grandi avec la soul et le jazz funky des années 70’s, mon père achetait des disques plus pour l’écoute que pour la collection. Il jouait du saxophone grâce aux cours suivis durant ses années études. Je pense qu’à cette époque c’était quelque chose que la plupart des étudiants pouvaient faire s’ils en avaient l’envie, ce n’est plus le cas maintenant.

En écoutant de la musique, j’ai toujours eu envie de comprendre comment on faisait, ça m’a donné l’envie de savoir faire un disque. C’est arrivé à la même époque que la naissance du rap et du hip hop. Après avoir entendu des mixes de DJ’s à la radio j’ai voulu apprendre à faire la même chose, à mixer et scratcher.

– Dans ce cas qu’est-ce qui t’as poussé à la musique électronique ?

Je voulais savoir comment on faisait des disques et dans les années 1980, la soul music, c’était dépassé. A ce moment là, je cherchais quelque chose d’autre en terme de sonorités et de musique. Ce qui s’est passé, c’est que les synthétiseurs ont commencé à devenir populaires au même moment. J’aimais les sons qui en sortaient, que l’on pouvait entendre dans les productions de cette époque.

Lorsque tu as choisis de travailler dans la musique, était-ce facile de faire ce choix à ce moment là ?

Oui ça l’était, Detroit avait un nombre incalculable de radios qui jouaient toutes sortent de musiques du classique au jazz en passant par le rock et là soul. Tu pouvais écouter de tout à l’époque mais c’est bel et bien révolu. J’ai cru comprendre que ce ne sont même plus des ondes radios hertziennes maintenant, mais bon je ne saurais pas trop confirmer, je n’ai plus de radio.

– Tu as travaillé dans une radio ?

Non, j’ai pris des cours durant mes études mais je n’ai jamais travaillé dans une radio. Malgré cela, une de mes mixtapes a tout de même été joué durant l’un des show radio d’Electrying Mojo lorsque j’étais à l’université.

– Qu’as-tu étudié à l’université ?

J’ai étudié à l’université de Kalamazoo dans le Michigan de 1984 à 1989. Je n’ai pas été diplomé. Je suis devenu DJ là bas, j’ai également rencontré Jay Denham, Tony Jackson et Bruce Bailey là bas. J’étudiais là communication mais je n’ai pas fini mes études.

– Pourquoi ça ?

J’avais presque fini mes études lorsque Neil Rushton avait sorti Techno : The new dance sound of Detroit. Derrick May travaillait sur le projet et avait entendu quelques uns de mes maladroits essais. Il m’a proposé d’être sur la compilation. Je suis rentré chez moi travailler. J’ai été négligent sur mes études à ce moment là, je pense que j’ai eu mes crédits nécessaires pour finir mais il faudrait que je regarde dans mes bulletins scolaires.

– Tu as commencé à sortir de la musique assez tôt. En 1988 tu sortais sur « 10 records » comment cela à commencé ?

Pas assez  tôt. « Séquence 10 » était mon premier disque sur la compilation Techno the new sound of Detroit. C’était l’époque ou je voulais sortir un disque. Je n’avais aucune idée de ce que je faisait et je ne croyais même pas que je pouvais le faire. Je n’avais aucune confiance en moi.

– Mais à part toi ,les autres personnes le savait lorsque tu allais au studio ?

Ils le savaient, je faisais n’importe quoi autour des cassettes que j’avais fait. Je n’étais pas au niveau.

– Comment t’en es tu sorti la première fois que tu es allé en studio ?

J’ai vu l’équipement qu’il y avait à disposition et j’ai demandé de l’aide car je ne savais pas faire grand chose. Je demandais à Juan Atkins comment utiliser le Pro One pour faire une ligne de lead et Jay Denham a compris comment fonctionnait le séquencer du Poly 800 et il m’a appris à m’en servir. Lui et moi avons partagé pas mal d’idées et quelques machines.

Lorsque tu as commencé à faire de la musique, était-ce à l’époque déjà considéré comme de la techno ?

Je considérait ça comme de la techno et ce qui sortait de Chicago comme de la House. Il avait certaines similarités mais également différentes choses associées à ces courants. La dance musique aux EUA a toujours été divisée de manière géographique.

– Il semble malgré tout que tu atis été plus influencé par le jazz la soul et le hip hop que Kraftwerk. Comment est-ce que cette culture hip hop a t-elle influencé ta musique ?

La musique n’a jamais était une question de genre. Kraftwerk pourrait très bien  être du hip hop et le hip hop doit beaucoup à Kraftwerk. Cependant le grand concept de Kraftwerk a ouvert la voie de l’utilisation des machines au grand public. Sans ces artistes, je ne ferais rien de tout ça.

Anthony Shakir x Phonographe

– Était-ce facile de contourner le fait que tu ne joues d’aucun instrument ?

J’aimais tout ce qui passait à la radio, bien plus que maintenant… et le hip hop commençait à émerger. Je voulais faire partie de tout ça, principalement car à cette époque cette musique était propagé via vinyles et que j’étais très attaché à cette culture et les instruments/machines qui lui était affiliés étaient accessibles.

– Quand as-tu commencé à être confiant en ta musique ?

J’ai commencé à être confiant en tant que JK lorsque j’ai gagné un DJ contest à l’université. Concernant mes capacités musicales, j’y travaille encore. En tant que producteur, c’est arrivé lorsque j’ai eu mon Korg Poly800 en 1985. Jay (Denham) avait une boite à rythme, j’avais ce synthé, on a fait un échange et j’ai appris à programmer des beats et il a compris comment utiliser le séquencer du Poly800.

– Tu as produit ton premier  track avec un synthé et une 909 était-ce facile de faire ça avec si peu d’élements ?

C’était un track  vraiment simple et je n’avais pas besoin de plus. C’était clairement suffisant pour moi à l’époque.

– Maintenant qu’est-ce que tu utilises pour produire ?

Ce ne sont pas les machines mais les gens et les idées qui font le track avec les machines. J’ai fait pas mal de tracks avec mon Casio Cz5000, mon Poly800 et ma boite à rythme Roland SP12. Maintenant j’utilise Logic, K2000, Maschine et mon macbook.

– Tu as appris à mixer à l’époque du hip hop, est-ce que cela t’as influencé en tant que DJ ?

Oui ça m’a aidé à me différencier des autres DJ’s à cette époque, j’avais une approche différente de ce que je jouais et la façon dont je le jouais. Je joue même des chansons pops.  J’adore les chansons, si la musique et le son  sont bons, tout peu fonctionner dans un set.

– As-tu déjà essayé de produire de la pop ?

J’ai essayé lorsque j’ai fait I believe avec Octave One et Is This Real » avec Dian Lynn, j’avais écris les paroles de ces chansons. Les radios ne passent plus de tracks instrumentaux. Je pense que dès lors qu’il y a des paroles, généralement, c’est de la pop.

– Quand as-tu eu l’opportunité de faire un EP entier pour toi tout seul ?

Je trainais chez Transmat, chez KMS et chez Metroplex et j’ai réalisé que je devais sortir moi même mes tracks si je voulais qu’ils sortent un jour. J’ai fait le Club Scam Ep sur KMS en 1993 et le Shake Ep sur Sublime Music. L’EP sur Metroplex est sorti deux ans après que je l’ai fait.

– Quand as-tu rencontré Juan Atkins Derrick May, Kevin Saunderson et Eddie Fowlkes ?

Je les avais rencontré au Bonnie Brook Country Club à l’une de leurs fêtes. Eric Simms et Mike Huckaby m’ont présenté à Eddie dans la soirée. J’ai rencontré Derrick et Kevin par la suite. Le dernier que j’ai rencontré c’était Juan.

– Tu as commencé à peu près au même moment qu’eux : quels rôle ont-ils eu dans ta carrière ?

J’ai commencé un peu plus tard qu’eux, je ne possèdais pas mes propres machines à cette époque là.  Je connaissais Juan grace à Cybotron et je savais que si je voulais qu’on m’écoute, il fallait que je sonne de manière unique ou du moins que je sonne comme moi-même. Je n’avais pas envie d’être la copie du son de quelqu’un.

– Le fait que tu soit atteins d’une sclérose en plaque a-t-il affecté ta manière de faire de la musique ?

Non pas du tout, j’ai toujours le même procédé créatif. Lorsque j’ai été diagnostiq,,é je n’ai pas pris cette nouvelle comme une condamnation à mort. J’ai repris ce que je faisais auparavant. Je me suis juste dit que j’aurais peut-être du commencer plus tôt.

– Comment est né Frictionnal ?

Cette question, « comment fait-on un disque ? », m’a toujours  excité et un jour j’ai réalisé que tout ce que je voulais c’était d’essayer de faire les miens et de ne pas être dans la lignée des autres labels. Je savais que j’en avais besoin mais je ne l’ai pas fait assez tôt. Vers 1991-1993, c’était facile de créer une structure mais avoir le culot d’en monter une c’était autre chose. Tant que tu ne le fais, pas tu ne sais pas ce que c’est. La confiance en soi est la clé. Finalement, personne n’a besoin d’acheter un disque pour vivre.

– Tu vendais beaucoup aux états unis ?

Non, c’est le hip hop qui vendait beaucoup plus aux EUA.

– Ce qui est surprenant c’est que la Techno à Détroit a essentiellement rencontré son public en Europe. La plupart de ces initiateurs vivent encore au Etats-Unis  tandis que le thème principal de cette musique c’était la fuite vers un monde meilleurs.

Ça a été un long apprentissage. Detroit n’écoute pas de musique électronique. Ça n’a jamais été le cas et ça ne le sera jamais. C’était le même groupe de personne qui produisait cette musique et qui la développait. En bref, Juan a commencé, Derrick l’a vendu, Kevin en a fait des tubes, Rob (Robert Hood) et Jeff  (Jeff Mills) on en ont fait des travaux. Tous ces gens étaient le ciment de ce qui s’est passé là bas. Si la techno n’a pas eu cette reconnaissance, c’est aussi par ce qu’elle ne puise pas ses racines dans les codes de la pop. C’est une musique sans visage.

– Et toi dans l’histoire ?

Moi j’étais un passager clandestin planqué dans la cale du bateau jusqu’à qu’il quitte la côte,  je ne suis pas sorti de ma planque et finalement j’ai échappé au plongeon.

– D’un point de vu social, penses-tu qu’une musique comme celle là aurait pu naitre dans une autre ville que Détroit ?

Probablement, pour moi c’est né en Allemagne, cette culture à vécu un peu au Japon puis c’est à Detroit qu’elle a vraiment était modelé.

– Penses que quelqu’un à Detroit avait une idée de “l’effet papillon” quant à ce qui se produisait en Europe ?

Je ne suis pas sûr mais je pense qu’en Angleterre ils écoutaient déjà de la house avant que Detroit émerge.

– Comment perçois-tu les médias musicaux aux États Unis ?

Je pense que les médias américains cherches toujours le nouveau Elvis ou les nouveaux Beatles. J’ai toujours apprécié comment la presse fonctionnait en Europe. L’appellation Disco par exemple c’est une catégorisation assez européenne et c’est toujours le cas.  Chicago, pour moi, c’est la house.

– Sur Discogs il est dit que tu as participé à Der Zyklus. Comme ce projet est né ?

Ah non pas du tout, en fait Gerald a dupliqué le DAT chez moi. C’est tout et il a mis mon nom avec. Gerald a toujours plein de projets en cours. Je suis sur que là, il doit être en train de travailler sur cinq projets en même temps.

– Et pour Urban Tribe comment cela s’est fait?

J’avais fait quelques trucs pour moi puis Sherard Ingram a écouté, ça lui a plu et il ma demandé de faire quelques trucs pour le projet Urban Tribe. Urban Tribe c’est un projet de Sherard, moi et parfois Kenny (Dixon Jr aka Moodyman). Enfin ça reste surtout  Sherard. A la base ça devait être un projet avec James Stinson (Drexciya) mais malheureusement il est mort avant…

– Tu as sorti énormément de tes morceaux sur Frictional mais seulement deux autres artistes. Pourquoi si peu ?

Claude Young a fait quelques tracks et m’a soutenu lorsque je n’avais pas forcément confiance. Kevin Kennedy aussi a fait quelques tracks que j’aimais bien et j’ai décidé de les sortir. C’était lorsque j’avais la folie des grandeurs et que je pensais que tout pouvait arriver. Je n’ai malheureusement pas les moyens de fonctionner autrement que comme ça. Je ne vends pas autant de disques que si je faisait du hip hop.

– La rétrospective de ton travail sur Frictional a été une super opportunité de te faire découvrir par un plus grand nombre d’auditeurs. Penses-tu que ça t’a aidé en terme d’opportunité ?

J’aimerais bien penser que ça ait servi.

– Tu as appliqué les techniques de production de la techno : pourquoi avoir dissocié Da Sampla de ton travail en tant que « Shake » Shakir ?

Da Sampla c’était sensé être ma version des tracks à la Dance Mania. Des trucs pour les clubs dont je me servirais pendant mes sets.

– Tu fais autre chose à part de la musique ?

Non, je regarde des films ou je lis.

– Qu’est ce que tu as de prévu pour le moment ? Tu n’avais pas un projet de LP chez Rush Hour dans les tuyaux ?

J’ai toujours voulu faire un long format. Le projet chez Rush Hour est arrivé lorsque j’ai discuté avec eux. Ça entrait dans une certaine démarche donc oui, il y a un projet de LP en cours que j’avais essentiellement envie de faire pour moi.

– Quels sont tes projets courant 2014 ?

Mon album et quelques remixes.