FunkinEven, fameux DJ et producteur londonien, sera notre invité au Rex Club le 17 novembre aux côtés de Kyle Hall, Simo Cell & Another Pixel. L’occasion pour nous de revenir sur l’histoire et l’esthétique de son label exigeant et protéiforme, Apron Records.

FunkinEven, père d’Apron Records

L’histoire d’Apron, évidemment, est indissociable de celle de son fondateur, Steven Julien (aka FunkinEven) : celui-ci signe les quatre premières sorties du label, et au total près de 40% du catalogue. Originaire de l’ouest londonien, le producteur raconte avoir baigné très jeune dans la musique, au sein d’une famille mélomane et impliquée dans les scènes de danse hip-hop londoniennes. Naturellement, il commence par plonger dans la musique en tant que danseur, MC et beatmaker – de hip-hop, dont l’influence est toujours palpable dans ses productions. Un pur produit londonien, donc : du hip hop au broken beat, en passant par le néo jazz fusion d’un Floating Points, Steven Julien baigne tout entier dans la bande-originale de Londres et en fait profiter ses auditeurs. Avant de vivre de la musique, il est barbier : c’est alors qu’il sort en 2009 un premier opus chez Eglo Records – soit, rappelons-le, le label de Floating Points et Alexander Nut – suivi en 2010 et 2011 de trois autres disques, fidèle à Eglo. C’est cette année-là, en 2011, qu’il lance Apron Records, d’abord pour sortir ses propres productions.

Du point de vue de ses choix en tant que directeur artistique, FunkinEven a du nez, indéniablement : si Apron est aujourd’hui un label incontournable, c’est aussi parce que c’est là qu’un Greg Beato fait ses armes, avant de sortir quelques morceaux sur L.I.E.S., que Seven Davis Jr sort un premier gros succès (il enchaînera ensuite les sorties sur Ninja Tune), sans oublier Adam Feingold, Brassfoot ou encore Delroy Edwards. Shanti Celeste, aussi, fait une apparition remarquable sur l’EP SSS.

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L’esthétique du label, entre évidence et parfum d’étrange

Une esthétique marquée, à l’évidence, participe de la qualité d’un label. Du côté d’Apron, les influences sont claires, que ce soit chez FunkinEven ou chez les autres producteurs : la funk, le hip-hop, l’acid, les harmonies propres à la house chicagoane, une certaine branche de la techno industrielle. Et pourtant, l’esthétique du label est si particulière : à la fois uniforme et à l’identité affirmée, à chaque sortie. Les héritages sont digérés et détournés par de nouveaux outils. Rien de plus évident, c’est vrai : les évolutions, toujours, se font par intertextualité. La particularité d’Apron, cependant, c’est la façon dont le label se réapproprie toutes ces influences, d’une manière assez unique.

Ce qui frappe le plus, peut-être, c’est une certaine idée de détournement : détournement, toujours, des codes de genre, où la funk et la disco perdent toute leur insouciance, où les lignes acid poussent leur saturation à l’extrême, où les progressions harmoniques des productions soulful sont distordues, sans jamais tomber dans l’excès. Car c’est une subtile histoire d’équilibre, entre le classique et la touche de bizarre introduite par le détournement. Dans « Chips », de FunkinEven (extrait de Chips/Sweet, 2012), l’influence classique house est évidente : et pourtant, nous sommes bien loin d’un morceau house lisse au sample disco immuable. Ici, le producteur s’amuse à introduire des ruptures brusques, où s’alternent moments mélodiques et kicks nus, sans s’embarrasser d’aucune forme de transition. Cela interpelle, forcément. Dans le deuxième morceau de l’EP, « Sweets », pourtant définitivement house, FunkinEven joue encore, alternant la traditionnelle vocaliste au parfum disco à une voix plus désincarnée et recto tono. Ce détournement, aussi, se perçoit dans les détails : alors que les offbeat (temps faibles de la mesure, soient les 2e et 4e temps) ont toujours eu une importance dans la musique populaire, à commencer par le jazz, il est ici souvent exagéré, en particulier dans les productions de FunkinEven (« Fuck Off », ou encore « Beat Crash », où ils sont particulièrement lourds). On s’amuse aussi avec des souvenirs disco, funk, acid ou hip-hop : le fameux sample de « Diskother », chez Bastien Carrara, l’esthétique doucement noise jeu vidéo d’horreur 80’s à l’orgue dans le très bon Apron EP de Deetron, et puis les belles orgues synthétiques chez Ratgrave, brisées dans « Icarus » par un intermède brésilien aussi inattendu que bien pensé, l’acid toujours, qui dépasse le simple hommage, chez FunkinEven (Apron EP, Cha/Dracula, ou en duo avec Delroy Edwards sur « X » et « XX »), Adam Feingold (« RVNG ») et Deetron, encore lui (« Dogenzaka »), le UK garage à la sauce technoïsée chez Greg Beato dans « Let Em Know » ou chez Seven Davis JR dans « Summers », les effluves hip-hop de Lord Tusk & Brassfoot dans « Space Invaders », etc., etc. À noter aussi, Dreams of Coke de FunkinEven, qui explore à nouveau un style singulier, plus proche de la veine Eglo Records : et pourtant, alors que « Dreams » est classique dans sa facture harmonique, et classique dans sa facture rythmique, le morceau se distingue par une texture désincarnée, brisée – petite touche d’étrange, à nouveau. « Ceefax » pousse l’expérimentation, se rapproche de l’esthétique d’un Lone et, ce faisant, s’éloigne du club. L’excellent Fallen de FunkinEven (sorti en 2016) incarne très bien à la fois l’ambivalence du grand écart entre les styles et l’idée de détournement qui les unit, en ce qu’il se divise en deux parties, l’une étant destinée au club, l’autre non. Dans chacune des productions Apron, ou presque, l’innovation se fait par détournement, par rupture ; la funk se fait rêche et industrielle, les samples disco perdent leur cohérence harmonique, les motifs acid se brisent. Ces lignes expérimentales, cependant, ne prennent jamais le pas sur le reste : Apron marche par discrètes touches de bizarre, qui suffisent à asseoir la qualité du label. 

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Cela nous emmène naturellement vers le travail du son, qui n’est pas si évident dans tous les genres de musique électronique. Apron, dans toutes ses sorties, refuse un son trop lisse ; et plutôt que de se ranger dans le camp de la house sans relief, chaque EP reflète un travail de fond sur le grain sonore. L’esthétique du label, sans nul doute, se fonde sur cette idée d’un son granulaire, presque aussi tactile que sonore – tactility qui passe par les basses, bien sûr, mais aussi par le grain du son, c’est-à-dire les irrégularités qui affectent la surface dudit son. En bref, sa rugosité. Et l’impact physique qui s’ensuit. Par ce travail du grain, on cherche une certaine saturation, et, plus important encore, on joue avec cette saturation. Les exemples sont nombreux, et très bien réalisés : le récent Fruit in Failure EP d’Ashtre Jinkins, les opus de Greg Beato, certaines productions de Seven Davis JR, le « Jahkra » d’Adam Feingold, le « Summa Breez » de Bastien Carrara … Impossible de ne pas s’arrêter plus longuement sur « Beat Crash » (FunkinEven, encore), issu du premier EP d’Apron. En effet, le morceau entier repose sur la construction d’un espace saturé, et le jeu ainsi produit : Steven Julien s’amuse à progressivement saturer l’espace sonore, il fait craindre l’explosion, avant de revenir brusquement au-devant du seuil supportable – puis de recommencer. Or, cette explosion tant attendue a lieu à la fin du morceau, mais pas, comme on l’espérait, sur le plan spatial de l’architecture du timbre : plutôt, dans le travail rythmique.

 

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Récemment, le label s’est tourné vers une veine plus deep house, « jazzisée », avec notamment les sorties d’Hannah (The Never End), Molinaro (Apron EP), J M S Khosah (Still Human), ou, évidemment, Max Graef (Apron EP), qui s’illustre particulièrement dans le genre. Malheureusement, et mise à part ce dernier, brillant musicien en ce qu’il parvient toujours à renouveler son approche et à proposer des progressions harmoniques intéressantes, les autres disques de cette trempe deep house sont un peu décevants. Hannah, notamment, a une certaine tendance à pencher vers de la house un peu plate, ou sous-jazz de musique d’ascenseur. Certains morceaux du disque restent néanmoins une bonne surprise, justement par leur jeu sur la rupture : « Deceptiv », notamment, joue sur un déséquilibre rythmique plutôt intéressant.

Fort heureusement, les bonnes – voire très bonnes – sorties s’enchaînent toujours, avec le Not Phazed EP de Dreams (2017), l’excellent Fruit in Failure EP d’Ashtre Jinkins (2017), ou encore Kim4sw/Kly((mxxx) de SSJJ et Devin Dare et leurs explorations 80’s, et bien sûr, toujours, les sorties de Steven Julien (qui ne se cache plus sous son alias).

 

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Comment, alors, ne pas terminer ce panorama avec le dernier EP de FunkinEven, 8 Ball, à la pochette aux boules de billard ? Car il est à la hauteur du label : « BLK808 », au titre parfumé par Roland, se construit sur un rythme breaké aux sons classiques 808, qui sort du « déjà-entendu » en s’enrichissant de subs qui déséquilibrent la mesure et de snares saturées. « POT808 », à nouveau évident hommage à la TR-808, détourne la machine par une architecture rythmique breakée et mouvante, et, à nouveau, un travail intéressant sur l’aspect granulaire du son. On termine avec « TEER », face B et pourtant point d’orgue du disque, qui casse le tout-rythmique de la face A en agrémentant sa grille massive d’une texture mélodique et harmonique cristalline très travaillée, parfois traversée par une distorsion, ou par une voix désincarnée. Du Steven Julien pur jus, donc, dans sa meilleure forme.

 

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