Il est de ces choses qui semblent avoir toujours été là. Autour de nous, parmi nous même. Depuis presque quinze ans, InFiné, label aventureux de musiques électroniques qui ne le sont parfois pas, distille avec passion de beaux disques, engagés et uniques. Comment durer, rester alerte et pertinent ? Nous avons discuté avec Alexandre Cazac, directeur artistique de la maison.
C’était dans un monde d’avant ; les restaurants, bars et bistros réconfortants avaient encore le droit de citer. Dans l’un deux, au milieu d’un brouhaha qui nous manque terriblement, Alexandre Cazac nous rejoint. Il s’excuse pour le retard – une sombre histoire de chambre à air qui ne voulait pas se gonfler correctement. Ce qui nous rappelle que l’on est venu en métro, et qu’il faudrait changer nos habitudes de transports pour coller un peu mieux à notre époque.
La discussion s’engage, entre une panière de pain et une bavette un peu trop dure. InFiné, label culte mais toujours bien vivant, fête sans artifice ses quatorze ans d’activités. Rone bien sur, mais aussi Francesco Tristano, Clara Moto, Danton Eeprom. Cubenx, Arandel, Oxia, Aufgang. Carl Craig aussi, Deena Abdelwahed, Bachar Mar Khalifé, Pedro Soler, Aārp, Sabrina Bellaouel… La liste des artistes que le catalogue compte est très longue. Ça fait quoi, d’avoir quatorze ans ? « On est une famille », avance-t-il. Une famille musicale diverse mais qui a ses figures, ses « tauliers », si l’on peut dire. Les premiers cités ont pu sortir plusieurs disques, EP ou albums depuis la création de la maison en 2006. Un catalogue hétéroclite et versatile où la techno mélodique côtoie des expérimentations synthétiques, des boucles venues d’Orient et des ritournelles flamenco. Le label est donc une grande famille, « où tout a été possible par les sorties précédentes. » Voilà déjà l’un des secrets d’InFiné : une construction non-pas lente mais réfléchie, sur la durée, avec des artistes maisons qui sont là pour durer. Il cite d’autres maisons musicales qui ont battu leurs catalogues de la même façon, « Warp, Ninja Tune, CTI Records ou ECM. Ce sont des maisons qui ont su grandir avec leurs artistes, les suivre dans des rêves parfois fous et en même temps travailler des sons, des esthétiques singulières. » Son label se revendique – à juste titre – de cette même idée, de cette même façon de fonctionner. Alexandre a envie « d’être là pour rester, durer dans le temps », tout comme ses artistes. Il faut « un temps long nécessaire pour développer une oeuvre. » Il sourit : « nous ne sommes pas très doués pour les coups opportunistes. Un parti pris esthétique fort est rarement sanctionné d’un succès instantané. Il faut fournir le privilège du luxe du temps. »
On aurait quelques contre-exemples de succès rapides voire fulgurants à lui signaler, à l’image d’Oxia, Rone, Deena Abdelwahed et plus récemment Sabrina Bellaouel. Accompagner les artistes dans leurs créations, leurs envies, leurs besoins et leurs prises de risques reste un travail de longue haleine. « Globalement, ces histoires communes sont inscrites dans la durée » qui n’ont finalement qu’un seul but : celui de diffuser une belle musique qui touche juste. Il n’y a « rien de plus satisfaisant quand nos efforts communs rencontrent l’approbation du public ! »
Une décennie et demie d’activité : on imagine difficilement le nombre de projets lancés suite à des rencontres. Des échanges, puis des relations nouées qui « qui déclenchent le début d’un dialogue autour d’un projet », et débouchent sur des disques. « Une dimension humaine souvent déterminante dans nos choix », nous dit Alexandre. Il détaille : « c’est comme cela que nous avons produit des albums de flamenco avec Pedro Soler et son fils Gaspar Claus, les premiers albums de Bachar Mar Khalife qui nous promettait de ne jamais enregistrer plus de 5 chansons et de ne pas monter sur scène… ou encore récemment de faire un album autour de Bach avec Arandel et les instruments du musée de la musique de la Philharmonie. » Des rencontres qui créent des réactions en chaine : chaque disque a ouvert des portes, des possibilités et a pu, à sa façon, permettre le suivant. « C’est par eux que nous avons pu accueillir Deena (Abdelwahed), Léonie (Pernet), Vanessa (Wagner), Frieder (Nagel) ou Sabrina (Bellaouel) et Basile aujourd’hui. » Toujours, cette idée de construction, et de famille.
Partie d’un noyau dur, InFiné s’est petit à petit ouvert aux quatre vents, sans se perdre pour autant. À d’autres styles, venant parfois d’autres horizons géographiques pour de nouvelles prises de risques. « J’ai l’impression qu’il s’agit d’une évolution naturelle », nous répond-t-il. « D’un côté, nous avons grandi ce qui nous autorise des choses que nous ne pouvions pas faire il y a 10 ans. De l’autre, la curiosité reste l’un de nos principaux moteurs, nous aimons l’inconnu. » À l’image de Warp qui, en 2009, sort le premier album folk-pop de Grizzly Bear, InFiné sort de sa zone de confort. Chose possible dès lors que la « marque » est visible, reconnaissable et de confiance. « L’accumulation de nos expériences diverses fait notre richesse artistique aujourd’hui », décrit-il. « Nous sommes toujours des fans de musiques qui aimons la découvrir, l’écouter et la partager. »
On imagine également qu’il y a eu des hauts, et des bas. S’il ne rentre pas dans les détails, Alexandre avoue que parfois, les réactions ne sont pas celles que l’on voudrait. La compilation Music Activists, sortie au beau milieu du premier confinement au printemps dernier, n’a pas eu l’écho espéré. « Un disque incompris », fait par le label pour les artistes, les aider à sortir la tête de l’eau pendant cette crise – tous les bénéfices sur la vente leur sont reversés. Une petite blessure, pour lui.
Les temps sont durs, pour les artistes comme les structures qui les accompagnent. Sans grande surprise, 2020 a été une année difficile mais le label est toujours là, et maintenu son calendrier de sorties, « coûte que coûte ». Pour Alexandre, il en va de la survie des artistes et des projets qu’ils et elles défendent, mais aussi du reste de la profession. Hasard du calendrier, nous discutions au moment où une décision européenne allait faire beaucoup de mal aux labels indépendants – pour faire simple, une grande partie des aides très précieuses pour la fabrication et la distribution d’un disque n’allaient plus leur être allouée. « Une catastrophe », nous dit Alexandre. Et encore, InFiné n’est peut-être pas le label le plus mal loti. Puisque cette décision va toucher toute la production indépendante française c’est, à terme, la musique disponible qui sera fortement impactée. Sans pandémie et arrêt des concerts et DJ sets, l’économie d’un disque est extrêmement fragile mais existe, en partie grâce aux aides. Sans celles-ci, beaucoup des disques du label n’aurait pas pu exister détaille-t-il. Qui dit manque de financement, dit donc nivellement par le bas des propositions : seuls les plus rentables se feront, les autres n’auront aucune chance d’exister.
Il précise : financements ou pas, InFiné les « défendraient partout quoi qu’il arrive, car ce sont des disques importants. » Tout comme la majorité du catalogue : des belles prises de risque, des coups de poker, de grandes réussites et des sorties plus confidentielles. Tout ça a, peu à peu, construit la « discothèque idéale » d’Alexandre. On parie qu’il n’est pas le seul à la trouver ainsi.
Ciel Rouge de Basile3 et InBach remixed d’Arandel sont disponibles.
À venir, Libra de Sabrina Bellaouel et Views Of A Room, de Rone.
crédit photo : Alexandre Hacpille