Enfant illégitime de la Miami Bass, la ghetto-tech roule à très grande vitesse sur nos corps et nos oreilles pour n’y laisser qu’une succession de beats fous et de paroles lubriques. Après des années au placard, elle fait un retour plus que bienvenu sur le devant de la scène. 

Vivre à grande vitesse dans le club, de préférence avec panache, sueur et brutalité : c’est tout le programme de ce genre musical qui resurgit depuis quelques années. Et c’est un vaste sujet, alors tentons de le définir, de le circonscrire à une image.

« Pour résumer », commence DJ Koyote, « la ghetto-tech est un mélange d’électro, de ghetto house et de Miami Bass, mixées frénétiquement avec des techniques issues du turntablism. » Ponte du genre, pionnier sur nos terres de ces rythmiques rugueuses et terriblement addictives pour nos bassins, DJ Koyote était LA personne à interroger sur le sujet. « Cela vient de Detroit. Le terme « ghetto-tech » a été inventé par les journalistes à la fin des années 90. » Ou, précise-t-il, par Disco D. « Le genre existe depuis le début des 90’s et s’appelait tout simplement « Booty Music » ou « Booty Bass ». La ghetto-tech vient d’une longue tradition à Detroit de jouer les disques en mélangeant plein de genres différents », et rapidement. Ville-monde, créatrice de galaxies musicales, la ville est aussi donc aussi le berceau de la ghetto. Et cela se passait à la radio, d’abord : The Electrifying Mojo et Jeff Mills aka The Wizzard ont joué leurs rôles, tout comme The New Dance Show qui a eu « une grande influence sur l’apparition de la ghetto-tech. Les DJs y jouaient des disques de Chicago house, d’électro de Detroit, de la Miami Bass, de la Techno bass, du Kraftwerk, les premiers disques de Richie Hawtin… et le public dansaient dans les studios. Tous les premiers DJs et producteurs de ghetto-tech regardaient cette émission en rentrant de l’école quand ils étaient adolescents. » Voilà qui explique une partie des origines du genre ; l’autre s’est construite dans des lieux à l’opposé des écoles et des adolescents, dans les strip clubs. DJ Koyote : « c’était la musique mixée dans les bars et les clubs de strip-tease. C’est peut-être là que la musique a été accélérée pour atteindre 150 BPM afin de faire bouger les danseuses rapidement. » 

On tient là une des principales caractéristiques du genre, un élément clé qui permet de l’identifier tout de suite : la vitesse. À égalité avec un autre élément, les paroles. Sexuelles, (très) visuelles et carrément provocantes, les lyrics de la ghetto ajoutent du sel sur une base déjà très épicée. Cela vient de « la Miami Bass et de la Ghetto House » explique DJ Koyote. Un élément qui attire l’oreille, même sans grande connaissance de l’anglais : « ass », « titres », « hoes », la liste est (très) longue. Pour Aurèle, patron du label Demi-Monde, DJ résident sur Rinse France, producteur et surtout grand amateur du genre, les paroles sont plus qu’un élément lié la ghetto-tech ; elles sont la ghetto, au même titre que le son. Il explique : « on peut dire d’un morceau d’aujourd’hui « c’est de la ghetto » parce que le monsieur est en train de raconter comment il va s’occuper d’une dame, ou bien parce que cela sonne agressif, saturé, plein de drums. Il y a une odeur de club. Il y a ces deux angles-là, qui découlent des origines – les disques Dance Mania et les lyrics ajoutés par-dessus les machines. » Paroles et son, donc. Agressifs, brutaux et frénétiquement mixés, comme nous le raconte DJ Koyote, les beats et rythmiques qui donnent la ghetto-tech nous sautent au visage et agrippent nos oreilles. On imagine donc avec quelle facilité cette musique s’est imposé dans les clubs de strips : la bande-son rugueuse et poisseuse d’une industrie en demande de sensations. 

Paroles et sons, donc. Mais aussi vitesse. Koyote : « les disques de house ou n’importe quel disque avec un bon groove pouvaient être mixés en 45 tours » au lieu de 33 tours (ou RPM) et devenir une version de la ghetto-tech. Autrement-dit : accélérer une rythmique et elle sonnera peut-être ghetto. Aurèle y voit une spécificité du disque vinyle, mais ne s’y limite pas. « Instinctivement, on peut se dire que oui, il faut de la vitesse, mais on peut jouer avec. Ce qui est cool avec les disques à 140 BPM en 45 RPM (joués en 45 tours, ndr), tu peux les mettre en 33 RPM. (33 tours, ndr) Et là, les bonnes tracks de drum machine, hyper lourdes et breakées jouées à 33 RPM, qu’est-ce que c’est ? De la ghetto-tech, mais lente. Ce sont des tracks qui vont quand même te faire froncer les sourcils. » 

« Je crois que la première fois que j’ai entendu un vrai mix de ghetto-tech c’était Ghettronics de Disco D, et à peu près en même temps « Da Bomb 3 » de DJ Godfather. » DJ Koyote remonte à ses souvenirs et à sa découverte du genre, dans les années 90 à Bordeaux. « J’étais étudiant et j’écoutais Sauvagine, une radio étudiante qui passait des mixes de DJ Funk. Ça m’avait retourné le cerveau. À l’époque, je mixais de la techno de Detroit, j’étais fan de Jeff Mills et il jouait dans ses mixes des tracks de ghetto-house comme « Run » ou « Work That Body » de DJ Funk, ou du Robert Armani aussi. Tout ça s’est recoupé et en faisant des recherches sur Napster, je suis tombé sur des tracks et des mixtapes de DJ Assault, DJ Godfather et tout est parti de là. »

De recoins d’écoute confidentiels aux débuts des 90’s aux grands clubs deux décennies plus tard, la route a été aussi rapide que ses BPM. Comment expliquer que la ghetto-tech ait été adoptée et jouée partout ? Plus qu’un autre genre de musiques électroniques, par exemple la Miami Bass ? « Il y a eu le morceau « Sandwiches » des Detroit Grand Pubahs, une sorte de morceau crossover qui est rentré dans les charts », détaille DJ Koyote. Surtout, le genre est rapidement sorti des strip clubs pour atterrir à la radio, forcément, mais dans les bags des DJs. « Au même moment, DJ Godfather et DJ Assault ont commencé à tourner en Europe et donc à faire connaître le genre à un public blanc et non-américain. » Point de départ d’une reconnaissance plus large, mais pas que – et Koyote y a mis du sien. « Avec mon collectif, on a commencé à jouer dans des bars en 2002-2003, puis à avoir des résidences au Rex et au Nouveau Casino. Pour ces soirées, on embauchait des danseuses ivoiriennes qui mettaient le feu dans le club. Elles ne faisaient pas de strip tease mais des danses assez suggestives et le public montait sur scène danser avec elles. On a joué plusieurs fois sur Radio Nova aussi. En même temps, il y avait un collectif en Belgique et un autre en Angleterre qui faisait la même chose que nous. Il y a eu comme une émulation, le genre a vraiment pris en Europe à ce moment-là. »

Et de nos jours ? C’est que le genre fait un retour assez inattendu. Loin d’être à son climax comme au milieu des années 00’s, régulièrement, des tubes ghetto-tech sont entendus en club. « Je ne sors plus beaucoup donc je ne suis pas vraiment au courant », tranche DJ Koyote. Avant de rectifier : « je suis heureux que la ghetto-tech et la ghetto house reviennent ! Mais tu vois, on parlait de groove juste avant et je trouve que les nouvelles productions, en tout cas celles que j’ai entendues, manquent de groove justement. Elles sont trop dures, trop influencés par la hard-tech ou le revival gabber peut-être. Trop linéaires. » Une version droite et clinique, faite avec les instruments d’aujourd’hui et donc bien plus précise, sans la rugosité d’antan. Un exercice de style qui touche son public mais qui ne fait pas d’ombre aux porteurs du flambeau originel. « DJ Nasty », me citent en même temps DJ Koyote et Aurèle. Ses disques sur Casa Voyager, label de Driss Bennis sont aussi très cités par les deux interviewés. Toujours sur le sol français, « Pura Pura », poursuit Aurèle, « à Montpellier : c’est un très bon producteur et bon remixer. Il va attraper une vibe de dancefloor et la coller sur une rythmique. » Côté internationaux, DJ Koyote nous cite plusieurs pointures : « DJ Maaco de Detroit In Effect qui mixe souvent en Europe. DJ Stingray aussi, même si c’est plus électro. Il y a Omar S qui a sorti l’album de Hi Tech, un duo qui fait de la ghetto-tech du futur. »

Et il y a bien sûr l’omniprésent Partiboi69. Festivals et clubs, il tourne beaucoup et fait forte impression : un mélange de décontraction travaillée, une (très lourde) dose de second degré et, il faut bien le dire, une selecta soignée et une technique souple derrière les platines. D’abord repéré sur YouTube dans une série de mixes improbables où il joue vite et fort devant des incrustations cheap – ce qu’il appelle la « Sting Zone ». Aurèle l’avait invité pour sa première à Paris fin 2019 avec Rinse : « je suis tombé par hasard sur les mixes de Partiboi69 sur YouTube, que j’ai écouté un été. Techniquement, il est bon et c’est un gros showman. » C’est le point qui coince un peu, pour certains. Où est la proposition artistique d’un DJ qui fait des acrobaties derrière les CDJ ? « Ça a plu, et dès qu’il y a du succès, il y a le revers de le médaille. Il a probablement de la naïveté chez lui, mais il ne pense pas à mal. » Une question reste : où placer la légitimité d’un DJ qui utilise la musique d’autres, en l’occurence une communauté afro-américaine, et qui en vit (plutôt) bien ? « Il a un respect immense pour Detroit In Effect », évacue Aurèle. Et probablement pour tous les pionniers de ce genre supersonique. Ce qui n’empêche pas de se poser la question : « pourquoi tant d’argent lui revient ? Peut-être qu’il pourrait en reverser à une fondation à Detroit, c’est peut-être une bonne idée. »

Question impossible on en convient : qu’est-ce qu’il plait, qui accroche l’oreille plus qu’autre chose dans la ghetto ? « Plusieurs trucs », nous répond DJ Koyote. Et sa réponse est peut-être la meilleure définition du genre. « Déjà, c’est le groove. Le fait que la ghetto-tech soit directement influencée par la Miami Bass et l’électro, avec des beats syncopés de 808, des grosses basses, ça bounce vraiment. Ensuite, le fait que le genre s’est construit sur un mélange de styles : musiques afro-américaines, électro 80’s européenne, etc., avec des morceaux de différentes époques, ça te permet vraiment de jouer ce que tu aimes et ça en fait un genre très varié, pas du tout monotone. Enfin, je dois reconnaître que les paroles salaces, le côté sexuel de la musique m’ont beaucoup plu, surtout au début. Alors qu’en France on est un peu coincé là-dessus, quand tu as 20 ans et que tu es un peu immature, le côté décomplexé venu du ghetto, la danse aussi, les pochettes des flyers et des mixtapes, toute cette ambiance ça te fait bien délirer. » Amen.