La scène, les scènes, les fêtes, les espaces de libertés, les nuits, les jours : depuis le début du confinement, on y pense un peu. Puis de plus en plus, au point de tenter de prédire l’avenir. Comment seront nos nuits ? Plus belles qu’avant, ou moroses ? Libres, folles, débridées ou bien sous cloche ? Revendicatives, fortes, intenses, ou lissées, propres ? 

L’inconnu, plus encore que l’attente, reste une source intarissable d’interrogations, de doutes, de peurs aussi. Pour faire court : comment penser l’après ? À Phonographe Corp, on a choisi de discuter. Entre nous, mais surtout avec des personnes, des acteurs d’une scène exsangue qui, malgré les livestreams et les plans d’aides gouvernementaux, ne se relèvera pas de la même façon qu’avant. Pour panser l’après, on leur donne la parole, comme nous l’avions fait ici, et puis ici. Alors, avant de mettre en ligne plusieurs enquêtes sur le sujet d’ici quelques jours, nous avons voulu publier, tel quel, un texte de Marie Dapoigny. 

Elle est responsable éditoriale à Mixmag, magazine que l’on ne présente plus. Lorsque l’on a reçu ses réponses à nos interrogations angoissées, nous nous sommes dit que sa parole, son ressenti, devait être présenté d’un seul tenant. Non pas que ses retours dénotent de ceux que nous avons récoltés durant plusieurs semaines : la même réalisation que le monde d’avant n’est plus, que les choses doivent changer et que l’on peut prendre part à une reconstruction plus saine transparaissent chez d’autres intervenants. 

Mais un souffle anime ses ressentis et ses interrogations – un souffle qui ne nous a pas laissé indifférent. 

“Une chose est sûre, il n’y aura plus de « comme avant ». Plus jamais l’insouciance, la pensée que rien ne peut arrêter la fête. Elle existera d’abord dans les interstices de la loi : dans la sphère privée, à l’extérieur, puis dans des salles à jauge réduite, timidement, progressivement, elle reprendra ses droits.

Et elle aura conscience de son immense fragilité : elle sera plus solidaire et consciente qu’il lui faut trouver les moyens d’assurer son avenir, de se protéger.

Ça ne peut se faire qu’en travaillant davantage les uns avec les autres, en s’unissant, en défendant ses droits et ses moyens d’existence : syndicats, lobby, fonds de solidarité d’urgence, appels aux dons, aux entrées, vont refaçonner notre façon de vivre la fête. En soutenant une communauté aussi précieuse que fragile, au lieu de s’en tenir à une attitude purement consumériste face à une offre toujours plus variée.

Selon l’échéance, un certain nombre de lieux risquent de devoir mettre la clef sous la porte. On pourrait donc imaginer une vague de rachats : c’est peut-être le signe que beaucoup de choses vont changer, une nouvelle génération pourrait investir et les réinventer à son image. Mais c’est aussi le risque que de gros groupes mettent la main sur le peu de lieux indépendants disponibles.

La reprise sera dans tous les cas difficile pour une industrie alternative exsangue, qui vivait déjà au jour le jour : je crains plus de précarité, moins de moyens, un appauvrissement général des employés, indépendants, artistes et intermittents et des structures pour des mois voire des années à venir. On ne récupérera jamais ce qu’on a perdu.

Mais les premiers rassemblements d’ampleur seront un bol d’air énorme pour ceux qui aiment et font vivre la fête, ces lions et ces lionnes de la nuit en cage depuis bien trop longtemps. Cette explosion de joie et de créativité restera à jamais gravée dans nos mémoires. À nous de faire en sorte que ce soit pour les bonnes raisons.

Peut-être que (le public) sera encore plus fêtard et encore plus politisé : ce n’est qu’une fois qu’on nous arrache une liberté qu’on prend conscience de sa valeur et de la nécessité d’agir pour la protéger. Je n’imagine pas en revanche qu’une personne pantouflarde par nature se transformerait en chauve-souris déchaînée post-confinement, coronavirus ou pas.

Certains, pour qui la fête est moins essentielle, auront sans doute une certaine méfiance à l’idée de se retrouver en club. Peut-être que les autres, celles et ceux qui ont un besoin vital de retrouver cette expérience, s’en sentiront d’autant plus soudés. La fracture entre les différents types de publics et de consommation de la fête pourrait s’en trouver renforcée.

La question de la réinvention traverse toute la société et toutes les industries : comme laboratoires privilégiés d’expériences sociales, les festivals, qui réinventent la réalité en créant une bulle temporaire régie par ses propres règles, sont au centre de toutes les attentions. Ils seront un bon moyen de mesurer la puissance de nos imaginaires. La question des valeurs, la durabilité, la qualité des interactions va devenir d’autant plus centrale. Le format et la temporalité sont des détails pratiques qu’il leur faudra surmonter, mais c’est sur le fond que le public va les attendre au tournant.

Ça fait très longtemps que la vente de disques ne fait plus vivre notre scène – ni les artistes, ni les labels. Les mutations sont déjà en cours vers la numérisation et celles-ci ne feront que se renforcer. En revanche beaucoup de labels étaient dépendants économiquement aux événements, peut-être qu’ils voudront chercher d’autres modèles économiques en privilégiant la rentabilité numérique de leur activité.

Difficile d’imaginer que les GAFA changent d’eux-mêmes leur mode opératoire et la rémunération des créateurs. En revanche, la responsabilisation des consommateurs pourrait évoluer et les forcer à changer. Si on commence à privilégier l’utilisation de plateformes qui rémunèrent mieux les artistes, la perte de marché les forcera à reconsidérer leur modèle. Pour le moment, le système est complètement dominé par les majors. Mais il ne faut surtout pas se limiter à faire porter le chapeau aux consommateurs : les artistes, labels et distributeurs indépendants doivent continuer leur lobby et leurs initiatives pour informer le public du poids de leurs choix de plateforme. Et nous autres médias de continuer à décortiquer ce modèle et porter la voix de celles et ceux qui les décrient et proposent des alternatives.

A-t-on besoin d’un autre Bandcamp ? C’est une bonne question. Je ne suis pas spécialement pour la démultiplication des plateformes. Mais quand je vois qu’un géant comme Spotify décide de lancer un bouton qui permet aux utilisateurs de soutenir les artistes « directement » en plus de leur abonnement, ça me semble un peu facile, voire scandaleux. Ils essaient de récupérer la faveur de l’opinion et des parts de marché sans se mouiller.

Et si au lieu de faire porter le poids de la solidarité aux consommateurs, on arrêtait de verser des dividendes à ses milliardaires d’actionnaires pour faire évoluer son système de rétribution vers un modèle plus juste, plus humain ? Toutes les industries se posent ces questions.

Peut-être que c’est ça aussi, la grande leçon du COVID – protégeons ce qui a vraiment besoin d’être protégé : les indépendants, ces actrices et acteurs de cette scène underground qui nous font rêver, qui souffrent, se voient privés de leur moyen de subsistance et ont du mal à entrevoir un avenir. Beaucoup autour de moi ne savent même pas comment ils vont passer l’été.

Mais c’est ça, la nébuleuse des étoiles de demain, ce refuge plein de sens, le laboratoire des possibles et la dose d’espoir de notre quotidien. Ne laissons surtout pas croire aux décisionnaires des sociétés cotées qu’on peut se défausser de ses responsabilités en profitant de ce climat de solidarité. C’est en haut qu’il faut exiger des comptes, et arrêter de soutenir un système qui vit de la précarité du plus grand nombre au profit d’une poignée de privilégiés.

Alors oui, achetez sur Bandcamp, visitez votre primeur, soutenez votre club et votre festival local, défendez les droits des plus démunis.

On savait déjà tout ça, mais on commence tout juste à comprendre l’intérêt d’un monde plus humain : l’espace de quelques semaines, la roue libre du capitalisme s’est arrêtée, laissant entrevoir ses réalités honteuses.”