Photo de classe : les filles, mauvaises élèves ?

Ces derniers jours, toute la microsphère de la scène house et techno parisienne est en ébullition. Il ne s’agit pas cette fois d’une interview embuée par les vapeurs d’un bain trop chaud (cf Nina Kraviz), mais cela y ressemblerait presque. Les rédacteurs de Trax Magazine ont voulu – intention louable, mais forcément amenée à en décevoir plus d’un – faire une sorte de « photo de classe » de la scène parisienne, ses disquaires, ses producteurs, ses DJ’s… Certes, parler d’avant-garde comme cela a été le cas n’était peut-être pas nécessaire (on est toujours le réac’ de quelqu’un) même s’il ne fait aucun doute que depuis quelques années, beaucoup de choses ont changé à Paris : la musique électronique a pris des sentiers plus sinueux, plus intéressants, plus excitants… avec un public qui suit ! De fait, des choses cent fois plus expérimentales ont été produites auparavant, mais on assiste quand même à un renouveau, personne n’ira le nier.

Mais le scandale ne concerne pas le panel d’artistes représentés ici, forcément limité par le format magazine et la difficulté d’organiser une telle rencontre. Vite relayé par les réseaux sociaux, le scandale en question saute pourtant aux yeux (littéralement) : sur soixante-sept personnes présentes (dont, au bas mot, 70% de barbus), on ne dénombre que deux filles, Anetha et Myako. Autant dire qu’il n’a pas fallu longtemps pour que pleuvent les accusations de machisme rétrograde à l’égard du magazine. Alors oui, clairement, Trax aurait pu creuser un peu sa sélection et panacher ce panel très masculin. Mais qui est vraiment coupable ?

« Tous coupables »

Il n’y a qu’à prendre la liste d’un arrivage chez votre disquaire préféré et compter le nombre de femmes aux manettes. Autant dire que la gente féminine n’est pas forcément portée sur ce segment de la musique dont on parle. Le magazine n’a fait qu’une photographie à un instant donné de la situation actuelle dans la scène EDM, on ne peut pas non plus leur reprocher la condition féminine de ce sous-champ culturel ultra masculinisé. Et ceux qui proposent une parité ou une discrimination positive n’ont, d’une part, peut-être pas conscience des effets pervers (« X est là, car c’est une femme, mais sinon ses prods, c’est pas dingue ») ou n’ont, d’autre part, peut-être pas compris que c’est là se voiler la face sur une pratique culturelle authentiquement sexuée. Oui, les femmes font exception. Si certaines ont réussi à s’imposer et transformer le stigmate du genre en un avatar de leur féminité derrière les platines, d’autres y ont vu une stratégie marketing qui ne fait pas vraiment avancer la cause féministe dans le monde (de la nuit) – on pense à ces mauvaises DJ’s seins nus… La question à se poser est plutôt : comment en est-on arrivé là ? Faisons un petit détour par la sociologie.

Le genre est un principe d’organisation dans la société et la différence de genre est un principe structurant du fonctionnement des institutions et des relations sociales. L’EDM est genrée, comme la majorité des pratiques culturelles et des représentations dans la société.

Il y a en réalité plein d’explications possibles ou du moins plein de plans sur lequel s’est construite la domination masculine. Celle-ci existe d’abord sous une forme objectivée dans la réalité de nos rapports sociaux, de nos pratiques, de nos préjugés. Mais cette forme objectivée n’est que la face d’une forme beaucoup plus pernicieuse, la forme incorporée. Par socialisation, nous sommes amenés à reproduire une réalité sociale qui nous a informés en quelque sorte.

Et là, autant dire que c’est pas « joli joli ». Les valeurs et représentations véhiculées par l’EDM, incorporées dans nos manières d’agir, dans nos schèmes pratiques qui constituent l’habitus, pour reprendre le concept de Bourdieu, sont essentiellement phallocentrées : en termes de représentations, le masculin, c’est la grande gueule qui se met en avant, la brutalité, le courage, l’extérieur… Et puis les filles, c’est la douceur, l’intériorité (le foyer), les sentiments… Autant de prénotions-préjugés qui sont repris comme tels et qui constituent le noyau dur des représentations quant aux rôles de sexe. Qu’est-ce que ça veut dire ? Tout simplement, cela signifie juste que ces catégories associées à un genre ou un autre n’existent  pas « en soi », comme le vert est « en soi » la couleur d’un arbre. Elles y sont associées, car la réalité sociale perpétue ces associations qui n’ont, de fait, rien de légitime si ce n’est leur existence. On parle bien de constructions sociales, celles-là mêmes que Simone de Beauvoir thématisait sous le thème de « l’éternel féminin », ces caractéristiques acquises par socialisation et naturalisées dans nos jugements sociaux (« C’est une femme, donc elle n’aime pas techno, car elle aime la douceur » ). Au final, le mécanisme est le même que celui présent dans le racisme : la naturalisation de différences construites. Mais les choses peuvent évoluer. Le fonds du problème, c’est l’éducation et les processus de socialisation différenciés à l’extrême : tant qu’on proposera des modèles genrés et reproduisant la domination d’une moitié de l’humanité sur l’autre par le biais de représentations et de valeurs interdisant une véritable autonomie et construisant un rapport social de domination, il n’y a pas à s’étonner qu’après plus de vingt ans de techno en France et dans le monde, on retrouve si peu de femmes.

Évidemment, les grands organes médiatiques et les institutions ont leur rôle à jouer et à ce jeu là on pourrait tout aussi bien dire que Trax, en faisant une photographie de la réalité sociale de la scène parisienne, entérine cette situation d’infériorité. Évidemment, les médias devront être au rendez-vous lorsque la situation évoluera pour s’en faire l’écho, pour accompagner ce changement qu’au fond, mis à part les misogynes attardés, tout le monde sur cette photo et la rédaction de Trax souhaite (du moins je l’espère). Il faudra être là et ne pas rater le coche. Et cela commence maintenant.

Le fait est que le changement ne viendra que des femmes. De la même manière que l’ouvrier, chez Marx, doit apprendre la mystification et l’aliénation dont il est victime pour acquérir une conscience de classe, c’est à vous, les femmes, de prendre les commandes, de vous imposer, de sortir de cette situation d’infériorité dont vous êtes vous aussi responsables par extériorisation de schèmes qui vous placent dans cette situation… car personne ne le fera pour vous et autant dire qu’il y a du boulot (deux filles sur soixante-sept personnes !). Mais le changement viendra aussi des hommes, car nous aussi, même avec la meilleure volonté du monde, reproduisons cette situation inégalitaire, parfois même sans le vouloir. Par exemple, aujourd’hui, entre s’occuper de ses enfants (pour certaines) et tout lâcher pour la musique, l’alternative est un peu sèche et a plus en plus de mal à passer.

Bien sûr, personne ne mettra en doute que les femmes sont déjà présentes, qu’encourager les filles à se mettre à la techno, c’est un peu fort de café quand certaines font ça depuis des années et que celles-ci ont sans aucun doute déjà bien du se battre pour s’imposer. Mais il en faut encore plus ! Et cela d’autant plus que notre génération est capable de ne pas se laisser berner par les mirages sexistes qui ont pu aveuglé nos aînés, ceux-là même situés au cœur même de notre habitus. On ne pourra pas dire que nous ne savions pas le combat qui déjà mené. Tous coupables !

D’une utopie, l’autre : le neutre comme horizon

Alors que l’EDM et particulièrement la techno proclamaient dès leurs origines une utopie égalitariste sur le dancefloor avec la fusion des individualités dans un « nous » autour de la musique, une véritable communauté de l’instant, sachons reconnaître les acquis et les limites de ces valeurs. Tolérance, respect, mixité sociale… Il faut ouvrir les yeux, ne pas se laisser berner par ces discours et faire en sorte de les mettre en pratique. Une scène parisienne où la parité serait effectivement le cas est un rêve pas si compliqué, il ne demande juste qu’à ce qu’on lui laisse la place et la possibilité d’éclore, tant du côté des femmes que du côté des hommes. Et si l’EDM a réussi à parfois être ce terrain du neutre et de la communion autour de ce qui, finalement, importe vraiment, souhaitons qu’il puisse aussi l’être en ce qui concerne les femmes. Alors, tous ensemble, nous écouterons des femmes et des hommes, et des hommes et des femmes, bref, nous écouterons l’humain faire ce qu’il fait de mieux, ce qui au fond constitue la valeur ultime, ce qui rachète tout et constitue notre passion, l’art.

FEMMES, FOUTEZ LE BORDEL !